Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 4 mars 2020, 18-86.189, Inédit

·

·

Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 4 mars 2020, 18-86.189, Inédit

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l’arrêt suivant :

N° F 18-86.189 F-D

N° 144

CK

4 MARS 2020

CASSATION PARTIELLE

M. SOULARD président,

R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

________________________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

_________________________

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,

DU 4 MARS 2020

La société MJ Synergie, en sa qualité de liquidateur judiciaire des sociétés Airess, Airess Distribution, Airess Industrie, […] et Plastinax France, partie civile, a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de Lyon, 7e chambre, en date du 6 juillet 2018, qui l’a déboutée de ses demandes après relaxe de M. P… J… des chef de banqueroute, présentation de faux bilans, faux et usage.

Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.

Sur le rapport de M. Wyon, conseiller, les observations de la SCP Delamarre et Jehannin, avocat de la SELARL MJ Synergie en qualité de liquidateur judiciaire des sociétés Airess, Airess Distribution, Airess Industrie, […] et Plastinax France, les observations de la SCP Fabiani, Luc-Thaler et Pinatel, avocat de M. P… J…, et les conclusions de Mme Zientara-Logeay, avocat général, après débats en l’audience publique du 15 janvier 2020 où étaient présents M. Soulard, président, M. Wyon, conseiller rapporteur, Mme de la Lance, conseiller de la chambre, et Mme Darcheux, greffier de chambre,

la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.

2. Le groupe Airess, spécialisé dans le fabrication et la commercialisation de montures de lunettes, a connu d’importantes difficultés financières, qui ont conduit les sociétés Airess (holding financière), Airess Industrie (fabrication des montures), Airess Distribution (commercialisation), Plastinax et […], toutes dirigées par M. P… J… en sa qualité soit de président, soit de gérant, à se déclarer en cessation des paiement le 5 novembre 2003.

3. La liquidation judiciaire de ces sociétés a été prononcée par jugement du 23 janvier 2004, et la société MJ Synergie, a été désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

4. En raison de la dégradation inexpliquée des résultats entre juin 2002 et juin 2003, une enquête préliminaire a été ordonnée par le procureur de la République, suivie par l’ouverture d’une information judiciaire le 7 juin 2004, des chefs notamment de présentation de faux bilans, banqueroute par tenue d’une comptabilité incomplète ou irrégulière, et banqueroute par emploi de moyens ruineux.

5. Par ordonnance du 3 février 2016, M. J… a été renvoyé devant le tribunal correctionnel des chefs de présentation de bilans inexacts pour les sociétés Airess et Airess Industrie, emploi de moyens ruineux pour se procurer des fonds, en sa qualité de dirigeant des deux sociétés précitées, et banqueroute par tenue d’une comptabilité manifestement incomplète ou irrégulière, en sa qualité de dirigeant du groupe Airess.

6. Par jugement du 1er décembre 2016, le tribunal correctionnel a déclaré M. J… coupable de ces infractions, et l’a condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis, 5 000 euros d’amende et dix ans d’interdiction de gérer. Sur l’action civile, il a été condamné à payer des dommages- intérêts à la société MJ Synergie, es qualités de liquidateur judiciaire des sociétés Airess, Airess Distribution et Airess Industrie.

7. Le prévenu et le ministère public ont relevé appel de ce jugement.

Examen des moyens

Sur le deuxième et le troisième moyens

8. Ils ne sont pas de nature à permettre l’admission du pourvoi au sens de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale.

Mais sur le premier moyen

Énoncé du moyen

Le moyen est pris de la violation des articles L. 123-12, L. 123-14, L. 242-6, L. 242-30, L. 243-1, L. 244-1, L. 246-2, L. 244-5 du code de commerce, 2 et 497 du code de procédure pénale, 591, 593 du code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;

9. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce que l’arrêt infirmatif attaqué a débouté la société MJ Synergie en qualité de liquidateur judiciaire des sociétés Airess, Airess Industrie, Airess Distribution, […] et Plastinax France de ses demandes, alors :

« 1°/ que toute personne morale ayant la qualité de commerçant doit établir des comptes annuels ; que ses comptes annuels doivent être réguliers, sincères et donner une image fidèle de la situation financière et du résultat de l’entreprise ; que la circonstance qu’une société soit soumise, avec les autres entités du même groupe, à l’obligation de présenter des comptes consolidés n’est pas de nature à l’exonérer de l’obligation de présenter des comptes sociaux fidèles et sincères ; qu’en retenant en l’espèce que « le niveau d’analyse pertinent est celui du groupe et donc des comptes consolidés avec comme conséquence la neutralisation des créances et des dettes » (arrêt, p. 30, antépénultième alinéa), quand il lui appartenait de vérifier si chacune des sociétés du groupe Airess, et notamment les sociétés Airess et Airess Industrie, visées dans la prévention, avait individuellement présenté des comptes fidèles et sincères, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

2°/ que ne donnent pas une image fidèle des résultats de l’exercice les comptes annuels au sein desquels il a été omis une provision ; que doit être obligatoirement affectée d’une provision, la créance détenue par une société sur une société du même groupe dont la solvabilité est douteuse, peu important que les titres de participation de la société créancière sur la société débitrice présentent une plus-value latente ; que pour décider l’inverse, et dire qu’aucune provision n’aurait dû être passée au titre des prêts financiers entre sociétés du groupe Airess, la cour d’appel a retenu que les titres de la société Airess Industrie, Jura Lunettes et […] détenus par la société Airess présentaient une plus-value latente significative, violant ainsi les textes susvisés ;

3°/ que ne donnent pas une image fidèle des résultats de l’exercice les comptes annuels au sein desquels il a été omis une provision ; que doit être obligatoirement affectée d’une provision, la créance détenue par une société sur une société du même groupe dont la solvabilité est douteuse, peu important que les titres de participation de la société créancière sur la société débitrice présentent une plus-value latente ; que la cour d’appel a elle-même relevé que « les difficultés étaient certaines et parfaitement visibles pour n’impose quel opérateur professionnel de la finance » (arrêt, p. 31, dernier alinéa) et adopté les conclusions de l’expert E… relevant « la fragilité de la rentabilité dégagée que ce soit en raison de la présence d’éléments exceptionnels ou de reprises de provisions dont l’importance par rapport au résultat net rend la signification de ce dernier quelque peu problématique » (arrêt, p. 30, pénultième alinéa), ce dont il résultait qu’il existait un doute sérieux sur la solvabilité des sociétés du groupe Airess débitrice des prêts intragroupe ; qu’en retenant qu’aucune provision n’aurait dû être passée au titre des prêts financiers entre sociétés du groupe Airess, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, en violation des textes susvisés ;

4°/ que ne donnent pas une image fidèle des résultats de l’exercice les comptes annuels au sein desquels il a été omis une provision ; que doit être obligatoirement affectée d’une provision, la créance détenue par une société sur une société du même groupe dont la solvabilité est douteuse, peu important que les titres de participation de la société créancière sur la société débitrice présentent une plus-value latente ; que la nécessité de passer une provision est d’autant plus certaine lorsque la créance elle-même est contestable en son principe ; qu’en retenant qu’aucune provision n’aurait dû être passée au titre des prêts financiers entre sociétés du groupe Airess au prétexte que « l’anormalité d’un flux ne peut en soi constituer une image infidèle » (arrêt, p. 31, alinéa 1er ), la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

5°/ que la présence d’inexactitudes dans les comptes, en connaissance de cause, révèle par elle-même la volonté de dissimuler la véritable situation de la société ; qu’en retenant que l’intention de tromper ne serait pas établie dans la mesure où « la complexité de la structure de groupe découle de son histoire et non pas d’une volonté délibérée d’opacité de ses dirigeants » (arrêt, p. 31, antépénultième alinéa), la cour d’appel a violé les textes susvisés. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 241-3, 3° et L. 242-6, 2° du code de commerce :

10. Aux termes de ces textes, constitue le délit de présentation de faux bilans le fait, pour le président ou le gérant d’une société de présenter aux actionnaires ou aux associés des comptes annuels ne donnant pas, pour chaque exercice, une image fidèle du résultat des opérations de l’exercice, de la situation financière et du patrimoine, en vue de dissimuler la véritable situation de la société.

11. Pour relaxer M. J… du délit de présentation de bilans inexacts en tant que président et gérant des sociétés Airess et Airess Industrie, et débouter la partie civile de ses demandes, l’arrêt attaqué énonce, notamment, que ces deux sociétés font partie du groupe Airess, qui s’est constitué et développé par création, achat et agrégation successives de sociétés autour de la production de ses produits, puis s’est peu à peu diversifié, et s’est également orienté vers leur distribution.

12. Les juges relèvent que la structure du groupe s’est construite progressivement, la holding n’assurant pas exclusivement un rôle de financement de ses filiales, certaines des sociétés prêtant à d’autres qui disposaient de stocks pouvant être gagés, ce qui a rendu atypique le modèle de financement du groupe.

13. Ils retiennent que cette structure complexe explique que les comptes consolidés soient le niveau d’analyse pertinent pour apprécier la santé économique et financière des sociétés concernées par la prévention comme plus généralement et surtout un groupe à la structure aussi atypique que le groupe Airess.

14. Ils ajoutent que les comptes ont été établis d’une part conformément au Plan comptable général, d’autre part à la doctrine et la déontologie des commissaires aux comptes, que les flux financiers sont réels, ont pu être retracés par les différents experts, et correspondent à des opérations d’achats-ventes de productions de stocks de lunettes, mais aussi à des avances de trésorerie consacrées par des conventions de trésoreries passées entre certaines sociétés du groupe, qui, pour les années concernées par la prévention, ont fait l’objet d’un rapport des commissaires aux comptes, annexé aux comptes sociaux qu’ils ont approuvés sans faire aucune observation.

15. Ils retiennent que rien au dossier ne vient établir que les comptes consolidés seraient infidèles, dès lors que le périmètre de consolidation adopté n’est pas remis en cause et qu’aucune erreur dans les modalités de consolidation n’est établie, que le niveau d’analyse pertinent est celui du groupe, et donc des comptes consolidés avec comme conséquence la neutralisation des créances et des dettes.

16. La cour d’appel ajoute que dans ce contexte, l’anormalité des flux ne peut en soi constituer une image infidèle, dès lors qu’ils ont réellement existé et qu’ils sont consacrés par des conventions annexées aux comptes sociaux approuvés sans réserves par les commissaires aux comptes et les associés et actionnaires de ces sociétés, et que les partenaires financiers en avaient une parfaite connaissance, et qu’il en est de même s’agissant des provisions insuffisantes.

17. Elle conclut que les besoins ont toujours été appréciés au niveau du groupe à partir de l’examen des comptes consolidés, les difficultés du groupe étant certaines et parfaitement visibles pour n’importe quel opérateur professionnel de la finance, que ce sont ces comptes consolidés que réclament les banques et établissements financiers pour apprécier la santé économique et financière des sociétés, que la complexité de la structure du groupe découle de son histoire et non pas d’une volonté délibérée d’opacité de ses dirigeants, et que l’intention de masquer ces difficultés en présentant des comptes consolidés n’est pas établie .

18. En statuant ainsi, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés.

19. En effet, d’une part, saisie par la prévention de faits de présentation de bilans inexacts pour les sociétés Airess et Airess Industrie, elle devait s’assurer de la sincérité des comptes de ces deux sociétés, la présentation de comptes consolidés au niveau du groupe ne pouvant avoir pour effet de dispenser les sociétés de ce groupe de présenter des comptes sincères.

20. D’autre part, les juges, expressément saisis par la prévention du défaut de provisionnement d’une partie de la créance détenue par Airess Industrie sur les sociétés Airess Distribution et MDD, ne pouvaient se borner à relever que les titres de la société Airess Industrie détenus par la société Airess SA présentaient une plus-value latente significative, tout comme les titres Jura Lunettes et […], sans se prononcer sur la valorisation des provisions en question.

21. Enfin, ils ne pouvaient exclure l’intention délictuelle du dirigeant au seul motif que le développement historique du groupe expliquerait son mode de financement, et que les interlocuteurs du groupe avaient eu connaissance des comptes consolidés, sans se prononcer sur la connaissance que le prévenu pouvait avoir eue, en raison de ses fonctions de dirigeant des sociétés Airess et Airess Industrie, de l’existence d’une insuffisance de provisionnement des créances douteuses visées à la prévention.

22. La cassation est par conséquent encourue de ce chef.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE et ANNULE, l’arrêt susvisé de la cour d’appel de Lyon, en date du 6 juillet 2018, mais en ses seules dispositions relatives aux intérêts civils résultant de la relaxe de M. J… pour le délit de présentation de bilans inexacts en tant que président et gérant des sociétés Airess et Airess Industrie, et pour qu’il soit à nouveau jugé, conformément à la loi,

RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel de Lyon, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

DIT n’y avoir lieu à application de l’article 618-1 du code de procédure pénale ;

ORDONNE l’impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d’appel de Lyon, et sa mention en marge ou à la suite de l’arrêt partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le quatre mars deux mille vingt.

ECLI:FR:CCASS:2020:CR00144


0 0 votes
Je supporte LegalPlanet avec 5 étoiles
S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Chat Icon
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x