9 mars 2023
Cour d’appel de Caen
RG n°
22/01838
AFFAIRE :N° RG 22/01838 –
N° Portalis DBVC-V-B7G-HA27
ARRÊT N°
JB.
ORIGINE : DECISION en date du 20 Juin 2022 du Tribunal paritaire des baux ruraux de CAEN
RG n° 5121000019
COUR D’APPEL DE CAEN
DEUXIEME CHAMBRE CIVILE ET COMMERCIALE
& BAUX RURAUX
ARRÊT DU 09 MARS 2023
APPELANTE :
E.A.R.L. AGEC
N° SIRET : 442 799 268
[Adresse 2]
[Adresse 2]
prise en la personne de son représentant légal
comparante en la personne de M. [H] [V], gérant associé
assistée de Me Gaël BALAVOINE, avocat au barreau de CAEN,
assistée de Me Samuel CREVEL, avocat au barreau de PARIS
INTIMES :
Monsieur [P] [X] [J]
né le 15 Décembre 1949 à [Localité 11]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
Madame [I] [K] [X] [Y] [T] épouse [J]
née le 10 Octobre 1950 à [Localité 8]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentés par Me Albane SADOT, substituée par Me Aude-Claire NOEL-WATTEL, avocats au barreau de COUTANCES
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Mme EMILY, Président de Chambre,
Mme COURTADE, Conseillère,
M. GOUARIN, Conseiller,
Rapport de Mme EMILY, Président de Chambre,
DÉBATS : A l’audience publique du 05 janvier 2023
MINISTERE PUBLIC :
Auquel l’affaire a été régulièrement communiquée.
GREFFIER : Mme LE GALL, greffier
ARRÊT prononcé publiquement le 09 mars 2023 à 14h00 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile et signé par Madame EMILY, président, et Mme LE GALL, greffier
* * *
Suivant acte sous seing privé en date du 28 août 2002, M. [W] [V] a consenti à l’EARL AGEC, entreprise constituée en 2002 ayant pour objet social la production et la commercialisation du Calvados d’AOC, dont il est associé avec son épouse et ses quatre enfants, un bail rural de neuf années à compter du 1er juillet 2002 portant sur plusieurs biens immeubles sis commune de [Localité 9], cadastrés section [Cadastre 6] pour la propriété bâtie et section [Cadastre 7], [Cadastre 6], [Cadastre 4] et [Cadastre 5] pour les propriétés non-bâties, d’une contenance totale de 01ha 63a 23ca.
Par jugement du 24 mai 2007, une procédure de liquidation judiciaire a été ouverte par le tribunal de grande instance de Paris à l’égard de M. [W] [V].
Dans le cadre de cette procédure de liquidation visant le bailleur, suivant ordonnance du 10 avril 2012, le juge-commissaire a ordonné la vente au profit de M. [P] [J] et Mme [I] [T] épouse [J] de l’ensemble immobilier dénommé ‘Ferme du pavillon’ situé à [Adresse 10] actuellement cadastré sous la section [Cadastre 7], [Cadastre 5] et [Cadastre 3].
Par lettre recommandée en date du 3 janvier 2014, l’EARL Agec, preneur à bail, a déclaré exercer son droit de préemption pour exploiter personnellement les biens cédés, au prix, charges et modalités définies.
Les époux [J] ont assigné l’EARL Agec devant le tribunal de grande instance de Caen afin de voir prononcer la nullité de la préemption et la nullité du bail rural.
Par jugement du 13 juin 2016, le tribunal de grande instance de Caen a déclaré que le bail rural consenti par M. [W] [V] à l’EARL Agec le 28 août 2002 était inopposable aux époux [J] et prononcé la nullité de la préemption exercée par l’EARL Agec.
Par acte en date des 8 décembre 2016 et 12 décembre 2016, la vente de l’ensemble mobilier ‘Ferme du pavillon’ a été régularisée au profit des époux [J].
Par ordonnance de référé du 23 mars 2017, le président du tribunal de grande instance de Caen a ordonné l’expulsion de l’EARL Agec, l’entreprise ayant quitté les lieux.
Par arrêt du 6 juillet 2021, la cour d’appel de Caen a infirmé le jugement du 13 juin 2016 du tribunal de grande instance de Caen en ce qu’il avait déclaré le bail rural conclu au profit de l’EARL Agec inopposable à M. [J].
Suivant exploits d’huissier de justice du 19 juillet 2021, l’EARL Agec a délivré aux époux [J] une sommation de quitter les lieux sous huitaine aux fins de lui permettre de retrouver la jouissance des biens immobiliers pris à bail.
Les époux [J] n’ayant pas libéré les lieux, l’EARL Agec a assigné les époux [J] devant le juge des référés du tribunal paritaire des baux ruraux de Caen aux fins de voir prononcer leur expulsion sous astreinte.
Par exploit d’huissier de justice en date du 2 septembre 2021, les époux [J] ont délivré une ‘résiliation de bail rural pour changement de destination agricole’ en application des dispositions de l’article L. 411-32 du code rural et de la pêche maritime, s’agissant des parcelles situées communes de [Localité 9] cadastrées section [Cadastre 6] et [Cadastre 4] devenues [Cadastre 3] après renumérotation du cadastre en cours de bail.
Par décision du 22 octobre 2021, le président du tribunal paritaire des baux ruraux de Caen a ordonné aux époux [J] de libérer les biens objets du bail rural du 28 août 2002 et rejeté la demande de l’EARL Agec tendant à se faire autoriser, à défaut de libération volontaire, à faire procéder à l’expulsion de M. [P] [J] et Mme [I] [T] épouse [J], ainsi que celle de tous occupants de leur chef, avec si besoin, le concours de la force publique.
Par requête en date du 13 septembre 2021, l’EARL Agec a assigné les époux [J] devant le tribunal paritaire des baux ruraux de Caen afin de voir prononcer l’annulation de l’acte de résiliation délivré le 2 septembre 2021.
Par conclusions reçues au greffe du tribunal le 14 janvier 2022, l’EARL Agec a présenté une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article L. 411-32 du code rural et de la pêche maritime.
Par jugement sur la question prioritaire de constitutionnalité en date du 20 juin 2022, le tribunal paritaire des baux ruraux de Caen a dit n’y avoir lieu à transmission à la Cour de cassation, aux fins d’une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel, de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.
Par jugement en date du 20 juin 2022, le tribunal paritaire des baux ruraux de Caen a:
– dit que la demande de sursis à statuer était sans objet ;
– débouté l’EARL Agec de sa demande d’annulation de l’acte de résiliation qui lui a été notifié le 2 septembre 2021 ;
– validé en conséquence la notification de la résiliation du bail rural actuellement en cours entre l’EARL Agec d’une part et M. et Mme [J] d’autre part ;
– débouté l’EARL Agec de sa demande d’expertise ;
– condamné l’EARL Agec à verser à M. et Mme [J] une indemnité de 2.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamné l’EARL Agec aux dépens de l’instance.
Par courrier électronique du 20 juillet 2022 adressé au greffe de la cour, l’EARL Agec a fait appel de ce jugement.
Par dernières conclusions du 10 novembre 2022, reprises oralement devant la cour, l’EARL Agec demande à la cour d’infirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré et statuant à nouveau de :
– surseoir à statuer dans l’attente de la transmission et de l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité ;
A défaut, à titre principal,
– annuler l’acte de résiliation délivré le 2 septembre 2021 par M. et Mme [J] à l’EARL Agec ;
A titre subsidiaire,
– ordonner une expertise aux frais de M. et Mme [J] pour calculer l’indemnité revenant à l’Agec à raison de la résiliation ;
En tous cas,
– condamner M. et Mme [J] à verser à l’EARL Agec la somme de 4.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
– débouter M. et Mme [J] de toutes leurs demandes, fins et prétentions.
Par dernières conclusions du 16 décembre 2022, reprises oralement devant la cour, les époux [J] demandent à la cour de confirmer en toutes ses dispositions le jugement déféré et par conséquent, de débouter l’EARL Agec de toutes ses demandes, et de la condamner à leur payer la somme de 5.000 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il est renvoyé à leurs dernières conclusions.
SUR CE, LA COUR
– Sur le sursis à statuer
Par arrêt du 26 janvier 2023, la cour a confirmé le jugement du tribunal paritaire des baux ruraux de Caen du 20 juin 2022 statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité en ce qu’il avait dit n’y avoir lieu à transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soulevée.
Il n’y a donc pas lieu de surseoir à statuer.
– Sur la demande d’annulation de l’acte de résiliation
Aux termes de l’article L411-32 du code rural et de la pêche maritime, le propriétaire peut, à tout moment, résilier le bail sur des parcelles dont la destination agricole peut être changée et qui sont situées en zone urbaine en application d’un plan local d’urbanisme ou d’un document d’urbanisme en tenant lieu.
En l’absence d’un plan local d’urbanisme ou d’un document d’urbanisme en tenant lieu, ou, lorsque existe un plan local d’urbanisme, en dehors des zones urbaines mentionnées à l’alinéa précédent, le droit de résiliation ne peut être exercé sur des parcelles en vue d’un changement de leur destination agricole qu’avec l’autorisation de l’autorité administrative.
La résiliation doit être notifiée au preneur par acte extrajudiciaire, et prend effet un an après cette notification qui doit mentionner l’engagement du propriétaire de changer ou de faire changer la destination des terrains dans le respect d’un plan local d’urbanisme ou d’un document d’urbanisme en tenant lieu, s’il en existe, au cours des trois années qui suivent la résiliation.
Lorsque l’équilibre économique de son exploitation est gravement compromis par une résiliation partielle, le preneur peut exiger que la résiliation porte sur la totalité du bien loué.
Le preneur est indemnisé du préjudice qu’il subit comme il le serait en cas d’expropriation. Il ne peut être contraint de quitter les lieux avant l’expiration de l’année culturale en cours lors du paiement de l’indemnité qui peut lui être due, ou d’une indemnité prévisionnelle fixée, à défaut d’accord entre les parties, par le président du tribunal paritaire statuant en référé.
Le 2 septembre 2021, M. et Mme [J] ont fait délivrer à L’EARL Agec une résiliation du bail rural pour changement de destination agricole.
L’EARL Agec sollicite l’annulation de l’acte de résiliation en date du 2 septembre 2021, faisant valoir le non-respect des dispositions de l’article L. 411-32 du code rural dans la mesure où la destination des biens pris à bail ne peut être changée,la reprise des parcelles bâties ne constituant pas un changement de destination, ces parcelles étant déjà destinées à une occupation à titre d’habitation et ne pouvant pas faire l’objet d’une démolition ou modification étant classées à titre de monument historique et par ailleurs, les parcelles non bâties se situant dans une zone ‘d’espace vert à conserver’ prescrit par le PLU, excluant toute construction et par conséquent tout changement de destination.
L’EARL Agec soutient en outre que l’acte de résiliation est ‘manifestement dicté par la seule volonté de tenir en échec la récente reconnaissance du bail rural par la cour d’appel et de nuire à l’EARL Agec’, et qu’il s’agit d’un abus de droit de nature à entraîner à lui seul l’annulation de l’acte de résiliation querellé.
Les époux [J] indiquent que l’acte de résiliation délivré au preneur à bail est parfaitement valable dans la mesure où les conditions de zonage et de changement de destination des lieux posées par les dispositions de l’article L. 411-32 du code rural sont réunies. Ils font ainsi valoir que les parcelles litigieuses louées sont bien situées en zone urbaine en application du PLU de la commune de [Localité 9] et que tel était le cas au moment de la délivrance de l’acte de résiliation au preneur. Ils précisent que le changement de destination envisagé n’implique pas la construction de nouveaux édifices et consistera à modifier l’affectation des bâtiments déjà construits destinés à l’ ‘exploitation agricole’ en gîtes locatifs relevant de la destination hébergement touristique, conformément aux permis de construire délivrés.
Ils soutiennent par ailleurs que l’acte de résiliation n’a pas été délivré dans l’intention de nuire à l’EARL Agec, qu’ils n’ont fait qu’user de la faculté de reprise qui leur est offerte par le code rural, que la résiliation du bail vise un preneur qui n’a jamais exploité les biens loués, le bail rural n’ayant jamais reçu de commencement d’exécution et que cette résiliation s’inscrit dans le contexte de changement de destination des biens loués.
C’est par des motifs pertinents que la cour adopte que le tribunal paritaire des baux ruraux a jugé que les conditions de l’article L411-32 du code rural et de la pêche maritime étaient remplies :
– les parcelles étant situées en zone urbaine et la parcelle [Cadastre 3] étant située en zone Ugc, zone du PLU dans laquelle sont interdites les exploitations agricoles et forestières et les entrepôts ,
– le changement de destination étant établi par le permis de construire obtenu pour deux gîtes locatifs à construire dans les anciens bâtiments agricoles, la destination ‘exploitation agricole’ étant nécessairement modifiée en destination ‘activité de services’ pour des hébergements touristiques ,
– un changement de destination n’impliquant pas nécessairement la construction de nouveaux bâtiments,
– le maire de la commune ayant dans un courrier du 2 novembre 2021 précisé que le projet des époux [J] s’inscrivait pleinement dans l’objectif fixé par le PLU de mise en valeur du patrimoine bâti par le dévelopement de l’offre de logements touristiques,
– les époux [J] ont débuté leur activité de gîtes alors que le bail leur avait été déclaré inopposable et n’ont donc pu notifier ce changement de destination qu’après l’arrêt de la cour d’appel de Caen du 6 juillet 2021 infirmant le jugement du 13 juin 2016.
Il sera relevé que le permis de construire a été obtenu après l’avis favorable de l’architecte des bâtiments de France et qu’il n’est donc pas incompatible avec le classement des bâtiments au titre des monuments historiques.
Les époux [J] indiquent qu’un seul gîte est exploitable, le second étant en cours de rénovation. Ils justifient de devis de travaux réalisés en novembre 2021 et établissent ainsi leur volonté de changer la destination des lieux donnés à bail rural.
Il ne saurait y avoir par ailleurs abus de droit alors que la réalité de l’inclusion du bien en zone urbaine et du changement de destination est établie et que, comme l’a relevé de manière pertinente le tribunal, la résiliation du bail rural pour changement de destination est délivrée à un preneur qui n’ a jamais justifié de l’exploitation des biens donnés à bail et qui a laissé ceux-ci à l’état d’abandon.
Le jugement déféré sera confirmé en ce qu’il a rejeté la demande de L’EARL Agec tendant à voir annuler l’acte de résiliation pour changement de destination du 2 septembre 2021.
– Sur la demande d’indemnisation
L’EARL Agec demande une expertise pour fixer l’indemnité d’éviction suite à la résiliation du bail.
Les époux [J] font valoir que l’EARL Agec ne verse aucune pièce permettant d’établir qu’elle exploitait effectivement les parcelles litigieuses, qu’en conséquence elle ne démontre pas avoir subi un préjudice du fait de la résiliation du bail rural et ne peut prétendre à une indemnité d’éviction.
C’est par des motifs pertinents que la cour adopte que le tribunal a jugé que L’EARL Agec n’apportait aucun élément permettant d’établir une quelconque exploitation des terres ou des bâtiments alors que les pièces communiquées et les décisions judiciaires rendues ont constaté que les lieux étaient laissés à l’abandon depuis plusieurs années, l’appelante ne s’expliquant d’ailleurs aucunement sur ce point.
Elle ne soutient pas par ailleurs avoir apporté des améliorations au fonds.
L’EARL Agec ne communique aucune nouvelle pièce justificative en cause d’appel permettant de retenir le principe de l’existence d’un préjudice du fait de la résiliation, préjudice qui n’est d’ailleurs pas explicité par l’appelante.
Dès lors, le jugement sera confirmé en ce qu’il a rejeté la demande d’expertise.
– Sur les demandes accessoires
Les dispositions du jugement déféré relatives aux frais de procédure et aux dépens, exactement appréciées, seront confirmées.
L’EARL Agec, qui succombe en ses prétentions, sera condamnée à payer aux époux [J] la somme de 2500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel, sera déboutée de sa demande formée à ce titre et sera condamnée aux dépens d’appel.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe ;
DIT n’y avoir lieu de surseoir à statuer ;
CONFIRME le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
CONDAMNE L’EARL Agec à payer aux époux [J] la somme de 2500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile en cause d’appel ;
CONDAMNE L’EARL Agec aux dépens d’appel ;
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT
N. LE GALL F. EMILY