COUR D’APPEL
DE RIOM
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
Du 23 mai 2023
N° RG 21/01298 – N° Portalis DBVU-V-B7F-FTWG
-FK- Arrêt n°
[V] [D] / [P] [S]
Jugement au fond, origine TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de Clermont-Ferrand, décision attaquée en date du 06 Avril 2021, enregistrée sous le n° 20/02656
Arrêt rendu le MARDI VINGT TROIS MAI DEUX MILLE VINGT TROIS
COMPOSITION DE LA COUR lors du délibéré :
M. Philippe VALLEIX, Président
M. Daniel ACQUARONE, Conseiller
M. François KHEITMI, magistrat honoraire exerçant les fonctions de conseiller
En présence de :
Mme Marlène BERTHET, greffier lors de l’appel des causes et du prononcé
ENTRE :
M. [V] [D]
(bénéficie d’une aide juridictionnelle Totale numéro 2021/005605 du 04/06/2021 accordée par le bureau d’aide juridictionnelle de CLERMONT-FERRAND)
[Adresse 5]
[Localité 3]
Représenté par Maître Elise BAYET de la SCP LALOY – BAYET, avocat au barreau de CUSSET/VICHY et par Maître Emilie PIGNAUD, avocat au barreau de CUSSET/VICHY
APPELANT
ET :
Mme [P] [S]
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représentée par Maître Héléna VERT de la SCP BLANC-BARBIER- VERT- REMEDEM & ASSOCIÉS, avocat au barreau de CLERMONT-FERRAND
Timbre fiscal acquitté
INTIMEE
DÉBATS :
L’affaire a été débattue à l’audience publique du 16 mars 2023, en application des dispositions de l’article 786 du code de procédure civile, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant M. VALLEIX, rapporteur.
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 23 mai 2023 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par M. VALLEIX, président et par Mme BERTHET, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSÉ DU LITIGE :
Mme [P] [S] et M. [V] [D] ont vécu maritalement d’août 2011 à août 2018.
Le 12 août 2020, Mme [S] a fait assigner M. [D] devant le tribunal judiciaire de Clermont-Ferrand, pour obtenir paiement d’une somme principale de 7 657,16 euros, au motif de l’enrichissement dont avait bénéficié selon elle M. [D], par des paiements qu’elle avait effectués pendant la vie commune.
Le tribunal, statuant par jugement contradictoire le 6 avril 2021, a condamné M. [D] à payer à Mme [S] la somme principale de 7 657,16 euros au titre d’enrichissement injustifié, outre intérêts au taux légal à compter de l’assignation, et une somme de 500 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile.
Le tribunal a énoncé, dans les motifs du jugement, que les sommes payées par Mme [S] ont servi à la création ou au développement d’une activité professionnelle indépendante exercée par M. [D], qu’elles excédaient la simple assistance entre concubins, et que l’absence d’intention libérale était établie.
M. [D], suivant une déclaration reçue au greffe de la cour le 11 juin 2021, a interjeté appel de ce jugement, dans toutes ses dispositions.
M. [D] demande à la cour de réformer le jugement, et débouter Mme [S] de toutes ses demandes.
Il fait valoir que le tribunal a commis une erreur d’appréciation, en considérant que les dépenses faites par Mme [S] se rattachaient à son activité professionnelle de traiteur : il expose qu’il n’a débuté l’exercice de cette activité qu’en février 2019, plusieurs mois après la séparation des concubins. M. [D] précise que les factures payées par Mme [S] portent sur des travaux réalisés dans leur domicile commun d’alors, pour en améliorer le confort, et qu’il s’agissait de sa part d’une contribution aux charges du couple, lequel vivait dans un logement appartenant à M. [D], qui assumait toutes les dépenses courantes. L’appelant conteste d’autre part que deux chèques de 1 000 euros chacun, établis par Mme [S] et au bénéfice pour l’un de M. [D], pour l’autre de son père, aient eu pour objet la constitution du capital de la société de M. [D] comme le soutient Mme [S] ; il affirme que le chèque qu’il a reçu correspondait au paiement d’une dette que Mme [S] avait contractée envers lui.
Mme [S] conclut à la confirmation du jugement déféré. Elle réaffirme que les trois factures de travaux ou d’achats de matériaux qu’elle a payées ont servi non à l’amélioration du domicile commun, mais à la création du local professionnel que M. [D] a fait aménager, dans le même bâtiment, pour son activité de traiteur ; qu’elle a d’ailleurs largement participé, au cours de la vie commune, aux charges quotidiennes du couple ; qu’elle a bien remis les deux chèques de 1 000 euros pour constituer le capital de la société créée par M. [D] ; et que celui-ci a reconnu sa dette à son égard, sous forme d’un message SMS.
L’ordonnance de clôture a été prononcée le 12 janvier 2023.
Il est renvoyé, pour l’exposé complet des demandes et observations des parties, à leurs dernières conclusions déposées le 30 août et le 25 octobre 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
Comme l’a rappelé le tribunal, l’article 1303 du code civil dispose qu’en dehors des cas de gestion d’affaires et de paiement de l’indu, celui qui bénéficie d’un enrichissement injustifié au détriment d’autrui doit, à celui qui s’en trouve appauvri, une indemnité égale à la moindre des deux valeurs, de l’enrichissement et de l’appauvrissement.
Dans le cas de concubinage, et faute de disposition légale en la matière, chacun des concubins est censé, à défaut de volonté exprimée sur ce point, supporter les dépenses de la vie courante qu’il a engagées ; et les juges du fond doivent apprécier si des travaux et des frais exceptionnels, réalisés et engagés par l’un des concubins dans l’immeuble appartenant à l’autre, excédent par leur ampleur sa participation normale à ces dépenses, et ne peuvent, de ce fait, être considérés comme une contrepartie des avantages dont l’auteur des travaux avait profité pendant la période du concubinage ; dans un tel cas l’intention libérale de l’auteur des travaux est exclue, et l’enrichissement de l’un et l’appauvrissement corrélatif de l’autre sont dépourvus de cause, ouvrant droit à une action de in rem verso (Cass. Civ. 1ère 24 septembre 2008, pourvoi n° 06-11.294).
Mme [S] fonde sa demande, outre les deux versements de 1 000 euros, sur le paiement de trois factures : une note d’honoraires émise le 12 avril 2018 par M. [M] [Z], architecte au [Localité 4], à hauteur de 1 860 euros (après paiement d’un acompte de 1 500 euros), pour une une « mission d’architecte limitée à l’élaboration de la demande de permis de construire en vue de l’extension et de la transformation d’un commerce à créer (espace traiteur, après changement de destination)[Adresse 6]t à [Localité 3] », travaux accomplis sur la commande de M. [D] ; une facture établie le 6 juin 2018, au nom de M. [D], par la SAS Maisonneuve Ingéniérie, pour le renforcement d’une porte d’entrée et la pose d’un châssis fixe en PVC, au prix de 2 091,96 euros ; et une facture Bricorama de 205,20 euros, établie le 5 juillet 2018 au nom du « Gourmet Auvergnat ‘ [Adresse 5] » à [Localité 3], pour une somme de 205,20 euros ayant servi à l’achat de laine de verre (pièces n° 1-1 à 4-1 de Mme [S]).
Il n’est pas contesté que Mme [S] a payé elle-même ces factures, et elle en rapporte la preuve au moyen de copies de ces chèques et de relevés de son compte de dépôt, qui mentionnent le paiement par chèque de la somme de 1 860 euros le 16 mai 2018, de celle de 1 500 euros le 20 février précédent (correspondant à l’acompte indiqué la note d’honoraires de M. [Z]), et des sommes de 2 091,96 et de 205,20 euros, acquittées elles aussi au moyen d’autres chèques le 19 juin et le 10 juillet 2018.
Les parties s’opposent sur la destination et l’utilité de ces travaux : M. [D] soutient que ces dépenses, faites pour le logement alors commun, relevaient de la participation de Mme [S] aux charges de la vie commune ; Mme [S] affirme qu’elles ont servi à l’aménagement du local professionnel, dans lequel M. [D] devait débuter l’exercice de son activité indépendante de traiteur.
Il ressort des débats et des pièces produites que du temps de la vie maritale, la résidence commune était fixée [Adresse 5] à [Localité 3], dans un bâtiment qui appartient à M. [D] ; celui-ci a créé, avec son père M. [F] [D], la SAS Le Gourmet Auvergnat, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Clermont-Ferrand le 29 juin 2018, avec un début d’activité le 19 juillet 2018, dans un établissement unique situé à [Adresse 5]. La date de ce début d’activité doit être tenue pour certaine, en l’absence de preuve contraire.
La note d’honoraires de M. [Z], explicitement établie au nom de M. T. [D] pour une mission de « demande de permis de construire en vue de l’extension et de la transformation d’un commerce à créer (espace traiteur, après changement de destination) », laisse apparaître avec certitude que les travaux accomplis par cet architecte l’ont été en vue d’un objectif purement professionnel : la création d’entreprise de M. [D], intervenue deux mois environ après la date de cette facture ; il en est de même de la facture Bricorama de 205,20 euros, émise au nom du « Gourmet Auvergnat ‘ [Adresse 5] » ; les travaux de la SAS Maisonneuve Ingéniérie, réalisés pendant la même période, se rattachent a priori à la même opération, et Mme [S] produit, insérées dans ses conclusions, des photographies du bâtiment en cause, avant et après travaux, qui ne laissent aucune équivoque sur ce point : le bâtiment dans son état premier n’était pourvu sur cette façade que d’une porte simple et étroite, fermée par un volet de bois sur la photographie, manifestement insuffisante pour accueillir la clientèle d’un commerçant ou d’un artisan ; et les ouvertures ont été transformées, de telle sorte que le public peut accéder désormais, au moyen d’une porte vitrée, au local professionnel identifié par l’enseigne « Le Gourmet Auvergnat », peinte sur la façade. Il n’est pas contestable que les travaux de la SAS Maisonneuve Ingéniérie ont participé eux aussi à la modification de ces ouvertures, dans le but exclusif de la création d’activité de M.[D].
Ces dépenses faites par Mme [S] dans l’immeuble de son concubin, dans l’intérêt de l’activité professionnelle de celui-ci, et plus précisément dans l’intérêt de la société commerciale qu’il créait et dans laquelle Mme [S] n’était pas partie, ne peuvent être considérées, par leur nature et par leur ampleur, comme une contrepartie des avantages dont Mme [S] aurait profité pendant la période du concubinage. Elles ont procuré à M.[D] un enrichissement injustifié, au détriment de Mme [S], qui justifie d’ailleurs, s’il en était besoin, de sa participation aux dépenses courantes du foyer pendant la vie commune : elle produit de nombreux relevés de son compte de dépôt pendant les années 2015 à 2018, attestant des nombreux paiements qu’elle a réalisé pour des achats courants dans des magasins de grande surface. Le paiement des trois factures en cause ne résulte donc pas d’une intention libérale, c’est à bon droit que le tribunal a reconnu le bien fondé de son action de ce chef.
Sur les deux versements de 1 000 euros : Mme [S] rapporte la preuve, au moyen de ses relevés de compte, qu’elle a émis deux chèques de ce montant le 12 juin 2018 ; elle produit la copie de ces mêmes chèques numéros 483 et 484, qu’elle a établis au bénéfice de M.[V] [D] et de M. [F] [D]. L’appelant conteste la demande formée de ce chef, en faisant valoir que son père et lui-même ont fait personnellement l’apport de leurs parts du capital dans la société qu’ils ont constituée, que le versement que Mme [S] qu’elle a opéré à son bénéfice avait pour cause le paiement d’une dette qu’elle avait envers lui, et qu’elle ne rapporte pas la preuve de sa participation dans le versement du capital social. Il produit une attestation de son père, qui témoigne qu’il a « payé la somme de 1 000 euros au mois de juin 2018, concernant la constitution de la société ».
Cependant ce témoignage écrit, s’il confirme que M. [F] [D] a effectué lui-même le versement de la somme de 1 000 euros correspondant à sa participation au capital de la société en formation, reste taisant sur l’origine de cette somme, et ne contredit pas l’affirmation de Mme [S], selon laquelle c’est elle-même qui a procuré les 1 000 euros à M. [F] [D] ; le déroulement des opérations dans le temps : émission du chèque par Mme [S] le 6 juin 2018, établissement par M. [F] [D] d’un autre chèque du même montant le 1er juin 2018 donc quelques jours auparavant, au bénéfice de la SAS Le Gourmet Auvergnat qui a commencé son activité en juillet 2018 selon l’extrait Kbis, tendent à établir la réalité de ce versement fait par Mme [S] à M. [F] [D], pour que celui-ci puisse souscrire sa part du capital social. M. [D] ne produit d’ailleurs pas les relevés de compte de son père, qui auraient permis de vérifier s’il n’a pas perçu le chèque en question.
M. [D], qui reconnaît d’autre part qu’il a perçu la seconde somme de 1 000 euros versée par Mme [S] au moyen d’un chèque, ne donne aucune précision sur la dette qu’elle aurait eue envers lui, et que ce paiement était censé éteindre ; la simultanéité des versements, l’identité des montants payés, inclinent à établir que ce versement a eu lui aussi pour objet de permettre à M. [D] de souscrire sa part du capital dans la société qu’il était en train de constituer.
Par la suite M. [D] a laissé sans réponse une lettre recommandée de mise en demeure que lui a envoyée Mme [S], et dont il a signé l’avis de réception le 26 novembre 2018, lettre dans laquelle Mme [S] lui demandait paiement de la totalité des sommes en cause, dûment détaillées, y compris le versement de 2 000 euros pour le capital social : le silence qu’il a gardé après réception de cette lettre confirme que M. [D] n’avait aucun motif de contestation à opposer à cette demande. M. [D] ne conteste pas d’ailleurs qu’il est lui-même l’auteur d’un message SMS envoyé à Mme [S] le 30 septembre (sans précision de l’année), et dans lequel, à la suite d’une relance de Mme [S], il lui a répondu : « Ton argent tu l’auras dès que je pourrai arrêter de demander à [J] ». Ce message faisait réponse à un précédent SMS de Mme [S] ainsi rédigé : « Bonjour, je viens aux nouvelles pour savoir quand tu pourras me rendre mon argent ‘ », demande qui ne peut être rattachée qu’aux versements susdits, dès lors que M. [D] ne fait état d’aucune autre dette qu’il aurait contractée pour un motif quelconque envers Mme [S]. Il apparaît donc que M. [D] a reconnu par ce message la dette, telle que détaillée dans la lettre reçue le 26 novembre 2018, y compris pour les deux sommes de 1 000 euros chacune, que Mme [S] déclarait dans sa lettre avoir versées pour la souscription du capital de la SAS Le Gourmet Auvergnat.
Ces deux versements de 1 000 euros chacun ne se rattachent pas non plus aux versements de la vie courante ; ils ont procuré un enrichissement à M. [D], en lui permettant de débuter l’exercice de son activité professionnelle, et ont causé un enrichissement sans cause pour Mme [S], qui n’avait aucune participation personnelle dans la société ; de tels versements sont exclusifs de toute intention libérale. L’action de Mme [S] est donc encore fondée sur ce dernier point.
Le jugement sera confirmé en toutes ses dispositions.
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, mis à la disposition des parties au greffe de la juridiction ;
Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant,
Condamne M. [V] [D] à payer à Mme [P] [S] une somme de 1 500 euros par application de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux dépens d’appel ;
Rejette le surplus des demandes.
Le greffier Le président