COUR D’APPEL D’AIX-EN-PROVENCE
Chambre 3-4
ARRÊT AU FOND
DU 17 MAI 2023
N°2023/102
Rôle N° RG 20/02406 – N° Portalis DBVB-V-B7E-BFTQM
Société EUROBAIL
C/
S.A.S. NICOFLO
Copie exécutoire délivrée le :
à :
Me Alexandra BOISRAME
Me Christophe BLANC
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Président du tribunal judiciaire de TOULON en date du 07 Janvier 2020 enregistré au répertoire général sous le n° 17/03839.
APPELANTE
SA EUROBAIL prise en la personne de son représentant légal en exercice, dont le siège est sis [Adresse 1]
représentée par Me Alexandra BOISRAME, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE et assistée de Me Marie-claude MARTIN KANDALA, avocat au barreau de PARIS
INTIMEE
S.A.S. NICOFLO, prise en la personne de son représentant légal en exercice, dont le siège est sis [Adresse 2]
représentée par Me Christophe BLANC, avocat au barreau de TOULON
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
En application des dispositions des articles 804 et 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 21 Mars 2023 en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président, et Madame Françoise FILLIOUX, Conseiller, chargés du rapport.
Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président, a fait un rapport oral à l’audience, avant les plaidoiries.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président
Madame Françoise PETEL, Conseiller
Madame Françoise FILLIOUX, Conseiller
Greffier lors des débats : Madame Valérie VIOLET.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 17 Mai 2023.
ARRÊT
Contradictoire
Prononcé par mise à disposition au greffe le 17 Mai 2023.
Signé par Madame Anne-Laurence CHALBOS, Président et Madame Valérie VIOLET, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
* * *
Par acte sous seing privé du 28 janvier 2014, la société Eurobail a donné à bail commercial à la société Nicoflo un local situé à [Localité 3], pour une durée de 9 années.
Le bail comportait notamment :
– une clause dérogatoire à la faculté de résiliation triennale par le preneur, stipulant l’engagement ferme par ce dernier de louer le local pour une durée de 6 ans,
– une clause stipulant une réduction du loyer pendant les 3 premières années du bail.
Se prévalant des nouvelles dispositions de la loi N°2014-626 du 18 juin 2014 interdisant les clauses faisant obstacle à la faculté de résiliation triennale, la société Nicoflo a fait délivrer à la société Eurobail par acte du 31 mai 2016 un congé pour le 31 décembre 2016.
Elle a par ailleurs retenu le paiement d’une partie du loyer du 4ème trimestre 2016 et de la taxe foncière en invoquant une compensation avec le dépôt de garantie de 37648,06 euros versé à l’entrée dans les lieux.
La société Nicoflo a restitué les clés du local par voie d’huissier le 6 décembre 2016.
La société Eurobail a saisi le président du tribunal de grande instance de Toulon qui par ordonnance de référé du 25 avril 2017 a considéré qu’il n’appartenait pas au juge des référés de statuer sur la validité du congé et a condamné la société Nicoflo à payer à la société Eurobail les sommes de 34500,63 euros avec intérêts au taux conventionnel à compter du 7 décembre 2016 et 3420,06 euros au titre de la clause pénale.
Par acte du 14 juin 2017, la société Eurobail a fait assigner la société Nicoflo devant le tribunal de grande instance de Toulon aux fins d’entendre :
– juger que le congé délivré pour le 31 décembre 2016 n’est pas valable et ne pouvait prendre effet que le 30 décembre 2019,
– condamner la société Nicoflo, vu la nouvelle location consentie le 27 avril 2017, à payer à la société Eurobail en plus des sommes déjà allouées au titre de l’ordonnance de référé:
– la somme de 49’220,22 euros augmentée des intérêts au taux conventionnel de l’article 1.7 du bail à compter de chaque échéance, correspondant aux loyers et charges du 1er janvier au 30 juin 2017,
– la somme de 80’400,56 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour perte de loyers,
– une somme de 5000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Subsidiairement,
– juger non écrites la clause de réduction de loyer de l’article 2.4.1 alinéa 2 du bail,
– condamner la société Nicoflo à payer à la société Eurobail une somme de 150’592,26 euros augmentée des intérêts de droit à compter du 1er janvier 2017,
– condamner la société Nicoflo au paiement d’une somme de 5000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux dépens.
Par jugement du 7 janvier 2020 le tribunal judiciaire de Toulon a statué comme suit :
– valide le congé du 31 mai 2016 délivré au visa de l’article L. 145 -4 du code de commerce,
– dit que la société Nicoflo doit la somme de 38’030,80 euros au titre des loyers dus au 31 décembre 2016,
– constate que la société Eurobail détient la somme de 37’648,06 euros au titre du dépôt de garantie,
– dit qu’il pourra y avoir compensation entre ces sommes,
– déboute la société Eurobail de sa demande de voir déclarer non écrite la clause de réduction de loyer de l’article 2.4.1 alinéa 2 du bail,
– dit n’y avoir lieu à exécution provisoire,
– condamne la société Eurobail à payer la somme de 1500 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile et à payer les entiers dépens.
Le tribunal a retenu à cet effet :
– que les dispositions des articles L.145-4 et L.145-15 du code de commerce tels que modifiés par la loi n°2014-626 du 18 juin 2014 dite loi Pinel ont pour effet de réputer non écrite une clause de renonciation à la faculté de résiliation au terme de la première période triennale,
– que la question se pose de l’application immédiate de ce texte aux baux commerciaux en cours, en l’absence de réponse précise fournie par le jurisprudence, et en l’état d’une réponse du ministère de l’économie publiée au journal officiel du 31 mai 2016 visant l’ordre public et préconisant une application immédiate aux baux en cours en raison notamment de la nécessité d’assurer l’égalité de traitement des preneurs et l’efficacité de la loi nouvelle,
– que bien que n’étant pas lié par l’avis ministériel, le tribunal estimait que les arguments développés dans cet avis étaient pertinents, et considérait que le congé délivré le 31 mai 2016 était conforme au droit applicable, la clause du bail portant renonciation à la faculté de résiliation au terme de la première période triennal étant réputée non écrite,
– que rien ne démontre, à la lecture du bail, que la clause relative à la réduction de loyer stipulée à l’article 2.4.1 alinéa 2 du bail était liée à celle concernant l’engagement ferme du preneur à louer pour une durée de 6 ans.
La société Eurobail a interjeté appel de cette décision le 14 février 2020.
Par conclusions déposées et notifiées le 21 février 2023, la société Eurobail demande à la cour de :
– juger l’appel formé par la société Eurobail à l’encontre du jugement rendu par le tribunal judiciaire de Toulon le 7 janvier 2020 recevable et bien fondé,
– infirmer le jugement déféré en toutes ses dispositions, en ce qu’il a validé le congé litigieux et débouté la société Eurobail de ses demandes,
et statuant à nouveau, vu les articles L.145-2, L.145-4 du code de commerce, 1347 et suivants du code civil, vu la loi Pinel du 18 juin 2014 numéro 2014-626,
– débouter la société Nicoflo de toutes ses demandes, fins et conclusions,
– juger que le congé délivré pour le 31 décembre 2016 n’est pas valable et ne pouvait prendre effet que le 30 décembre 2019,
vu la nouvelle location consentie le 27 avril 2017,
– condamner la société Nicoflo à payer à la société Eurobail en plus des sommes déjà allouées au titre de l’ordonnance de référé susmentionnée :
– la somme de 49’220,22 euros augmentée des intérêts au taux conventionnel de l’article 1.7 du bail à compter de chaque échéance, correspondant aux loyers et charges du 1er janvier au 30 juin 2017,
– la somme de 80’400,56 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour perte de loyer,
– une somme de 5000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Subsidiairement, si par impossible la cour jugeait valable congé délivré par la société Nicoflo,
– juger non écrites la clause de réduction de loyer de l’article 2.4.1 alinéa 2 du bail,
– condamner la société Nicoflo à payer à la société Eurobail :
– une somme de 150’592,26 euros augmentée des intérêts de droit à compter du 1er janvier 2017,
– une somme de 5000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
– condamner la société Nicoflo en tous les frais et dépens.
Par conclusions d’intimé adressées à la cour, déposées et notifiées le 22 décembre 2022, la société Nicoflo, représentée par son liquidateur amiable suite à sa dissolution anticipée à compter du 27 juin 2022, demande au conseiller de la mise en état de déclarer irrecevables les conclusions adressées par la société Eurobail le 15 mai 2020 et demande à la cour d’appel de confirmer le jugement rendu le 7 janvier 2020 par le tribunal judiciaire de Toulon en toutes ses dispositions, débouter la société Eurobail de l’ensemble de ses demandes, condamner la société Eurobail à verser à la société Nicoflo la somme de 5000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens.
La procédure a été clôturée le 21 février 2023.
MOTIFS :
La formation de jugement de la cour et le conseiller de la mise en état sont deux juridictions distinctes ayant chacune des pouvoirs propres.
Une partie ne peut, dans le dispositif des mêmes conclusions, formuler des demandes au conseiller de la mise en état et à la cour.
Aux termes de l’article 914 du code de procédure civile, le conseiller de la mise en état est saisi par des conclusions qui lui sont spécialement adressées.
Les conclusions d’intimé n°2 adressées à la cour (‘Plaise à la cour’) le 22 décembre 2022 par la société Nicoflo, n’ont pas saisi le conseiller de la mise en état qui n’a donc pas statué sur la recevabilité des conclusions adressées par Eurobail le 15 mai 2020.
La cour n’a par ailleurs pas à statuer sur la demande tendant à faire déclarer par le conseiller de la mise en état les conclusions de la société Eurobail irrecevables.
Sur l’application de la loi dans le temps :
Les conditions particulières du bail conclu le 28 janvier 2014 entre les parties comportent un article ‘2.3. Durée’ rédigé comme suit :
‘2.3.1. Date de prise d’effet : premier janvier deux mille quatorze
2.3.2. Echéance du bail : trente et décembre (sic) deux mille vingt deux
2.3.3. Dérogation à la faculté de résiliation triennale par le preneur : le preneur s’engage irrévocablement pour une période de six ans fermes et renonce à la faculté de résiliation triennale à l’issue de la première période triennale par dérogation à l’article L.145-4 alinéa 2 du code de commerce.’
Les mêmes conditions particulières comportent un article ‘2.4. Loyer’, stipulant que le loyer initial convenu est fixé à la somme annuelle hors charges hors taxes de 125493,56 euros et précisant :
‘toutefois et à titre exceptionnel, le preneur bénéficiera d’une remise de loyer de 50197,42 euros HT pour chacune des trois premières années de bail de telle sorte que le loyer annuel avant indexation sera de 75296,15 euros HT/HC.’
À la date de conclusion du bail, l’article L.145-4 alinéas 1 et 2 du code de commerce était rédigé comme suit :
‘La durée du contrat ne peut être inférieure à neuf ans.
Toutefois, à défaut de convention contraire, le preneur a la faculté de donner congé à l’expiration d’une période triennale, dans les formes et délais de l’article L.145-9.’
La rédaction du 2ème alinéa autorisait ainsi les parties à conclure une convention interdisant au preneur de donner congé à l’expiration d’une période triennale.
La loi n°2014-626 du 18 juin 2014 a supprimé les termes ‘à défaut de convention contraire’ de l’article L.145-4 alinéa 2 et ajouté un alinéa 3 précisant que les baux conclus pour une durée supérieure à neuf ans, les baux des locaux construits en vue d’une seule utilisation, les baux des locaux à usage exclusif de bureaux et ceux des locaux de stockage mentionnés au 3° du III de l’article 231 ter du code général des impôts peuvent comporter des stipulations contraires.’
La loi a par ailleurs modifié l’article L.145-15 qui est désormais rédigé comme suit :
‘Sont réputés non écrits, quelle qu’en soit la forme, les clauses, stipulations et arrangements qui ont pour effet de faire échec au droit de renouvellement institué par le présent chapitre ou aux dispositions des articles L.145-4, (…).’
Il en résulte qu’en application de ce texte, et hors le cas des baux particuliers prévus par l’article L.145-4 alinéa 3, la clause par laquelle le preneur renonce à la faculté de résiliation triennale prévue à l’article L.145-4 est réputée non écrite.
La société Eurobail conteste l’application des dispositions issues de la loi du 18 juin 2014 au contrat liant les parties, conclu antérieurement à leur entrée en vigueur.
Elle critique l’analyse faite dans la réponse ministérielle du 31 mai 2016, faisant valoir que la durée ferme convenue dans les baux conclus avant le loi de 2014 n’était nullement un effet légal du contrat mais une stipulation contractuelle librement adoptée par les parties en toute légalité et qu’il ne ressort du texte de la loi aucun motif d’intérêt général suffisant lié à un ordre public impérieux qui puisse justifier l’application rétroactive et immédiate du nouvel article L.145-4 aux baux en cours qui aurait pour effet de remettre en cause d’équilibre économique du contrat.
Elle soutient que l’application de l’article L.145-4 nouveau aux baux en cours porterait atteinte à la prévisibilité des effets des contrats et au principe de la liberté contractuelle, et serait contraire aux dispositions de l’article 2 du code civil aux termes duquel la loi ne dispose que pour l’avenir et n’a point d’effet rétroactif, à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui reconnaît une valeur constitutionnelle au principe de liberté contractuelle, à l’article 1er du protocole n°1 de la Convention européenne des droits de l’Homme, protégeant le droit de propriété.
S’il se déduit de l’article 2 du code civil que sauf dispositions particulières, les contrats en cours à la date d’entrée en vigueur de la loi nouvelle restent régis jusqu’à leur terme par la loi sous l’empire de laquelle ils ont été conclus, il résulte d’une jurisprudence constante que la loi nouvelle régit immédiatement les effets des situations juridiques non définitivement réalisées ayant pris naissance avant son entrée en vigueur, non en vertu d’un contrat mais en vertu de la loi.
Le droit du preneur de résilier le contrat à l’expiration d’une période triennale, qui trouve sa source dans la loi, est régi par la loi nouvelle lorsque la période triennale arrive à échéance postérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi.
La loi est intervenue dans une matière statutaire relevant de l’ordre public économique, traduisant la volonté impérieuse et légitime du législateur de la protection de la partie qui s’oblige, justifiant son application immédiate aux baux en cours.
Le jugement sera en conséquence confirmé sur ce point.
Sur la demande subsidiaire du bailleur :
La société Eurobail affirme que la réduction de loyer n’a été consentie qu’en contrepartie de l’engagement ferme de la société Nicoflo de poursuivre le bail pendant une durée minimum de 6 ans.
C’est cependant à juste titre que le premier juge a retenu qu’à la lecture du bail, rien ne permettait d’établir un lien entre la clause de réduction de loyer stipulée à l’article 2.4.1. et la clause de renonciation du preneur à la faculté de résiliation triennale.
Le jugement sera également confirmé sur ce point.
Sur le compte entre les parties :
Il résulte des explications des parties concordantes sur ce point que la société Nicoflo reste redevable de la somme de 38030, 80 euros au titre de l’arriéré locatif au 31 décembre 2016 augmenté de la clause pénale et des dépens du référé, tandis que la société Eurobail détient une somme de 37648,06 euros au titre du dépôt de garantie.
Le jugement sera confirmé en ce qu’il a ordonné la compensation entre ces deux sommes.
Partie succombante, la société Eurobail sera condamnée aux dépens d’appel ainsi qu’au paiement d’une indemnité de 2000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
La cour, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement,
Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
Déboute la société Eurobail de ses demandes,
Condamne la société Eurobail a payer à la société Nicoflo la somme de 2000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Eurobail aux dépens.
LE GREFFIER LE PRESIDENT