Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU
NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Procédure antérieure :
La société EDF a demandé au tribunal administratif de la Martinique, par cinq recours successifs, de condamner l’Etat à lui verser la somme globale de 67 052 589,20 euros assortie des intérêts au taux légal avec capitalisation, en réparation du préjudice causé par les réquisitions préfectorales lui faisant obligation de s’approvisionner en fioul industriel auprès de la Société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA) du 16 septembre 2009 au 26 août 2014.
Par deux jugements n° 1000263, 1201047, 1400067 du 15 mai 2015 et n° 1400651, 1500292 du 10 novembre 2016, le tribunal administratif de la Martinique a condamné l’Etat à verser à la société EDF les sommes respectives de 55 716 912 euros au titre de la période du 16 septembre 2009 au 31 décembre 2013, sous déduction de la provision de 10 000 000 d’euros antérieurement versées, et de 6 219 902,87 euros au titre de la période du 1er janvier au 26 août 2014, ces sommes étant assorties des intérêts au taux légal, avec capitalisation.
Procédure devant la cour :
I) Par un recours enregistré le 20 juillet 2015 sous le n° 15BX02573 et un mémoire en réplique enregistré le 16 octobre 2015, le ministre des outre-mer demande à la cour :
1°) de prononcer l’annulation du jugement du tribunal administratif de la Martinique du 15 mai 2015 ;
2°) de rejeter la demande présentée devant ce tribunal par la société EDF.
Il soutient que :
– la SARA assure une mission de garantie de l’indépendance énergétique ; le marché ultra-marin des carburants se caractérise par une consommation limitée et des contraintes d’approvisionnement ; ces contraintes confèrent le caractère de monopole naturel aux services logistiques d’approvisionnement et de stockage des carburants produits en Martinique ; l’optimisation des capacités de stockage que garantit la SARA est un élément fondamental de cette indépendance ;
– pour atteindre cet objectif la SARA a développé avec les centrales martiniquaises d’EDF une interdépendance logistique ; leur complémentarité repose sur le fioul lourd ; EDF est le seul client de la SARA en la matière ; de son côté la SARA fournit l’essentiel des besoins des deux centrales EDF de Bellefontaine et de Pointe des Carrières ;
– la politique d’optimisation des capacités de stockage a consisté à organiser une alimentation en fioul d’EDF en quasi flux tendus avec une faible capacité de stockage pour la SARA ;
– par ailleurs, la production locale de fioul lourd rencontre des difficultés structurelles à s’exporter pour des raisons commerciales et logistiques ;
– les troubles sociaux de 2009 ont conduit le gouvernement à chercher à répartir les surcoûts du raffinage sur l’ensemble des produits et notamment sur les fiouls lourds de manière à réduire les prix des carburants routiers ; ainsi la SARA a été conduite à vendre le fioul lourd à EDF au prix maximal autorisé ; le refus d’EDF a conduit le préfet à prendre des arrêts de réquisition ;
– le rapport d’expertise de M. A…n’est pas opposable à l’Etat dès lors que l’Etat n’a pas été invité à produire ses observations dans le délai réglementaire d’un mois prévu par l’article L. 621-9 du code de justice administrative ; si cet article a été modifié par le décret n° 2012-1437 du 12 décembre 2012, ni à la date de la notification de l’ordonnance du juge des référés, ni à la date du jugement litigieux les dispositions de ce décret n’avaient été rendues applicables en Martinique ; le rapport devait donc être écarté des débats par les premiers juges ;
– les ordres de réquisition n’ont pu causer un préjudice à EDF dans la mesure où le système de réquisition lui convenait ;
– la SARA n’est pas partie aux contrats d’approvisionnement d’EDF en fioul lourd, qui sont conclus par les services de courtage des sociétés pétrolières actionnaires de la SARA ; EDF n’a versé en première instance aucun avenant attestant de la reconduction du contrat d’approvisionnement la liant à la SARA ; EDF n’a pas non plus justifié d’une démarche de contractualisation pour l’approvisionnement des centrales sur le marché international, ni du lancement d’un appel d’offres ; il n’est donc pas démontré que la société disposait d’une solution de substitution immédiatement disponible pour l’approvisionnement de ses centrales, de sorte que la continuité du service public de l’électricité dont elle a la charge n’était plus garantie ; c’est donc de manière légitime que le préfet a pris les ordres de réquisition ;
– 60 % des approvisionnements d’EDF provenaient directement de la SARA, laquelle était son fournisseur de fioul lourd, même si les contrats d’approvisionnement étaient conclus avec les actionnaires de cette société ;
– les réquisitions n’ont pas empêché EDF de s’approvisionner sur le marché mondial ; dès 2013, elle a fait démonter les infrastructures de la centrale de Pointe des Carrières qui lui auraient permis de recevoir des livraisons en provenance de ce marché ;
– EDF avait intérêt au système des réquisitions pour ne plus avoir à s’approvisionner sur le marché international ; elle a d’ailleurs continué après les réquisitions à s’approvisionner en fioul lourd auprès de la SARA, bénéficiant de tarifs avantageux et des infrastructures locales mises à sa disposition ;
– en vertu de l’article L. 410-2 du code de commerce, il appartient au préfet de réglementer le tarif des hydrocarbures ; en fixant le prix maximal, le préfet ne peut maîtriser le prix de vente des combustibles ; le fait que la SARA décide de vendre son fioul lourd au prix maximal arrêté ne dépend pas de l’Etat ; le rapport A…souligne ainsi que pour la période 2005-2010, le prix de vente du fioul lourd par la SARA était de l’ordre de celui du marché mondial ;
– la méthode de calcul utilisée par l’expert dans son estimation des surcoûts résultant des réquisitions est erronée puisqu’il a tenu compte uniquement du contrat Vitol sans tenir compte du contrat Esso d’approvisionnement de la centrale de Pointe des Carrières ; or ce contrat ne présente pas les mêmes modalités de calcul du prix de la prestation ; l’expert ne pouvait donc déterminer le prix commercial normal et licite de la prestation en se référant au seul contrat Vitol ; si le contrat Esso était résilié courant 2010, le contrat Vitol n’avait plus cours non plus au terme du délai contractuel du 31 décembre 2011 ; les projections réalisées sur la base de ce contrat ne permettent donc pas d’évaluer correctement le préjudice allégué ;
– la responsabilité d’EDF dans l’absence de volonté de sortie du blocage qu’elle a elle-même créé en refusant de négocier avec la SARA doit également être prise en compte.
Par des mémoires en défense enregistrés le 2 octobre et le 21 octobre 2015, la société EDF conclut au rejet de la requête et demande que soit mise à la charge de l’Etat une somme de 10 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
– l’Etat ne peut ignorer que sa demande d’expertise formulée en 2010 a été enregistrée comme une nouvelle demande de référé instruction en application des dispositions de l’article R. 532-1 du code de justice administrative ; et non comme une demande d’expertise avant-dire droit ; ce point a d’ailleurs été tranché par le Conseil d’Etat ; en vertu de ce dispositif le greffe du tribunal administratif n’avait pas à inviter l’Etat à produire ses observations sur le rapport ; en tout état de cause celui-ci a été communiqué à l’Etat, qui a été mis en mesure de faire valoir ses observations ;
– jusqu’aux réquisitions préfectorales, EDF s’approvisionnait en fioul lourd par voie d’appel d’offres sur le marché international ; le contrat conclu avec Esso a cessé d’être exécuté dès le 28 février 2010 et le contrat conclu avec Vitol a expiré le 31 décembre 2011 ; ces contrats étaient en vigueur au moment des premières réquisitions et ont cessé du fait de celle-ci ; pour la même raison, EDF, qui ne s’accommodait pas du système des réquisitions, ainsi qu’en attestent les procédures qu’elle a initiées pour contester la légalité des arrêté préfectoraux, n’a pas pu relancer des appels d’offres ; depuis l’arrêt des réquisitions, elle a repris sa pratique des appels d’offres internationaux, même si elle achète jusqu’à présent le fioul lourd à la SARA au prix maximum autorisé ;
– la SARA devra permettre aux fournisseurs concurrents d’accéder à ses installations de transport et de stockage pour desservir la centrale de Pointe des Carrières ; l’Autorité de la concurrence s’est prononcée en ce sens ;
– si les installations de fioul lourd de la centrale de Pointe des Carrières ont été démontées, ces installations relèvent des équipements de la SARA et leur démontage n’est pas imputable à EDF ;
– le préfet n’a pas seulement requis EDF d’acheter du fioul lourd mais aussi de le faire au prix maximum autorisé, qui était ainsi un prix imposé ;
– pour l’évaluation du préjudice la référence au contrat Vitol est la seule pertinente en l’espèce puisque ce contrat a été librement conclu aux conditions du marché mondial et qu’il s’agissait du dernier contrat en cours ;
– il ne peut être reproché à EDF d’avoir refusé de négocier avec la SARA puisqu’elle était requise d’acheter le fioul lourd au prix maximum.
Par une ordonnance du 21 octobre 2015, la clôture de l’instruction a été fixée en dernier lieu au 30 octobre 2015 à 12 heures.
Les parties ont été avisées, par un courrier du 22 juin 2017, que la cour était susceptible de soulever d’office un moyen d’ordre public, en application de l’article R. 611-7 du code de justice administrative.
La société EDF et le ministre des outre-mer ont présenté leurs observations sur le moyen soulevé d’office par la cour par des courriers enregistrés respectivement les 27 juin et 3 juillet 2017.
II) Par un recours enregistré le 20 janvier 2017 sous le n° 17BX00218, le ministre des outre-mer demande à la cour :
1°) de prononcer l’annulation du jugement du tribunal administratif de la Martinique du 10 novembre 2016 ;
2°) de rejeter la demande présentée devant ce tribunal par la société EDF.
Il soutient que :
– le jugement est entaché d’une omission à statuer, les premiers juges n’ayant pas répondu aux moyens tirés de la responsabilité pour faute de l’Etat ; en conséquence le jugement ne permet pas de comprendre pourquoi les premiers juges ont estimé que les dispositions de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales n’ont pas été respectées ;
– le jugement est insuffisamment motivé en ce qu’il n’explique pas en quoi le prix administré a engendré un surcoût pour EDF ;
– la SARA assure une mission de garantie de l’indépendance énergétique ; le marché ultra-marin des carburants se caractérise par une consommation limitée et des contraintes d’approvisionnement ; ces contraintes confèrent le caractère de monopole naturel aux services logistiques d’approvisionnement et de stockage des carburants produits en Martinique ; l’optimisation des capacités de stockage que garantit la SARA est un élément fondamental de cette indépendance ;
– pour atteindre cet objectif la SARA a développé avec les centrales martiniquaises d’EDF une interdépendance logistique ; leur complémentarité repose sur le fioul lourd ; EDF est le seul client de la SARA en la matière ; de son côté la SARA fournit l’essentiel des besoins des deux centrales EDF de Bellefontaine et de Pointe des Carrières.
– la politique d’optimisation des capacités de stockage a consisté à organiser une alimentation en fioul d’EDF en quasi flux tendus avec une faible capacité de stockage pour la SARA ;
– par ailleurs, la production locale de fioul lourd rencontre des difficultés structurelles à s’exporter pour des raisons commerciales et logistiques ;
– les troubles sociaux de 2009 ont conduit le gouvernement à chercher à répartir les surcoûts du raffinage sur l’ensemble des produits et notamment sur les fiouls lourds de manière à réduire les prix des carburants routiers ; ainsi la SARA a été conduite à vendre le fioul lourd à EDF au prix maximal autorisé ; le refus d’EDF a conduit le préfet à prendre des arrêts de réquisition ;
– en vertu de l’article L. 410-2 du code de commerce, il appartient au préfet de réglementer le tarif des hydrocarbures ; en fixant le prix maximal, le préfet ne peut maîtriser le prix de vente des combustibles ; le fait que la SARA décide de vendre son fioul lourd au prix maximal arrêté ne dépend pas de l’Etat ; le rapport A…souligne ainsi que pour la période 2005-2010, le prix de vente du fioul lourd par la SARA était de l’ordre de celui du marché mondial ;
– la méthode de calcul utilisée par l’expert dans son estimation des surcoûts résultant des réquisitions est erronée puisqu’il a tenu compte uniquement du contrat Vitol sans tenir compte du contrat Esso d’approvisionnement de la centrale de Pointe des Carrières ; or ce contrat ne présente pas les mêmes modalités de calcul du prix de la prestation ; l’expert ne pouvait donc déterminer le prix commercial normal et licite de la prestation en se référant au seul contrat Vitol ; si le contrat Esso était résilié courant 2010, le contrat Vitol n’avait plus cours non plus au terme du délai contractuel du 31 décembre 2011 ; les projections réalisées sur la base de ce contrat ne permettent donc pas d’évaluer correctement le préjudice allégué ;
– la responsabilité d’EDF dans l’absence de volonté de sortie du blocage qu’elle a elle-même créé en refusant de négocier avec la SARA doit également être prise en compte ;
Par une ordonnance du 9 mai 2017, la clôture de l’instruction a été fixée au 10 juin 2017 à 12:00 heures.
Les parties ont été avisées par un courrier du 22 juin 2017 que la cour était susceptible de soulever d’office un moyen d’ordre public, en application de l’article R. 611-7 du code de justice administrative.
Un mémoire présenté pour EDF a été enregistré le 27 juin 2017. Il contient des observations sur le moyen soulevé d’office par la cour.
Le ministre des outre-mer a présenté ses observations sur le moyen soulevé d’office par un mémoire enregistré le 3 juillet 2017.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.
Ont été entendus au cours de l’audience publique :
– le rapport de M. Laurent Pouget,
– les conclusions de M. Guillaume de La Taille Lolainville, rapporteur public ;
– et les observations de Me Guillaume, avocat de la société EDF.
Considérant ce qui suit :
1. Les recours du ministre des outre-mer enregistrés sous les nos 15BX02573 et 17BX00218, qui présentent à juger les mêmes questions, sont joints pour y statuer par un seul arrêt.
2. Entre septembre 2009 et août 2014, le préfet de la Martinique a pris, sur le fondement des dispositions de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, plusieurs arrêtés requérant la société Electricité de France (EDF) de s’approvisionner en fioul lourd auprès de la société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA), au prix maximum autorisé pour ce produit en vertu, d’abord, du décret du 23 décembre 2003 réglementant les prix des produits pétroliers dans les départements de la Guadeloupe et de la Martinique, puis du décret du 8 novembre 2010 réglementant les prix des produits pétroliers et du gaz de pétrole liquéfié dans les départements de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique. La société EDF a saisi le tribunal administratif de la Martinique de plusieurs demandes, pour un montant total de plus de 67 millions d’euros, tendant à ce que l’Etat l’indemnise du surcoût ayant résulté pour elle de la différence entre le prix administré qui lui était imposé par les réquisitions et le cours mondial auquel elle aurait pu s’approvisionner en l’absence de réquisitions. Par deux jugements des 15 mai 2015 et 10 novembre 2016, le tribunal administratif a fait droit pour l’essentiel à ces demandes et a condamné l’Etat à verser à EDF la somme globale de 61 936 814, 87 euros en principal. Le ministre des outre-mer relève appel de ces deux jugements.
Sur la régularité des jugements :
3. Le ministre des outre-mer soutient, en premier lieu, que le tribunal ne pouvait régulièrement, pour apprécier l’existence et l’étendue du préjudice invoqué par la société EDF au titre de la période du 16 septembre 2009 au 31 décembre 2013, se fonder sur les conclusions du rapport remis le 2 mai 2014 par l’expert désigné par une ordonnance du président du tribunal administratif de la Martinique du 3 décembre 2013 prise en application de l’article R. 532-1 du code de justice administrative, aux fins de déterminer notamment le surcoût pour EDF de l’approvisionnement exclusif auprès de la SARA résultant des réquisitions préfectorales, dès lors que le greffe de la juridiction n’a pas invité le préfet de la Martinique à fournir ses observations sur ce rapport dans un délai d’un mois, comme le prévoient les dispositions du 3ème alinéa de l’article R. 621-9 du code de justice administrative. Toutefois, il résulte des termes mêmes de l’article R. 532-5 du code de justice administrative que ces dispositions ne sont pas applicables aux référés mentionnés à l’article R. 532-1 du même code. Le moyen est par suite inopérant.
4. Si le ministre fait valoir, en second lieu, que le jugement du 10 novembre 2016 serait, d’une part, entaché d’omission à statuer en ce qu’il ne se prononce pas sur les moyens tirés par la société EDF d’une méconnaissance fautive par l’administration des dispositions de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales et, d’autre part, d’insuffisance de motivation en ce qu’il n’expose pas en quoi l’approvisionnement d’EDF en fioul lourd au prix réglementé a pu engendrer un préjudice financier pour cette société, il résulte de l’instruction que le tribunal a statué sur ces moyens et explicité son raisonnement dans un jugement avant dire-droit du 11 février 2016. Les moyens tirés par le ministre de l’irrégularité du jugement attaqué manquent donc en fait et doivent être écartés.
Sur le bien-fondé des jugements :
En ce qui concerne le droit à indemnisation :
5. Aux termes du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales : » En cas d’urgence, lorsque l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l’exige et que les moyens dont dispose le préfet ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police, celui-ci peut, par arrêté motivé, pour toutes les communes du département ou plusieurs ou une seule d’entre elles, réquisitionner tout bien ou service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service ou à l’usage de ce bien et prescrire toute mesure utile jusqu’à ce que l’atteinte à l’ordre public ait pris fin ou que les conditions de son maintien soient assurées. / (…) La rétribution par l’Etat de la personne requise ne peut se cumuler avec une rétribution par une autre personne physique ou morale. / La rétribution doit uniquement compenser les frais matériels, directs et certains résultants de l’application de l’arrêté de réquisition. /Dans le cas d’une réquisition adressée à une entreprise, lorsque la prestation requise est de même nature que celles habituellement fournies à la clientèle, le montant de la rétribution est calculé d’après le prix commercial normal et licite de la prestation. / Dans les conditions prévues par le code de justice administrative, le président du tribunal administratif ou le magistrat qu’il délègue peut, dans les quarante-huit heures de la publication ou de la notification de l’arrêté, à la demande de la personne requise, accorder une provision représentant tout ou partie de l’indemnité précitée, lorsque l’existence et la réalité de cette indemnité ne sont pas sérieusement contestables. (…) « .
6. Les pièces des dossiers font ressortir que le préfet de la Martinique a pris, à compter du 15 septembre 2009, des ordres de réquisition successifs visant à contraindre EDF à s’approvisionner en fioul lourd au prix maximum tel qu’il a été fixé à partir de septembre 2009 par les arrêtés successifs de réglementation des prix des produits pétroliers pris par le même préfet en application du décret n° 2003-1241 du 23 décembre 2003 puis du décret n° 2010-1332 du 8 novembre 2010. Avant ces mesures de réquisition, EDF s’approvisionnait en fioul lourd en passant des contrats avec la société Vitol SA Genève ainsi qu’avec la société Esso Antilles Guyane.
S’agissant des périodes couvertes par des ordres de réquisitions qui n’ont pas été annulés :
7. Il résulte des dispositions précitées du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales que, lorsqu’une réquisition consiste en une obligation faite à une entreprise d’acheter un bien, le montant de la rétribution à laquelle a droit l’entreprise requise sur leur fondement est égal à la différence entre les coûts effectivement supportés par elle dans le cadre de la réquisition et les coûts qu’elle aurait supportés si elle avait été libre de ses achats, calculés d’après le prix commercial normal et licite de l’achat du bien.
8. Il résulte de l’instruction que la société EDF, qui n’a eu de cesse de manifester son opposition aux réquisitions, s’est trouvée dans l’obligation, en raison de celles-ci, de mettre un terme à la pratique des appels d’offres sur le marché international à laquelle elle avait précédemment recours pour son approvisionnement en fioul lourd et qu’elle a reprise une fois le dernier ordre de réquisition levé. Les arrêtés préfectoraux réglementant les prix des produits pétroliers, ne laissaient en effet à cette société, contrairement à ce que soutient le ministre des outre-mer, aucune liberté de négociation, même dans la limite de ce prix maximum, ce que révèle au demeurant la mention qu’ils comportent selon laquelle » dès l’achèvement de la mission précisée dans la présente réquisition, EDF retrouvera la liberté professionnelle dont elle jouissait précédemment « . Si le ministre fait état du démontage, à compter de 2013, de l’appontement hydrobase situé à proximité de la centrale de Pointe-des-carrières et qui permettait à EDF de s’approvisionner auprès d’autres fournisseurs que la société SARA, la société EDF fait valoir, sans être contredite, que cette installation relevait de la SARA et non d’elle-même. Il est ainsi manifeste qu’en l’absence des réquisitions considérées, la société EDF se serait approvisionnée en fioul lourd sur le marché international, au prix de ce marché. Par ailleurs, ses réticences à accepter de payer spontanément le fioul lourd au prix imposé par la SARA ne sauraient en tout état de cause constituer pour l’Etat une cause exonératoire lui permettant de s’affranchir en tout ou partie de l’obligation de verser la rétribution prévue par les dispositions précitées du 6ème alinéa du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales. Par suite, la société EDF a droit, à titre de rétribution des réquisitions dont elle a fait l’objet et qui n’ont pas été annulées par la juridiction administrative, à la compensation du surcoût résultant de la différence entre, d’une part, le prix administré qui, contrairement à ce que soutient le ministre, lui était imposé et correspondait nécessairement au prix fixé pour le fioul lourd par les arrêtés successifs » relatifs au prix maximum de certains produits pétroliers et du gaz domestique » et, d’autre part, le prix du marché international sur la même période, duquel il convient de soustraire les coûts de transport et de stockage de fioul lourd qu’EDF a évités en s’approvisionnant, dans les conditions imposées par les réquisitions, auprès de la société SARA.
S’agissant des périodes couvertes par des ordres de réquisition annulés :
9. Il résulte de l’instruction que la société EDF a entrepris, à compter de novembre 2011, de déférer devant le juge de l’excès de pouvoir la plupart des arrêtés de réquisition pris par le préfet de la Martinique à son égard et l’obligeant à s’approvisionner en fioul auprès de la SARA pour les deux centrales de Bellefontaine et de Pointe des Carrières. Ces arrêtés ont été systématiquement annulés par des décisions de la juridiction administrative, devenues définitives. Par suite, et compte tenu du caractère rétroactif de ces annulations, c’est à tort que le tribunal administratif s’est fondé, pour faire droit aux demandes indemnitaires d’EDF relatives aux périodes considérées, sur les dispositions de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales. Il appartient toutefois à la cour, saisie par l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner les autres moyens soulevés par EDF devant le tribunal à l’encontre des ordres de réquisition et tenant, à titre subsidiaire, à leur illégalité fautive.
10. Les annulations des arrêtés de réquisition prononcées par la juridiction administrative sont fondées sur ce que ces arrêtés n’avaient pu légalement être pris sur le fondement des dispositions du 4° de l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales en l’absence de situation d’urgence justifiant la mise en oeuvre de ces dispositions. L’illégalité ainsi sanctionnée est, pour la société EDF, à l’origine directe du préjudice résultant de l’impossibilité dans laquelle elle s’est trouvée, durant les périodes couvertes par les arrêtés annulés, de s’approvisionner en fioul lourd au prix du marché international. Ce préjudice correspond à la différence entre, d’une part, le prix administré qui lui était imposé par ces arrêtés et, d’autre part, le prix du marché international sur la même période, duquel il convient de soustraire les coûts de transport et de stockage de fioul lourd qu’EDF a évités en s’approvisionnant, dans les conditions imposées par les réquisitions, auprès de la société SARA.
En ce qui concerne le montant de la réparation :
11. Si le ministre des outre-mer, dans ses écritures en défense, soutient qu’EDF n’a pas subi de préjudice dès lors que les prix fixés par arrêtés n’étaient manifestement pas déconnectés de la réalité économique du marché et que le processus des réquisitions a permis à la société de bénéficier de la mise à disposition d’infrastructures locales tout en la dispensant d’engager des procédures d’appel d’offres sur le marché international, il résulte néanmoins de l’instruction, et notamment des rapports des trois expertises judiciaires, que le prix facturé par la SARA lors de ses livraisons de fioul était très supérieur au prix du marché international. Par suite, EDF est fondée à demander la compensation de ce surcoût, sans que l’administration puisse utilement alléguer de la légitimité des ordres de réquisition ni de ce que la société EDF n’a pas justifié de son intention de recourir à un autre mode d’approvisionnement, ce qu’elle ne pouvait précisément faire en raison même des réquisitions.
12. Pour la période allant du 16 septembre 2009 au 31 décembre 2013, l’expert judiciaire désigné le 3 décembre 2013 a évalué la différence entre les coûts effectivement supportés par EDF dans le cadre des réquisitions et les coûts qu’elle aurait supportés si elle avait été libre de ses achats à la somme totale de 55 716 912 euros. S’agissant de la période du 1er janvier au 26 août 2014, il résulte des mentions du rapport d’expertise remis le 29 juin 2016 que le surcoût supporté par EDF s’établit à la somme globale de 6 527 391,03 euros. Les experts ont pris en compte, dans la méthode de calcul utilisée pour définir le coût théorique d’approvisionnement sur le marché mondial, les frais de stockage et de transports qu’EDF aurait supportés en ne s’approvisionnant pas auprès de la SARA. Si l’administration fait état de ce que la méthode retenue est erronée en ce qu’elle est seulement fondée sur le contrat liant EDF à la société Vitol, lequel est venu à expiration dès le 31 décembre 2011, et qu’il n’a notamment pas été tenu compte du contrat passé avant les réquisitions avec la société Esso, il résulte toutefois de l’instruction que le contrat conclu par EDF avec la société Vitol, qui n’a pas été renouvelé à son expiration ou remplacé par un contrat équivalent en raison même du processus des réquisitions, est le dernier contrat en cours à la date des réquisitions qui ait été conclu librement aux conditions du marché. Il constitue ainsi le terme de référence le plus pertinent pour le calcul de la rétribution due à la société EDF. Par suite, la méthode retenue par les experts pour apprécier le surcoût d’acquisition du fioul lourd par cette société auprès de la SARA n’est pas utilement contestée par l’administration.
13. Les parties ne formulent devant la cour, pour le surplus, aucune critique de l’évaluation faite par les premiers juges de l’indemnité due par l’Etat à la société EDF au titre de la période en litige.
14. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre des outre-mer n’est pas fondé à se plaindre de ce que, par les jugements attaqués, le tribunal administratif de la Martinique a condamné l’Etat à verser à la société EDF la somme globale de 61 936 814, 87 euros en principal, augmentée des intérêts au taux légal, avec capitalisation.
Sur les dépens :
15. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de maintenir à la charge définitive de l’Etat les frais des trois expertises ordonnées par le juge des référés et par le jugement avant dire droit du 11 février 2016, taxés et liquidés respectivement à hauteur de 43 500 euros, 29 864,53 euros et 13 707 euros.
Sur les frais exposés et non compris dans les dépens :
16. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par EDF et non compris dans les dépens.
DECIDE :
Article 1er : Les recours du ministre des outre-mer sont rejetés.
Article 2 : Les dépens, liquidés et taxés à la somme globale de 87 071,53 euros, sont maintenus à la charge définitive de l’Etat.
Article 3 : L’Etat versera à la société EDF la somme de 1 500 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4: Le présent arrêt sera notifié au ministre des outre-mer et à la société EDF.
Copie en sera adressée au préfet de la Martinique.
Délibéré après l’audience du 4 juillet 2017, à laquelle siégeaient :
M. Aymard de Malafosse, président,
M. Laurent Pouget, président-assesseur,
Mme Marie-Pierre Beuve Dupuy, premier conseiller,
Lu en audience publique, le 27 juillet 2017.
Le rapporteur,
Laurent POUGET
Le président,
Aymard de MALAFOSSE Le greffier,
Virginie MARTY
La République mande et ordonne au ministre des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution du présent arrêt.
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N° 15BX02573, 17BX00218