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La reproduction de la caractéristique distinctive d’un fromage (Morbier) qu’est la raie centrale de couleur sombre alliée à la reprise de l’ensemble des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine constitue bien l’évocation de la dénomination Morbier en ce que le consommateur est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, le fromage d’appellation d’origine Morbier.
Le fabricant du fromage Montboissié a été condamné à 50 000 euros de dommages et intérêts pour atteinte à l’AOP Morbier.
L’atteinte à l’appellation d’origine Morbier au sens de l’article 13, paragraphe 1 d) des règlements européens est ainsi caractérisée ce quand bien même, avant la délimitation de l’appellation d’origine contrôlée Morbier en l’an 2000, de nombreux producteurs situés à la fois dans et en dehors de l’aire géographique définie dans le décret du 22 décembre 2000 délimitant l’appellation d’origine, dont la société Fromagère du Livradois depuis 1979, ont produit des fromages ‘Morbier’, ceux situés en dehors de l’aire géographique ayant dû cesser d’utiliser la dénomination ‘Morbier’ après le 1er juillet 2007 tout en continuant à fabriquer le même fromage comportant notamment la raie centrale de couleur foncée qu’ils commercialisent désormais sous un nom différent.
La protection des productions traditionnelles ‘possédant des caractéristiques spécifiques liées à leur origine géographique’ constitue l’objectif ultime de la réglementation en matière d’AOP et d’IGP. La protection accordée à ces mentions n’est qu’un instrument au service de cet objectif et son étendue doit, dès lors, être interprétée à la lumière de celui-ci.
L’article 13, paragraphe 1, sous a) à d) des règlements n°510/2006 et 1151/2012 prévoit une protection à large spectre, qui vise, d’une part, l’utilisation, l’usurpation et l’évocation de la dénomination protégée et, plus généralement, toute pratique parasitaire visant à profiter de la réputation de cette dénomination par association avec celle-ci, et, d’autre part, tout comportement susceptible de créer un risque de confusion entre les produits bénéficiant d’une telle dénomination et des produits conventionnels.
Il vise à empêcher qu’il soit fait un usage abusif des indications géographiques protégées, et ce non seulement dans l’intérêt des acheteurs, mais aussi dans l’intérêt des producteurs qui ont consenti des efforts pour garantir les qualités attendues des produits portant légalement de telles indications.
L’AOP n’a pas vocation à couvrir les caractéristiques du produit telles que précisées dans le cahier des charges d’un produit couvert par une dénomination enregistrée ainsi que le rappelle la CJUE au point 36 de l’arrêt du 17 décembre 2020. Il n’en demeure pas moins que les AOP sont protégées en tant qu’elles désignent un produit qui présente certaines qualités ou certaines caractéristiques, l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés (point 37 de l’arrêt précité).
Le fait que la protection de l’article 13 des règlements européens précités porte avant tout sur la dénomination et ne protège pas expressément les caractéristiques du cahier des charges, n’exclut pas que leur reprise puisse dans certains cas, constituer une pratique de nature à induire le consommateur en erreur.
La CJUE a en effet précisé dans son arrêt du 17 décembre 2020 que ‘s’agissant de la question de savoir si la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée peut constituer une pratique prohibée par les articles 13, paragraphe 1, sous d), respectifs des règlements n°510/2006 et 1151/2012, il convient d’observer que, certes, ainsi que l’ont fait valoir la société Fromagère du Livradois et la Commission européenne, la protection prévue par ces dispositions a pour objet, selon les termes mêmes de ces dernières, la dénomination enregistrée et non le produit couvert par celle-ci.
Il en découle que cette protection n’a pas pour objet d’interdire, notamment, l’utilisation des techniques de fabrication ou la reproduction d’une ou de plusieurs caractéristiques indiquées dans le cahier des charges d’un produit couvert par une dénomination enregistrée, au motif qu’elles figurent dans ce cahier des charges, pour faire un autre produit non couvert par l’enregistrement.
Néanmoins, une AOP est, aux termes de l’article 5, paragraphe 1, sous a) et b), du règlement n° 1151/2012, qui reprend en substance le libellé de l ‘ article 2, paragraphe 1, sous a) et b), du règlement n° 510/2006, une dénomination qui identifie un produit comme étant originaire d’un lieu déterminé, d’une région ou, dans des cas exceptionnels, d’un pays, dont les qualités ou les caractéristiques sont dues essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains.
Les AOP sont donc protégées en tant qu’elles désignent un produit qui présente certaines qualités ou certaines caractéristiques. Ainsi, l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés.
Dès lors, eu égard au caractère non limitatif de l’expression « toute autre pratique » figurant aux articles 13, paragraphe 1, sous d), respectifs des règlements n° 510/2006 et 1151/2012, il ne saurait être exclu que la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée, sans que cette dénomination figure ni sur le produit en cause ni sur son emballage, puisse entrer dans le champ d’application de ces dispositions. Tel sera le cas si cette reproduction est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit en cause.» (points 36, 37 et 38).
Pour savoir si la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée, sans que cette dénomination figure ni sur le produit en cause ni sur son emballage, est susceptible d’entrer dans le champ d’application des articles 13, paragraphe 1, sous d) des règlements précités, il convient de se référer à la perception d’un consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé et de tenir compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce, y compris des modalités de présentation au public et de commercialisation des produits en question et du contexte factuel (point 39 de l’arrêt de la CJUE).
Dans une affaire concernant l’interprétation de l’article 13, paragraphe 1, sous b) des règlements précités, la CJUE a dit pour droit (arrêt du 2 mai 2019 Aff C-614/17) que ‘la notion de consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à la perception duquel la juridiction nationale doit s’attacher pour déterminer l’existence d’une « évocation », au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement n°510/2006, doit être comprise comme faisant référence aux consommateurs européens, y compris aux consommateurs de l’État membre dans lequel est fabriqué le produit qui donne lieu à l’évocation de la dénomination protégée ou auquel cette dénomination est géographiquement liée, et dans lequel il est majoritairement consommé’.
La CJUE précise au point 48 de son arrêt que ‘si la protection effective et uniforme des dénominations enregistrées exige de ne pas tenir compte des circonstances susceptibles d’exclure l’existence d’une évocation pour les seuls consommateurs d’un Etat membre, cette exigence ne requiert pas qu’une évocation appréciée par rapport aux consommateurs d’un seul Etat membre soit insuffisante pour déclencher la protection prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement 510/2006″ (cf également point 64 de l’arrêt de la CJUE du 9 septembre 2021 C-783/19).
La raie sombre centrale horizontale figurant au centre du fromage AOP Morbier figure certes au cahier des charges homologué par le décret n° 2011-441 du 20 avril 2011 mais ne remplit pas pour autant une fonction technique ni ne découle du processus de fabrication du fromage d’appellation d’origine, la technique de fabrication du Morbier qui avait lieu à l’origine en deux fois, le producteur utilisant alors une couche de suie entre les deux traites pour probablement éviter une couche de moisissure mal contrôlée, n’est plus en application depuis de nombreuses années, la raie centrale étant néanmoins conservée comme un signe de reconnaissance.
A cet égard, est inopérant l’argument de la société Fromagère du Livradois selon lequel de nombreux producteurs de fromages utiliseraient cette caractéristique de la raie sombre. En effet, outre que pour certains d’entre eux la présence d’une telle ligne est due à l’aromatisation du produit à la truffe, aux herbes …, d’autres produits se distinguent clairement du Morbier par leur forme ou leur texture, et si tel n’est pas le cas, les commentaires les comparent au fromage Morbier ainsi qu’il ressort notamment des articles consacrés au fromage anglais ‘Ashcombe cheese’.
De même, la circonstance que certains industriels ont utilisé depuis les années 1960 la dénomination Morbier et les caractéristiques de ce fromage telle la ligne sombre pour commercialiser un fromage frais produit à proximité de sa région d’origine, est indifférente, la notoriété du fromage Morbier restant attachée au produit traditionnel affiné fabriqué dans un terroir, la dénomination Morbier n’étant pas devenue le nom commun d’un type de fromage ainsi que l’a décidé le Conseil d’Etat dans sa décision en date du 5 novembre 2003 rejetant la demande d’annulation du décret du 22 décembre 2000 relatif à l’appellation d’origine Morbier.
Il apparaît en outre des sondages versés au débat et notamment celui réalisé par la société Occurrence au mois de mars 2020 (pièce 11 Syndicat), auprès de 1200 personnes réparties sur trois Etats européens, France (600), Allemagne (300) et Pays-bas (300), que si seulement 4 % des personnes interrogées dont la moitié sont d’origine française, citent spontanément le ‘Morbier’ comme fromage d’appellation d’origine protégée, cette appellation d’origine est toutefois connue d’une majorité d’entre eux (63%) lorsqu’elle est expressément citée parmi d’autres dans la question, et est identifiée parmi plusieurs images de fromages par 51% des répondants ; enfin sur les 57% des répondants qui ont cité un élément visuel de reconnaissance du fromage Morbier, 47 % disent reconnaître le fromage ‘Morbier’ à la ligne sombre centrale.
Selon le sondage Ifop (pièce 66 Fromagère du Livradois) réalisé entre le 2 et 18 février 2022 parmi 6542 consommateurs européens répartis sur 9 pays (Allemagne 15,4%, France 15,4%, Italie 15,4%, Espagne 11,6%, Pologne 11,6%, Pays-Bas 7,7%, Grèce 7,7%, Suède 7,7% et Portugal 7,7%), à qui est montrée une photographie du seul fromage d’appellation d’origine Morbier, sans étiquette, issue du site officiel fromage-morbier.com, 81% des répondants ne connaissant pas le pays d’origine de ce fromage et 89% d’entre eux n’en connaissent pas le nom, étant relevé avec le Syndicat que dans ce sondage, le détail des réponses par nationalité n’est pas communiqué et ne permet pas d’apprécier la pertinence des réponses pour le consommateur européen représentatif notamment le consommateur français ou des pays limitrophes.
L’étude du 30 mai 2022 réalisée à la demande du Syndicat exclusivement auprès de consommateurs français (1001) à qui a été présentée la même photographie que celle de l’étude Ifop, montre que les personnes interrogées répondent majoritairement (75% ou 748 personnes) connaître ce fromage et, parmi eux, 73% ou 544 personnes le désignent sous le nom de Morbier, 92% de ces derniers (500 personnes) l’ayant reconnu grâce à la bande/ligne du milieu.
Il ressort de ce qui précède que pour les consommateurs européens tels que définis par la jurisprudence ci-avant rappelée de la CJUE qui connaissent l’appellation d’origine Morbier, l’existence d’une évocation pouvant être appréciée par rapport aux consommateurs de quelques Etats membres voire d’un seul, la raie centrale de couleur foncée est un élément qui permet de reconnaître ce fromage d’appellation d’origine pour environ la moitié d’entre eux.
En conséquence, le trait bleu horizontal évoque pour un consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine « Morbier ».
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 2
ARRÊT DU 18 NOVEMBRE 2022
Numéro d’inscription au répertoire général : n° RG 21/16539 – n° Portalis 35L7-V-B7F-CELGM
sur renvoi après cassation, par arrêt de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de Cassation rendu le 14 avril 2021 (pourvoi n°U 17-25.822), d’un arrêt du pôle 5 chambre 2 de la Cour d’appel de PARIS rendu le 16 juin 2017 (RG n°16/11371) sur appel d’un jugement de la 3ème chambre 4ème section du Tribunal de grande instance de PARIS du 14 avril 2016 (RG n°13/13650)
DEMANDEUR A LA SAISINE
SYNDICAT INTERPROFESSIONNEL DE DEFENSE DU FROMAGE MORBIER, agissant en la personne de son président domicilié en cette qualité au siège situé
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représenté par Me Frédéric INGOLD de la SELARL INGOLD & THOMAS, avocat au barreau de PARIS, toque B 1055
Assisté de Me Delphine BRUNET-STOCLET plaidant pour la SELARL SCHMIDT – BRUNET – LITZLER, avocate au barreau de PARIS, toque L 183
DEFENDERESSE A LA SAISINE
S.A.S. FROMAGERE DU LIVRADOIS, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège social situé
[Adresse 6]
[Localité 3]
Représentée par Me Matthieu BOCCON-GIBOD de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque C 2477
Assistée de Me Jean-Daniel BOUHENIC plaidant pour la SCP DEPREZ – GUIGNOT & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, toque P 221, Me Catherine JANKOWSKI plaidant pour la SCP DEPREZ – GUIGNOT & ASSOCIES, avocate au barreau de PARIS, toque P 221
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 7 septembre 2022, en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Agnès MARCADE, Conseillère, chargée d’instruire l’affaire, laquelle a préalablement été entendue en son rapport
Mme Agnès MARCADE a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Mme Agnès MARCADE, Conseillère, Faisant Fonction de Présidente, désignée en remplacement de Mme Véronique RENARD, Présidente, empêchée
Mme Françoise BARUTEL, Conseillère, désignée en remplacement de Mme Laurence LEHMANN, Conseillère, empêchée
Mme Déborah BOHEE, Conseillère, désignée pour compléter la Cour
Greffière lors des débats : Mme Pauline ROBERT, directrice de greffe des services judiciaires
ARRET :
Contradictoire
Par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
Signé par Mme Agnès MARCADE, Conseillère, Faisant Fonction de Présidente, en remplacement de Mme Véronique RENARD, Présidente, empêchée, et par Mme Carole TREJAUT, Greffière, présente lors de la mise à disposition.
Vu le jugement contradictoire rendu le 14 avril 2016 par le tribunal de grande instance de Paris,
Vu l’arrêt de la cour d’appel de Paris en date du 16 juin 2017,
Vu l’arrêt de la Cour de cassation en date du 19 juin 2019 posant une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne,
Vu l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 17 décembre 2020,
Vu l’arrêt de cassation partielle rendu par la Cour de cassation du 14 avril 2021,
Vu la déclaration de saisine du syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier en date du 14 septembre 2021,
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 1er septembre 2022 par le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier, demanderesse à la saisine,
Vu les dernières conclusions remises au greffe et notifiées par voie électronique le 12 août 2022 par la société Fromagère du Livradois, défendresse à la saisine,
Vu l’ordonnance de clôture du 1er septembre 2022.
SUR CE, LA COUR,
Il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, au jugement entrepris, aux décisions subséquentes et aux écritures précédemment visées des parties.
La société Fromagère du Livradois, créée en 1971 à [Localité 5] dans le Puy dc Dôme, fabrique et commercialise des fromages au lait de vache ou de chèvre dont certains bénéficient d’une appellation d’origine protégée (AOP), d’autres sont des spécialités d’Auvergne. Depuis 1979, elle fabriquait du Morbier, lequel présentait l’ensemble des caractéristiques de ce fromage et notamment une raie centrale horizontale de couleur sombre.
Par décret du 22 décembre 2000, le Morbier a bénéficié d’une appellation d’origine contrôlée (AOC) « Morbier » et ont été définies, d’une part, la zone géographique de référence (article 2) et, d’autre part, les conditions nécessaires pour prétendre à l’appellation d’origine.
Le décret précisait que les entreprises situées hors de la zone géographique de référence, recensées par l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) qui avaient produit et commercialisé des fromages sous le nom Morbier de façon continue, pouvaient continuer d’utiliser ce nom dans les conditions actuelles sans la mention « AOC » jusqu’à l’expiration d’un délai de cinq ans suivant la publication de l’enregistrement de l’appellation d’origine ‘Morbier’ à titre d’Appellation d’Origine Protégée (AOP) par la Commission des communautés européennes, conformément au règlement n°2081/92.
L’enregistrement de l’AOP est intervenu le 10 juillet 2002.
Par arrêtés des 13 septembre 2002 et 23 janvier 2004, la société Fromagère du Livradois a été autorisée à utiliser le terme ‘Montagne’ pour commercialiser les fromages Morbier et par courrier du 17 octobre 2005 de l’lNAO à utiliser le nom ‘Morbier’ sans la mention ‘AOC’ jusqu’au 11 juillet 2007.
A compter de cette date, la société Fromagère du Livradois a substitué à l’appelIation ‘Morbier’ celle de ‘Montboissié du Haut Livradois’.
Par une décision du 18 juillet 2007, l’INAO a reconnu le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier (le Syndicat) comme organisme de défense pour la protection du Morbier, habilité notamment pour agir en contrefaçon.
Le 7 février 2013, le Syndicat a obtenu l’autorisation par le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand, de faire constater par deux huissiers de justice la fabrication, la détention, la vente en France ou l’exportation de fromages et conditionnés de quelques façons que ce soit, sur lesquels figurent le mot Morbier associé ou non dans Morbier du Haut Livradois Morbier of High Livradois ainsi que les mots Montboissié ou Montboissier ainsi que l’utilisation de marques déceptives. Aux termes de cette ordonnance, les opérations pouvaient être effectuées dans les locaux de la société Fromagère du Livradois situés à [Localité 5], ainsi que dans un établissement situé à [Localité 7].
Le 15 fevrier 2013, le Syndicat a obtenu du tribunal de grande instance d’Aurillac, une ordonnance similaire visant l’établissement de la société Fromagère du Livradois situé à [Localité 4].
Ces ordonnances ont donné lieu à des procès-verbaux dressés le 5 mars 2013 par trois huissiers qui se sont rendus simultanément dans les trois établissements précités.
Par acte du 22 août 2013, le Syndicat a fait assigner la société Fromagère du Livradois devant le tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire, de Paris, en sollicitant notamment qu’il lui soit fait interdiction de toute utilisation commerciale directe ou indirecte de la dénomination Morbier ainsi que de la raie noire séparant deux parties du fromage.
Par jugement contradictoire en date du 14 avril 2016, le tribunal de grande instance de Paris a :
— annulé les trois procès-verbaux réalisés le 5 mars 2013 à [Localité 5], [Localité 7] et [Localité 4] par huissier de justice dans le cadre d’ordonnances sur requêtes obtenues sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile,
— débouté le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier de l’intégralité de ses demandes,
— débouté la société Fromagère du Livradois de sa demande reconventionnelle en procédure abusive,
— condamné le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier à payer à la société Fromagère du Livradois la somme de 4.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.
Par arrêt en date du 16 juin 2017, la cour d’appel de Paris a confirmé le jugement sauf en ce qu’il a débouté la société Fromagère du Livradois de sa demande pour procédure abusive et a condamné le Syndicat à payer à la société Fromagère du Livradois la somme de 10.000 euros pour procédure abusive.
Par un arrêt du 19 juin 2019, la Cour de cessation a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (la CJUE) d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation des articles 13, paragraphe l, du règlement (CE) n° 510/2006 du Conseil, du 20 mars 2006, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, et du règlement (UE) n° 1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012, relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires.
La CJUE a répondu à la question préjudicielle par un arrêt du 17 décembre 2020 (C-490/19).
Par arrêt du 14 avril 2021, la Cour de cassation (chambre commerciale) a cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 16 juin 2017 sauf en ce que, confirmant le jugement, il annule les trois procès-verbaux réalisés le 5 mars 2013 à [Localité 5], [Localité 7] et [Localité 4] par huissier de justice dans le cadre d’ordonnances sur requête obtenues sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile et remet, sauf sur ces points, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée.
La Cour de cassation a cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel de Paris aux visas des articles 13, paragraphe 1, du règlement (CE) n°510/2006 du Conseil, du 20 mars 2006, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, et du règlement (UE) n°1152/2012 du Parlement Européen et du Conseil du 21 novembre 2012, relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires, aux motifs que :
14. Aux termes de ces textes, « Les dénominations enregistrées sont protégées contre toute :
a) utilisation commerciale directe ou indirecte d’une dénomination enregistrée pour des produits non couverts par l’enregistrement, dans la mesure où ces produits sont comparables à ceux enregistrés sous cette dénomination ou dans la mesure où cette utilisation permet de profiter de la réputation de la dénomination protégée ;
b) usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable du produit est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite ou accompagnée d’une expression telle que « genre », « type », « méthode », « façon », « imitation », ou d’une expression similaire ;
c) autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités substantielles du produit figurant sur le conditionnement ou l’emballage, sur la publicité ou sur des documents afférents au produit concerné, ainsi que contre l’utilisation pour le conditionnement d’un récipient de nature à créer une impression erronée sur l’origine ;
d) autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. »
15. Répondant à la question préjudicielle précitée, la CJUE (arrêt du 17 12 2020), après avoir souligné que les AOP sont protégées en tant qu’elles désignent un produit qui présente certaines qualités ou certaines caractéristiques et que l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés (point 37), a dit pour droit :
« Les articles 13, paragraphe 1, respectifs du règlement (CE) n° 510/2006 du Conseil, du 20 mars 2006, relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d’origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, et du règlement (UE) n°1151/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 21 novembre 2012, relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires, doivent être interprétés en ce sens qu’ils n’interdisent pas uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée.
Les articles 13, paragraphe 1, sous d), respectifs des règlements n°510/2006 et 1151/2012 doivent être interprétés en ce sens qu’ils interdisent la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée. Il y a lieu d’apprécier si ladite reproduction peut induire le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en erreur, en tenant compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce. »
16. Pour rejeter les demandes du syndicat, l’arrêt énonce que la réglementation sur les AOP ne vise pas à protéger l’apparence d’un produit ou ses caractéristiques décrites dans le cahier des charges, mais sa dénomination, de sorte qu’elle n’interdit pas la fabrication d’un produit selon les mêmes techniques que celles définies dans les normes applicables à l’indication géographique et qu’en l’absence de droit privatif, la reprise de l’apparence d’un produit n’est pas fautive mais relève de la liberté du commerce et de la libre concurrence. Il constate que les caractéristiques invoquées par le syndicat relèvent d’une tradition historique et ont été mises en ‘uvre par la société Fromagère en 1979, avant même l’obtention de l’AOP « Morbier», et qu’elles ne reposent pas sur des caractéristiques que le syndicat ou ses membres auraient réalisées. Il relève en outre que le trait bleu horizontal est une technique ancestrale qui se retrouve dans d’autres fromages. Il retient que les deux fromages ne sauraient être assimilés par la caractéristique du charbon végétal puisque depuis plusieurs années la société Fromagère l’a remplacé par du polyphénol de raisin et qu’il existe d’autres différences notamment en ce que le Montboissié utilise du lait pasteurisé et le Morbier du lait cru, caractéristique essentielle dès lors que le public auquel est destiné le Montboissié est celui des cantines et des hôpitaux. Il en déduit que le syndicat tente d’étendre la protection dont bénéficie la dénomination « Morbier » dans un intérêt commercial illégitime et contraire au principe de la libre concurrence.
17. En se déterminant ainsi, alors qu’une AOP n’est pas protégée uniquement contre l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée mais aussi contre la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant le produit couvert par la dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par l’AOP, la cour d’appel, qui n’a pas recherché si le trait bleu horizontal ne constituait pas une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage « Morbier » et, dans l’affirmative, si sa reproduction, combinée avec tous les facteurs pertinents de l’espèce, n’était pas susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit commercialisé sous la dénomination « Montboissié», a privé sa décision de base légale.
Le Syndicat a saisi la cour de renvoi et par ses dernières conclusions demande à la cour de :
— infirmer le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 14 avril 2016 en ce qu’il :
— l’a débouté de l’intégralité de ses demandes,
— l’a condamné à payer à la société Fromagère du Livradois la somme de 4 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
— l’a condamné aux entiers dépens,
— confirmer le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 14 avril 2016 en ce qu’il a débouté la société Fromagère du Livradois de sa demande reconventionnelle en procédure abusive,
Et, statuant à nouveau,
— juger qu’en fabriquant et en offrant à la vente un fromage commercialisé sous la dénomination «Montboissié» reproduisant les caractéristiques du fromage AOP «Morbier», en particulier la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage Morbier, la société Fromagère du Livradois a porté atteinte à l’AOP « Morbier », son fromage sous cette forme et apparence étant susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à sa véritable origine,
— interdire en conséquence à la société Fromagère du Livradois toute infraction aux dispositions protectrices du Règlement (UE) 1151/2012 et en particulier toute utilisation commerciale directe ou indirecte de la dénomination de l’AOP Morbier pour des produits qu’elle ne couvre pas, toute usurpation, imitation ou évocation de l’AOP Morbier, toute autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités essentielles du produit par quelque moyen que ce soit qui serait de nature à créer une impression erronée sur l’origine du produit, toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, et spécialement toute utilisation d’une raie sombre horizontale séparant deux parties du fromage,
— condamner la société Fromagère du Livradois à lui payer la somme de 90.000 euros de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral,
— condamner la société Fromagère du Livradois à lui payer la somme forfaitaire de 137.800 euros au titre des dommages et intérêts en réparation de son préjudice économique,
— ordonner la publication de la décision à intervenir par extraits dans un maximum de 3 supports de presse, de son choix,
— condamner la société Fromagère du Livradois à supporter, dans la limite de 30.000 euros hors taxes par publication, le prix de cette publication dans les périodiques qu’il choisira,
— condamner la société Fromagère du Livradois à lui payer au Syndicat la somme de 131.904 euros en vertu des articles 639 et 700 du code de procédure civile,
— débouter la société Fromagère du Livradois de toutes ses demandes,
— condamner la société Fromagère du Livradois aux entiers dépens en application des dispositions de l’article 699 du code de procédure civile, ainsi qu’au remboursement des frais d’huissier qui seront engagés pour signifier la décision à intervenir.
Par ses dernières conclusions, la société Fromagère du Livradois demande à la cour de :
A titre principal :
— confirmer le jugement entrepris en ce qu’il a débouté le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier de l’intégralité de ses demandes, fins et prétentions et condamné le syndicat Interprofessionnel de défense du fromage Morbier aux dépens de première instance ainsi qu’à payer à la société Fromagère du Livradois, la somme de 4.000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
— juger qu’il n’est pas établi que la fabrication et la commercialisation par elle du fromage au lait pasteurisé qu’elle produit en Auvergne depuis 1979 et qu’elle commercialise depuis 2007 sous le nom Montboissié du Haut Livradois, serait de nature à induire en erreur le consommateur moyen européen, normalement informé, raisonnablement avisé et attentif sur son origine ou à porter atteinte à la dénomination protégée Morbier et que le Syndicat échoue à démontrer un comportement fautif imputable à la société Fromagère du Livradois ;
— infirmer le jugement entrepris, mais seulement en ce qu’il l’a déboutée de ses demandes reconventionnelles ;
— et statuant à nouveau, condamner le syndicat interprofessionnel de défense du Fromage Morbier à lui payer une indemnité de 50.000 euros au titre de la procédure abusive et du préjudice moral subi par elle ;
A titre subsidiaire :
— débouter le syndicat Interprofessionnel de défense du fromage Morbier de l’intégralité de ses demandes d’interdiction générales et imprécises, de ses demandes de publication judiciaire vexatoires et de ses demandes indemnitaires ou les ramener à de plus justes proportions ;
En tout état de cause :
— condamner le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier à lui payer une indemnité de 100.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’en vertu des articles 639 et 699 du code de procédure civile, aux entiers dépens de la procédure, en ce inclus les frais d’huissier qui seront engagés pour signifier l’arrêt à intervenir.
La première question posée à la cour est de savoir si le trait bleu horizontal constitue une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine « Morbier ».
Le Syndicat fait en effet valoir qu’il s’oppose seulement à ce que le fromage litigieux ‘Montboissié’, qui reproduit déjà toutes les caractéristiques visuelles du fromage AOP Morbier reproduise également sa raie sombre centrale et horizontale, caractéristique distinctive de référence purement ornementale, ne remplissant aucune fonction technique et n’étant nullement imposée par la méthode de fabrication de ce fromage d’appellation d’origine.
Il précise que la reprise des éléments visuels d’un produit couvert par une AOP est interdite si elle porte sur un élément « caractérisant une AOP » et si « cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par cette dénomination enregistrée ». Il ajoute qu’en fabriquant et en offrant à la vente un fromage reproduisant l’apparence du fromage couvert par l’AOP Morbier, en particulier la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage AOP « Morbier », la société Fromagère du Livradois a porté atteinte à cette AOP, laquelle est protégée, en application des articles 13 des règlements (CE) n°510/2006 du 20 mars 2006 et (UE) n°1151/2012 du 21 novembre 2012 et de l’article L.721-8 du code de la propriété intellectuelle, contre toute pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit.
La société Fromagère du Livradois lui oppose que la commercialisation de fromages Morbier fabriqués hors de la zone de référence de l’appellation pendant plusieurs décennies, l’utilisation par de nombreux produits de tout ou partie des caractéristiques revendiquées par le Syndicat commercialisés en France, en Europe et hors d’Europe et la pratique du déclassement opérée avec l’assentiment du Syndicat, démontrent que les caractéristiques du Morbier et en particulier la raie sombre centrale et horizontale, ne sont pas des caractéristiques de référence particulièrement distinctives du fromage AOP « Morbier » ou de son origine et que leur reprise ne peut donc être considérée comme une pratique de nature à induire le consommateur en erreur au sens de l’article 13.1 du Règlement. Elle soutient qu’en incriminant aujourd’hui la commercialisation du Montboissié du Haut Livradois sous la forme qui est la sienne depuis 1979, sur la base d”études de notoriété’ non probantes, le Syndicat tente de manière illégitime d’étendre la protection dont bénéficie l’appellation et poursuit un intérêt commercial illégitime.
Il sera tout d’abord relevé que la protection des productions traditionnelles ‘possédant des caractéristiques spécifiques liées à leur origine géographique’ constitue l’objectif ultime de la réglementation en matière d’AOP et d’IGP, que la protection accordée à ces mentions n’est qu’un instrument au service de cet objectif et que son étendue doit, dès lors, être interprétée à la lumière de celui-ci (point 26 des conclusions de M. l’Avocat général dans l’affaire C-490/19).
De même, ainsi que l’a rappelé M. l’avocat général dans ses mêmes conclusions (pointst 36), l’article 13, paragraphe 1, sous a) à d) des règlements n°510/2006 et 1151/2012 prévoit une protection à large spectre, qui vise, d’une part, l’utilisation, l’usurpation et l’évocation de la dénomination protégée et, plus généralement, toute pratique parasitaire visant à profiter de la réputation de cette dénomination par association avec celle-ci, et, d’autre part, tout comportement susceptible de créer un risque de confusion entre les produits bénéficiant d’une telle dénomination et des produits conventionnels. Il vise à empêcher qu’il soit fait un usage abusif des indications géographiques protégées, et ce non seulement dans l’intérêt des acheteurs, mais aussi dans l’intérêt des producteurs qui ont consenti des efforts pour garantir les qualités attendues des produits portant légalement de telles indications.
Il n’est pas discuté que l’AOP n’a pas vocation à couvrir les caractéristiques du produit telles que précisées dans le cahier des charges d’un produit couvert par une dénomination enregistrée ainsi que le rappelle la CJUE au point 36 de l’arrêt du 17 décembre 2020. Il n’en demeure pas moins que les AOP sont protégées en tant qu’elles désignent un produit qui présente certaines qualités ou certaines caractéristiques, l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés (point 37 de l’arrêt précité).
Le fait que la protection de l’article 13 des règlements européens précités porte avant tout sur la dénomination et ne protège pas expressément les caractéristiques du cahier des charges, n’exclut pas que leur reprise puisse dans certains cas, constituer une pratique de nature à induire le consommateur en erreur.
La CJUE a en effet précisé dans son arrêt du 17 décembre 2020 que ‘s’agissant de la question de savoir si la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée peut constituer une pratique prohibée par les articles 13, paragraphe 1, sous d), respectifs des règlements n°510/2006 et 1151/2012, il convient d’observer que, certes, ainsi que l’ont fait valoir la société Fromagère du Livradois et la Commission européenne, la protection prévue par ces dispositions a pour objet, selon les termes mêmes de ces dernières, la dénomination enregistrée et non le produit couvert par celle-ci. Il en découle que cette protection n’a pas pour objet d’interdire, notamment, l’utilisation des techniques de fabrication ou la reproduction d’une ou de plusieurs caractéristiques indiquées dans le cahier des charges d’un produit couvert par une dénomination enregistrée, au motif qu’elles figurent dans ce cahier des charges, pour faire un autre produit non couvert par l’enregistrement.
Néanmoins, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 27 de ses conclusions, une AOP est, aux termes de l’article 5, paragraphe 1, sous a) et b), du règlement n° 1151/2012, qui reprend en substance le libellé de l ‘ article 2, paragraphe 1, sous a) et b), du règlement n° 510/2006, une dénomination qui identifie un produit comme étant originaire d’un lieu déterminé, d’une région ou, dans des cas exceptionnels, d’un pays, dont les qualités ou les caractéristiques sont dues essentiellement ou exclusivement au milieu géographique comprenant les facteurs naturels et humains. Les AOP sont donc protégées en tant qu’elles désignent un produit qui présente certaines qualités ou certaines caractéristiques. Ainsi, l’AOP et le produit couvert par celle-ci sont intimement liés.
Dès lors, eu égard au caractère non limitatif de l’expression « toute autre pratique » figurant aux articles 13, paragraphe 1, sous d), respectifs des règlements n° 510/2006 et 1151/2012, il ne saurait être exclu que la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée, sans que cette dénomination figure ni sur le produit en cause ni sur son emballage, puisse entrer dans le champ d’application de ces dispositions. Tel sera le cas si cette reproduction est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit en cause.» (points 36, 37 et 38).
Pour savoir si la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée, sans que cette dénomination figure ni sur le produit en cause ni sur son emballage, est susceptible d’entrer dans le champ d’application des articles 13, paragraphe 1, sous d) des règlements précités, il convient de se référer à la perception d’un consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé et de tenir compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce, y compris des modalités de présentation au public et de commercialisation des produits en question et du contexte factuel (point 39 de l’arrêt de la CJUE).
Dans une affaire concernant l’interprétation de l’article 13, paragraphe 1, sous b) des règlements précités, la CJUE a dit pour droit (arrêt du 2 mai 2019 Aff C-614/17) que ‘la notion de consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à la perception duquel la juridiction nationale doit s’attacher pour déterminer l’existence d’une « évocation », au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement n°510/2006, doit être comprise comme faisant référence aux consommateurs européens, y compris aux consommateurs de l’État membre dans lequel est fabriqué le produit qui donne lieu à l’évocation de la dénomination protégée ou auquel cette dénomination est géographiquement liée, et dans lequel il est majoritairement consommé’. La CJUE précise au point 48 de son arrêt que ‘si la protection effective et uniforme des dénominations enregistrées exige de ne pas tenir compte des circonstances susceptibles d’exclure l’existence d’une évocation pour les seuls consommateurs d’un Etat membre, cette exigence ne requiert pas qu’une évocation appréciée par rapport aux consommateurs d’un seul Etat membre soit insuffisante pour déclencher la protection prévue à l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement 510/2006″ (cf également point 64 de l’arrêt de la CJUE du 9 septembre 2021 C-783/19).
Ces dernières décisions sont à prendre en compte contrairement à ce que soutient la société Fromagère du Livradois, pour apprécier si la forme et l’apparence du produit en tant que caractéristique de référence particulièrement distinctive évoquent pour le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, le produit couvert par une dénomination protégée et une origine, et partant si la reprise de cette caractéristique de référence particulièrement distinctive, combinée à d’autres facteurs pertinents, est susceptible d’induire en erreur ce consommateur quant à la véritable origine du produit.
C’est en effet le même consommateur qui doit être pris en considération pour apprécier si l’apparence du produit constitue une caractéristique de référence particulièrement distinctive et si la reproduction de cette caractéristique est susceptible de tromper ce consommateur sur l’origine du produit.
Il apparaît des éléments fournis au débat et des explications du Syndicat que la raie sombre centrale horizontale figurant au centre du fromage AOP Morbier figure certes au cahier des charges homologué par le décret n° 2011-441 du 20 avril 2011 mais ne remplit pas pour autant une fonction technique ni ne découle du processus de fabrication du fromage d’appellation d’origine, la technique de fabrication du Morbier qui avait lieu à l’origine en deux fois, le producteur utilisant alors une couche de suie entre les deux traites pour probablement éviter une couche de moisissure mal contrôlée, n’est plus en application depuis de nombreuses années, la raie centrale étant néanmoins conservée comme un signe de reconnaissance.
A cet égard, est inopérant l’argument de la société Fromagère du Livradois selon lequel de nombreux producteurs de fromages utiliseraient cette caractéristique de la raie sombre. En effet, outre que pour certains d’entre eux la présence d’une telle ligne est due à l’aromatisation du produit à la truffe, aux herbes …, d’autres produits se distinguent clairement du Morbier par leur forme ou leur texture, et si tel n’est pas le cas, les commentaires les comparent au fromage Morbier ainsi qu’il ressort notamment des articles consacrés au fromage anglais ‘Ashcombe cheese’ (pièce 29 du Syndicat).
De même, la circonstance que certains industriels ont utilisé depuis les années 1960 la dénomination Morbier et les caractéristiques de ce fromage telle la ligne sombre pour commercialiser un fromage frais produit à proximité de sa région d’origine, est indifférente, la notoriété du fromage Morbier restant attachée au produit traditionnel affiné fabriqué dans un terroir, la dénomination Morbier n’étant pas devenue le nom commun d’un type de fromage ainsi que l’a décidé le Conseil d’Etat dans sa décision en date du 5 novembre 2003 rejetant la demande d’annulation du décret du 22 décembre 2000 relatif à l’appellation d’origine Morbier.
Il apparaît en outre des sondages versés au débat et notamment celui réalisé par la société Occurrence au mois de mars 2020 (pièce 11 Syndicat), non sérieusement contesté par la défenderesse à la saisine, auprès de 1200 personnes réparties sur trois Etats européens, France (600), Allemagne (300) et Pays-bas (300), que si seulement 4 % des personnes interrogées dont la moitié sont d’origine française, citent spontanément le ‘Morbier’ comme fromage d’appellation d’origine protégée, cette appellation d’origine est toutefois connue d’une majorité d’entre eux (63%) lorsqu’elle est expressément citée parmi d’autres dans la question, et est identifiée parmi plusieurs images de fromages par 51% des répondants ; enfin sur les 57% des répondants qui ont cité un élément visuel de reconnaissance du fromage Morbier, 47 % disent reconnaître le fromage ‘Morbier’ à la ligne sombre centrale.
Selon le sondage Ifop (pièce 66 Fromagère du Livradois) réalisé entre le 2 et 18 février 2022 parmi 6542 consommateurs européens répartis sur 9 pays (Allemagne 15,4%, France 15,4%, Italie 15,4%, Espagne 11,6%, Pologne 11,6%, Pays-Bas 7,7%, Grèce 7,7%, Suède 7,7% et Portugal 7,7%), à qui est montrée une photographie du seul fromage d’appellation d’origine Morbier, sans étiquette, issue du site officiel fromage-morbier.com, 81% des répondants ne connaissant pas le pays d’origine de ce fromage et 89% d’entre eux n’en connaissent pas le nom, étant relevé avec le Syndicat que dans ce sondage, le détail des réponses par nationalité n’est pas communiqué et ne permet pas d’apprécier la pertinence des réponses pour le consommateur européen représentatif notamment le consommateur français ou des pays limitrophes.
L’étude du 30 mai 2022 réalisée à la demande du Syndicat (pièce 38) exclusivement auprès de consommateurs français (1001) à qui a été présentée la même photographie que celle de l’étude Ifop, montre que les personnes interrogées répondent majoritairement (75% ou 748 personnes) connaître ce fromage et, parmi eux, 73% ou 544 personnes le désignent sous le nom de Morbier, 92% de ces derniers (500 personnes) l’ayant reconnu grâce à la bande/ligne du milieu.
Il ressort de ce qui précède que pour les consommateurs européens tels que définis par la jurisprudence ci-avant rappelée de la CJUE qui connaissent l’appellation d’origine Morbier, l’existence d’une évocation pouvant être appréciée par rapport aux consommateurs de quelques Etats membres voire d’un seul, la raie centrale de couleur foncée est un élément qui permet de reconnaître ce fromage d’appellation d’origine pour environ la moitié d’entre eux.
En conséquence, le trait bleu horizontal évoque pour un consommateur européen moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé une caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine « Morbier ».
A cet égard, la société Fromagère du Livradois n’invoque pas utilement la pratique de commercialisation de produits déclassés ne pouvant bénéficier de l’appellation d’origine car non conformes au cahier des charges mais utilisant les caractéristiques distinctives du fromage d’appellation d’origine Morbier, cette pratique n’étant nullement démontrée par la défenderesse à la saisine. Le procès-verbal de constat dressé le 3 décembre 2014 (pièce 44 Fromagère du Livradois) faisant état de la commercialisation d’un fromage Morbier d’appellation d’origine de ‘2ème choix’ comme les pièces 71 et 81 qui sont des photographies de fromages d’appellation d’origine Morbier ‘2ème choix’ dont les
circonstances d’établissement sont inconnues de la cour et ne peuvent donc être retenues faute de valeur probante. En tout état de cause, le fromage décrit dans le procès-verbal de constat sus-mentionné porte le logo de l’appellation d’origine et ne peut être assimilé à un ‘produit déclassé’.
De même, la circonstance qu’un adhérent du Syndicat, la société Fromagerie Perrin commercialiserait un fromage au lait pasteurisé similaire au Montboissié sous le nom de Massif Jurassien Bleuet ou Secret de Scey, est en l’espèce indifférente, l’absence d’exclusion de cette société par le Syndicat ne suffisant pas à démontrer que ce dernier a toléré ces pratiques lesquelles, en tout état de cause, ne suffisent pas à ôter au trait bleu horizontal sa qualité de caractéristique de référence.
Il convient dès lors de déterminer si la reproduction de ce trait bleu horizontal, combinée avec tous les facteurs pertinents de l’espèce, est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit commercialisé sous la dénomination « Montboissié ».
Ainsi que le fait valoir le Syndicat la seule reproduction d’une ou plusieurs raies noires sur un fromage n’est pas en soit fautive (p. 27 de ses écritures), et il convient de rechercher si d’autres caractéristiques visuelles du fromage de nature à engendrer un risque de confusion dans l’esprit du consommateur sont reprises. C’est donc à tort que la société Fromagerie du Livradois invoque une volonté du Syndicat d’instrumentalisation de la protection offerte par le Règlement de l’Union européenne pour faire interdire de manière absolue la fabrication de tout fromage qui présenterait une ‘raie de quelque couleur que ce soit’.
Il ressort des éléments fournis au débat que le fromage commercialisé sous la dénomination ‘Montboissié’ depuis 2007 a été auparavant distribué de 1979 à 2007 sous la dénomination Morbier.
Selon le procès-verbal de constat d’achat dressé par huissier de justice les 18 et 19 août 2021(pièce 12 Syndicat), le fromage vendu sous la dénomination Montboissié (meule acquise) est de forme cylindrique, d’une hauteur de 6cm et d’un diamètre de 25 cm. Une fois coupé, l’huissier instrumentaire constate que la pâte est collante au couteau, couleur ivoire, présentant une légère ouverture avec des petits trous aplatis et qu’une raie de couleur sombre apparaît en partie centrale et horizontale.
Le Syndicat, invoquant l’article 2 du cahier des charges de l’appellation d’origine, déduit de ce constat que ces caractéristiques de forme et d’apparence du fromage Montboissié sont identiques à celles du Morbier.
Il ressort d’un procès-verbal de constat dressé par huissier de justice le 27 mai 2022 à la demande de la société Fromagère du Livradois (pièce 82) que les meules de fromage Montboissié, d’une part, et Morbier, d’autre part, présentent des tailles différentes, la meule de Morbier étant notablement plus grande que celle du Montboissié et que l’aspect de la croûte n’est pas identique, celle du Morbier n’étant pas uniforme et d’aspect alvéolé alors que celle du Montboissié est régulière et homogène et d’aspect quadrillé. L’huissier instrumentaire constate en outre que la pâte du Morbier est homogène, de couleur ivoire, présente de petites cavités prononcées sur l’ensemble de la pâte du fromage et une raie noire centrale horizontale et continue. S’agissant du Montboissié l’huissier de justice constate que sa pâte est homogène de couleur ivoire avec quelques petites cavités éparses, la présence d’une raie violette centrale horizontale s’estompant sur les extrémités de la tranche.
La société Fromagère du Livradois invoque alors ces différences d’apparence (taille des meules, couleur de la croûte, texture et couleur de la pâte, couleur et longueur de la ligne centrale horizontale constituée par du moût de raisin pour le Montboissié qui donne une coloration violette voire rose et non pas la couleur noire du charbon végétal du Morbier, étiquetage comprenant pour le Morbier le logo AOP et la mention ‘au lait cru’) et y ajoute des dissemblances quant à la composition -fromage au lait cru pour le Morbier, lait pasteurisé pour le Montboissié – qui a selon la défenderesse à la saisine, une grande importance, le lait cru étant ‘l’A.D.N.’du Morbier et un facteur essentiel pour le consommateur avisé, certains ne pouvant consommer du lait cru. Elle fait également valoir les différences tenant aux dénominations des fromages, l’étiquetage indiquant précisément l’origine et les fromages empruntant des circuits de distribution distincts (restauration collective, établissements scolaires et de santé pour le Montboissié), pour conclure à l’absence de risque de confusion.
Néanmoins, il ressort des divers procès-verbaux de constat dressés par huissier de justice sur différents sites internet ou réseaux sociaux tels Facebook aux mois d’août et octobre 2021 (pièces 14 à 19 et 21 du Syndicat), que le fromage Montboissié est assimilé au fromage Morbier notamment par des consommateurs français et danois, cette assimilation se faisant également par les professionnels.
Il résulte également du sondage précité réalisé par la société Occurrence au mois de mars 2020, que 83 % des participants qui se sont exprimés et à qui a été présentée une photographie représentant côte-à-côte un quart de meule de fromage Montboissié (à gauche) et de fromage Morbier (à droite), ont répondu que le fromage à gauche de la photo peut susciter la confusion avec du Morbier (à droite de la photo).
Il résulte également des éléments fournis au débat tels les procès-verbaux de constat, que le fromage Montboissié, comme le fromage Morbier, sont le plus souvent présentés au consommateur non sous forme de meule mais déjà tranchés, laissant apparaître une texture de la pâte quasi identique de couleur ivoire avec des petites cavités et une raie centrale de couleur sombre.
De même, il n’est pas établi que le fromage Montboissié emprunterait des circuits de distribution différents de ceux de fromage d’appellation d’origine Morbier, le fromage Montboissié étant distribué par des grandes enseignes telles Intermarché (pièce 49 Fromagère du Livradois) ou Promocash (pièce 21 Syndicat).
Ces constatations qui sont faites en France et sur le territoire de l’Union européenne montrent que l’aspect général du fromage Montboissié tant par sa forme que par sa couleur, l’aspect de sa croûte de couleur orangée, de sa pâte couleur ivoire comportant de petites cavités et en son centre une ligne plus foncée la traversant de part en part, évoque le fromage d’appellation d’origine Morbier et est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, celui-ci faisant en raison de cette apparence très proche un lien avec le fromage d’appellation d’origine Morbier comme image de référence, les différences tenant à la composition du fromage ou à la couleur de la raie centrale étant insuffisantes à écarter ce risque de confusion, comme le sont les différences d’étiquetage et de dénomination.
La circonstance que ces constatations sont faites sur des sites Internet de tiers dont la défenderesse à la saisine n’est pas l’éditrice du contenu, n’est pas de nature à écarter la responsabilité de la société Fromagère du Livradois, le risque de confusion ci-avant relevé résultant de ses propres choix quant aux éléments caractéristiques visuels du fromage Montboissié, l’usage prohibé de la dénomination MORBIER au sens de l’article 13, paragraphe 1, a) n’étant pas ici en cause.
L’atteinte à l’appellation d’origine Morbier au sens de l’article 13, paragraphe 1 d) des règlements européens est ainsi caractérisée ce quand bien même, avant la délimitation de l’appellation d’origine contrôlée Morbier en l’an 2000, de nombreux producteurs situés à la fois dans et en dehors de l’aire géographique définie dans le décret du 22 décembre 2000 délimitant l’appellation d’origine, dont la société Fromagère du Livradois depuis 1979, ont produit des fromages ‘Morbier’, ceux situés en dehors de l’aire géographique ayant dû cesser d’utiliser la dénomination ‘Morbier’ après le 1er juillet 2007 tout en continuant à fabriquer le même fromage comportant notamment la raie centrale de couleur foncée qu’ils commercialisent désormais sous un nom différent.
En effet, la reproduction de la caractéristique distinctive du Morbier qu’est la raie centrale de couleur sombre alliée à la reprise de l’ensemble des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine constitue l’évocation de la dénomination Morbier en ce que le consommateur en présence du fromage Montboissié est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, le fromage d’appellation d’origine Morbier.
Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé en ce qu’il a rejeté l’ensemble des demandes du Syndicat.
Sur les mesures réparatrices
Les mesures d’interdiction sollicités par le Syndicat apparaissent justifiées en application des dispositions de l’article L. 722-1 du code de la propriété intellectuelle et seront accueillies dans les termes du dispositif, étant relevé que le Syndicat ne sollicite pas que cette mesure d’interdiction soit assortie d’une astreinte.
En outre, selon les dispositions de l’article L. 722-6 du code de la propriété intellectuelle :
« Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :
1° Les conséquences économiques négatives de la contrefaçon, dont le manque à gagner et la perte subie par la partie lésée ;
2° Le préjudice moral causé à cette dernière ;
3° Et les bénéfices réalisés par le contrefacteur, y compris les économies d’investissements
intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de la contrefaçon.
Toutefois, la juridiction peut, à titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, allouer
à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme n’est pas exclusive de
l’indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée. »
La Syndicat réclame l’allocation des sommes de 90.000 euros en réparation d’un préjudice moral et la somme forfaitaire de 131.904 euros en réparation d’un préjudice économique.
Ainsi que le fait valoir le syndicat, celui-ci a pour mission la défense de l’AOP Morbier et de l’intérêt collectif de ses membres, producteurs de fromages AOP Morbier. Celui-ci est donc fondé à réclamer la réparation du préjudice porté à l’intérêt collectif de ses membres en raison de l’atteinte portée à l’AOP Morbier.
En conséquence, la société Fromagère du Livradois en commercialisant un fromage susceptible de créer un risque de confusion dans l’esprit du consommateur avec le fromage bénéficiant de l’AOP Morbier, la fabrication de ce fromage n’étant pas soumise aux contraintes de l’appellation d’origine et ne présentant pas les mêmes propriétés gustatives, a porté atteinte à la réputation de l’appellation d’origine en l’avilissant et la banalisant. L’argument de la défenderesse à la saisine tendant à soutenir que les alertes sanitaires en lien avec les fromages fabriqués au lait cru seraient bien plus dommageables pour l’image de l’appellation, est à cet égard inopérant.
De même, la société Fromagère du Livradois a bénéficié des investissements consentis par la profession des producteurs de fromage AOP Morbier pour promouvoir leur produit, le Syndicat justifiant avoir investi la somme de 1.378.813 euros en publicité et promotion entre 2013 et 2020 (pièce 26 Syndicat).
Au vu de ce qui précède et des éléments mis à disposition de la cour, sachant que la présente procédure a été introduite en 2013 et qu’il n’est pas discuté que la vente de fromages AOP Morbier a été en constante progression entre 2013 et 2018, il doit être considéré que le préjudice subi par le Syndicat en raison de l’atteint portée à l’intérêt collectif des producteurs de fromage AOP Morbier sera entièrement réparé par l’allocation à titre de dommages et intérêts de la somme de 5.000 euros en réparation du préjudice moral et de 10.000 euros en réparation du préjudice économique.
L’ancienneté et les circonstances du litige ne justifient pas les meures de publication judiciaire sollicitées qui n’apparaissent pas justifiées ni proportionnées. Le Syndicat sera débouté de ses demandes à ce titre.
Sur la demande de la société Fromagère du Livradois au titre de la procédure abusive
Les demandes du Syndicat ayant prospéré, la société Fromagère du Livradois sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts au titre de la procédure abusive.
Pour ces motifs, le jugement mérite confirmation de ce chef.
Sur les autres demandes
Le sens de l’arrêt conduit à infirmer les dispositions du jugement concernant les dépens et les frais irrépétibles.
Partie perdante, la société Fromagère du Livradois est condamnée aux entiers dépens de première instance et d’appel et à payer au syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier en application de l’article 700 du code de procédure civile, une indemnité qui sera, en équité, fixée à la somme globale de 50.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d’appel, la défenderesse à la saisine étant déboutée de ses demandes à ce titre.
PAR CES MOTIFS
La cour, dans les limites de sa saisine,
Infirme le jugement déféré, sauf en ce qu’il a rejeté la demande de la société Fromagère du Livradois au titre de la procédure abusive,
Statuant à nouveau,
Dit qu’en fabriquant et en offrant à la vente un fromage commercialisé sous la dénomination « Montboissié » reproduisant la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine Morbier, alliée à la reprise des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine Morbier, la société Fromagère du Livradois a porté atteinte à l’AOP « Morbier », ce fromage sous cette forme et apparence étant susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à sa véritable origine,
Fait interdiction à la société Fromagère du Livradois de fabriquer et offrir à la vente un fromage reproduisant la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive du fromage d’appellation d’origine Morbier, alliée à la reprise des caractéristiques de forme et d’apparence du fromage d’appellation d’origine Morbier, ce, dans un délai de trois mois à compter de la signification du présent arrêt,
Condamne la société Fromagère du Livradois à payer au syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier la somme de 5.000 euros de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice moral,
Condamne la société Fromagère du Livradois à payer au syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier la somme de 10.000 euros de dommages et intérêts, en réparation de son préjudice économique,
Déboute le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier de sa demande au titre de la publication judiciaire,
Condamne la société Fromagère du Livradois à payer au syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier la somme de 50.000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance et d’appel,
Déboute la société Fromagère du Livradois de ses demandes au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Fromagère du Livradois aux dépens de première instance et d’appel qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile.
La Greffière La Conseillère, Faisant Fonction de Présidente