Avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre-mer, essentiellement en Guyane et à Mayotte

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Avis sur l’accès au droit et à la justice dans les outre-mer, essentiellement en Guyane et à Mayotte

(Assemblée plénière – 22 juin 2017 – adoption à l’unanimité)

Cet avis s’inscrit dans le cadre d’une étude menée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) sur l’effectivité des droits de l’homme dans les outre-mer, qui fera l’objet d’une publication en 2018.

1. L’accès au droit, préalable à l’exercice des droits fondamentaux, y compris celui d’accéder à un juge, relève conjointement de l’Etat et des collectivités territoriales. Les politiques publiques conduites en la matière doivent permettre à toute personne, sans discrimination, d’avoir connaissance de ses droits et obligations ainsi que des moyens d’exercer les premiers et de s’acquitter des secondes, qu’elle réside en métropole ou sur un territoire ultramarin de la République française.

2. L’accès au droit s’entend de l’accès de tout justiciable à la connaissance, non seulement de la norme juridique régissant la vie en société, le droit objectif, mais aussi de chacune des prérogatives, ou droits subjectifs, attachées à sa personne ainsi que des moyens de les faire valoir sans devoir recourir à un juge.

3. L’accès à la justice, lui, défini comme la garantie reconnue à quiconque de pouvoir saisir un juge, en bénéficiant de toutes les garanties qui l’accompagnent (délai raisonnable, droit au recours, juge indépendant et impartial…), lorsqu’il s’estime victime d’une atteinte portée à telle ou telle desdites prérogatives, est un droit fondamental, consacré par les textes internationaux et européens de protection des droits de l’homme (1).

4. L’accès à la justice et les modalités de fonctionnement de cette dernière relèvent d’une compétence régalienne de l’Etat tant sur le territoire métropolitain que sur celui des collectivités ultramarines, quel que soit leur statut respectif. Ainsi, conformément aux articles 73 et 74 de la Constitution, la compétence ne peut être ni transférée ni déléguée à une collectivité territoriale.

5. Par cet avis, la CNCDH a cherché à évaluer si l’accès au droit et l’accès à la justice pour le justiciable ultramarin est de la même qualité que ceux dont dispose le justiciable métropolitain.L’avis a pour vocation d’alerter l’Etat, les collectivités locales ultramarines et la société civile sur les dysfonctionnements les plus graves existant dans l’accès à la justice et le fonctionnement attendu de celle-ci ainsi que, en amont, sur les principaux obstacles empêchant l’accès au droit pour l’ensemble des justiciables ultramarins.L’on précisera que la CNCDH dresse dans cet avis un certain nombre de constats relatifs aux outre-mer, mais qu’elle pourrait en formuler de semblables pour la métropole.Néanmoins, certaines spécificités des territoires ultramarins rendent les difficultés encore plus criantes.

6. Les travaux conduits en ce sens par la CNCDH (auditions transversales [2] et auditions ciblées) ont mis en évidence que la situation pour les justiciables était particulièrement critique à Mayotte et en Guyane, justifiant ainsi un focus particulier sur ces deux territoires. En effet, la commission n’a pu qu’y constater un fort sous-développement des services publics et des ruptures d’égalité en découlant dans l’accès au droit et à la justice. Néanmoins, afin de mieux comprendre la spécificité de cette situation par rapport à celle de l’accès au droit et à la justice dans les outre-mer en général, des recherches et des auditions ont été menées concernant d’autres territoires ultramarins (Polynésie française, Nouvelle-Calédonie, Martinique et La Réunion). En tout état de cause, en raison des différences statutaire, institutionnelle, historique, géographique, humaine, etc.propres à chaque territoire, et de la complexité des conséquences qu’elles produisent, le bilan dressé et les recommandations formulées ne sauraient aucunement prétendre à l’exhaustivité, y compris s’agissant de la Guyane et de Mayotte.

7. Eu égard plus particulièrement au travail de recherche puis d’analyse de la situation dans ces deux territoires, trois précisions s’imposent. D’abord, dès lors qu’un avis autonome sur les droits des étrangers et le droit d’asile dans les outre-mer sera adopté ultérieurement (septembre 2017) par la CNCDH, et intégré dans l’étude mentionnée plus haut, le parti a été pris dans le présent avis de ne pas aborder la question spécifique de l’accès au droit et à la justice des étrangers et des demandeurs d’asile. Ensuite, le terme de  » justice  » doit être ici compris comme désignant la seule institution judiciaire, l’accès aux juridictions administratives et le fonctionnement de ces dernières étant exclus de l’avis. Enfin, il convient de souligner que, étant donné l’impossibilité pour la CNCDH de se déplacer sur le terrain, elle a dû opérer par auditions, au demeurant nombreuses. Or, malgré leur très vif intérêt, celles-ci n’ont pas toujours permis de lever les doutes affectant telle ou telle situation en raison des opinions différentes, voire contradictoires, formulées par certaines des personnes auditionnées. Sans doute, les quelques interrogations subsistantes révèlent-elles, à leur manière, tant les importantes lacunes voire défaillances constatées dans le fonctionnement de l’accès au droit et à la justice dans ces territoires que le manque de coordination voire de dialogue entre les différentes institutions concernées.

8. Avant d’aborder les thématiques de cet avis, il importe, à titre préliminaire, de rappeler brièvement les normes constitutionnelles régissant le droit applicable dans les territoires ultramarins. Les départements et régions d’outre-mer (DROM) (Guyane, Guadeloupe, Martinique, Réunion et depuis récemment, Mayotte [3]), régis par l’article 73 de la Constitution, répondent au principe d’identité législative. Ainsi, selon ce texte,  » les lois et règlements sont applicables de plein droit « . Pour autant, l’article 73 prévoit que ces lois et règlements peuvent faire l’objet d’adaptations compte tenu des  » caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités « . Les départements et régions peuvent alors obéir ponctuellement à des dispositions dérogatoires. Au contraire les collectivités d’outre-mer (COM) (Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint-Barthélemy et la Polynésie française) s’organisent, selon l’article 74 de la Constitution, autour du principe de spécialité législative. Les lois et règlements de la métropole ne sont donc applicables que sur mention expresse dans lesdits lois et règlements. Cependant, certaines normes dites  » lois de souveraineté  » ont vocation à s’appliquer sur l’ensemble du territoire de la République, COM comprises. Quant à la Nouvelle-Calédonie, elle est une collectivité d’outre-mer sui generis autonome, constitutionnellement reconnue au titre XIII de la Constitution (articles 76 et 77). Mais s’il est exact de constater que la Constitution distingue les régimes dits d’identité législative et de spécialité législative, la réalité n’est pas aussi tranchée. En effet, si, dans les textes, les distinctions paraissent claires, en pratique, la hiérarchie des normes et l’articulation des compétences locales et nationales se caractérisent par une grande diversité de situations. Ainsi, alors que les collectivités de l’article 74 de la Constitution pour partie (Polynésie française et Wallis-et-Futuna) et la Nouvelle-Calédonie sont soumises au principe, assorti d’exceptions, de spécialité législative, ce dernier reste résiduel à Saint-Barthélemy et Saint-Martin et absent de Saint-Pierre-et-Miquelon.

9. S’ajoute à cette dichotomie et aux différences statutaires propres à chacun des territoires ultramarins la possible soumission à un statut coutumier ou de droit local. En effet, l’article 75 de la Constitution prévoit que  » les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun […] conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé « . Dans plusieurs collectivités ultramarines, la Guyane, Mayotte (4), la Nouvelle-Calédonie et les îles Wallis et Futuna, des citoyens sont ainsi régis par un statut coutumier. Cette articulation entre droit commun et droit local vient encore accroître la complexité normative et la diversité du droit applicable dans les outre-mer.

10. De plus, des contextes locaux difficiles constituent des obstacles supplémentaires pour les justiciables lorsqu’ils veulent accéder au droit et à la justice. En effet, d’une manière générale, la fragilité et l’inégale répartition de l’ensemble des services publics sur les territoires, les contraintes budgétaires y afférentes, le défaut de communication et de coordination des acteurs locaux, les difficultés économiques et sociales des ultramarins, freinent le développement d’une politique d’accès au droit et à la justice appropriée, apte à assurer à chacun une connaissance suffisante de ses droits et des moyens de les exercer. Or ces difficultés communes aux outre-mer mais de façon variable, sont décuplées en Guyane et à Mayotte.

11. S’agissant de la Guyane, aussi vaste que le Portugal, la collectivité est marquée par l’étendue de son territoire et la distance entre ses communes, l’importance de sa population étrangère et/ou en séjour irrégulier, la présence de frontières fluviales avec le Surinam et le Brésil ou maritime avec l’océan Atlantique, et les indicateurs socio-économiques très faibles de ses populations dès lors que l’on s’éloigne de la frange côtière (Cayenne, Kourou). Plus encore, la Guyane est marquée par les carences de l’état civil, principalement pour les populations vivant dans l’ouest du pays, qui privent celles-ci de toute existence juridique vis-à-vis de l’administration, et, partant, les empêchent de procéder à toute démarche administrative ou juridique (5). Ces difficultés sont encore aggravées par un maillage territorial disparate des services publics (notamment du service public de la justice), par une mauvaise couverture des moyens de communication (routes en nombre limité, absence de transports en commun, barrages routiers (6), réseaux internet et téléphonique insuffisamment développé, accès à l’électricité limité et défaillant…), par un faible nombre tant des associations que des professionnels du droit, concentrés à Cayenne. On le voit, l’inégalité de l’accès au droit et aux services publics en Guyane n’est plus à démontrer (7). En outre, si les obstacles à un accès physique au juge sont déjà difficiles à surmonter, le fonctionnement des juridictions est également mis à mal par une insuffisante prise en compte des spécificités locales (8).

12. A Mayotte, la départementalisation a entraîné une modification considérable des modes de vie de la population qui a dû assimiler rapidement et brutalement une transition vers un statut de droit civil commun. Alors que l’organisation judiciaire a été profondément modifiée, la question de l’accès à la justice et du bon fonctionnement de celle-ci n’a pas été traitée en priorité. De plus, malgré l’instauration d’une commission de révision de l’état civil en 2005, la campagne de rectifications judiciaires en vue d’assurer un état civil de droit républicain à l’ensemble des Mahorais n’est toujours pas achevée (plus de 3 000 dossiers restent encore à traiter). Ainsi, comme en Guyane, de nombreuses personnes ne peuvent accomplir de démarches administratives faute de disposer d’un état civil. Au regard de ces éléments, force est de constater qu’à Mayotte, tant la politique d’accès au droit et à la justice que le bon fonctionnement de la justice peinent à se mettre en place bien qu’il s’agisse aujourd’hui d’un département. Sans compter d’autres facteurs aggravants comme un manque de développement manifeste de l’île (indicateurs socio-économiques très faibles, éducation défaillante, forte mortalité infantile), des déficiences certaines de l’ensemble des services publics et une mise en œuvre défaillante des politiques publiques. Enfin, l’augmentation de la population (9), en partie du fait de l’immigration, conduit à un engorgement systématique de l’ensemble des structures, toutes sous-dimensionnées, et au premier chef des juridictions ; de plus, comme en Guyane, les spécificités locales de Mayotte ne sont pas suffisamment prises en compte dans le traitement des contentieux.

13. Dans ce contexte, l’accès à la connaissance du droit et de la justice pour les justiciables ultramarins, spécialement de Guyane et de Mayotte, s’avère particulièrement difficile (I). Quant aux graves dysfonctionnements affectant les juridictions, ils empêchent l’accès à une véritable justice de qualité dans ces deux territoires (II).

I. – L’accès à la connaissance du droit et de la justice

14. La Charte nationale de l’accès au droit, adoptée en février 2017, rappelle que  » l’accès au droit doit être effectif pour tous les citoyens  » (10). La CNCDH salue l’adoption d’une telle charte qui démontre une forte volonté politique d’améliorer l’accès au droit pour toutes les personnes présentes sur le territoire de la République. La CNCDH recommande aux pouvoirs publics de rendre effectif, dans chacun des douze territoires ultramarins, l’ensemble des propositions formulées par la Charte précitée, en portant une attention particulière à Mayotte et à la Guyane. Un comité de suivi ayant été prévu aux fins de rendre compte semestriellement de la mise en œuvre des mesures prescrites par celle-ci, la CNCDH veillera à l’efficacité de ce suivi, notamment à l’égard de Mayotte et de la Guyane. En effet, comme on l’observera dans cet avis, de nombreuses difficultés limitent l’effectivité de ce droit pour tous dans les outre-mer. Cet accès au droit est notamment rendu plus difficile par la multiplicité des entraves mises à la connaissance du droit et de la justice par les justiciables dans les outre-mer (A). Cependant, pour endiguer ce phénomène, des initiatives originales et adaptées aux contextes et spécificités ultramarins ont été mises en œuvre (B).

A. – Les entraves à la connaissance du droit et de la justice

15. L’accès au droit, c’est-à-dire la connaissance du droit applicable, suppose, au premier chef, l’intervention d’acteurs ou de structures aptes à fournir toutes informations utiles au justiciable. Or, globalement, il faut déplorer une mauvaise connaissance du droit dans les outre-mer, liée à plusieurs facteurs.

1. Les entraves liées à l’histoire, la géographie, la culture et la langue

16. A Mayotte, l’histoire du territoire est l’une des explications avancées. En effet, à la suite de la récente départementalisation de 2011, un statut de droit commun venu supplanter un statut de droit local a été appliqué aux Mahorais. La départementalisation a par ailleurs bouleversé l’organisation administrative et judiciaire du territoire (11) en donnant notamment la compétence exclusive aux juridictions de droit commun de statuer sur tout contentieux. L’ancienne justice coutumière de droit musulman, la justice cadiale, a été profondément modifiée par la départementalisation qui a cessé de la reconnaître officiellement. Pour autant, les cadis, juges de droit musulman des tribunaux islamiques et coutumiers (12), n’ont pas disparu même si leur rôle a été sensiblement modifié (13). Après l’abandon du projet répété de les réintégrer dans l’institution judiciaire (14), ils sont aujourd’hui des  » médiateurs sociaux de la République  » (15). Ils ne sont plus officiellement consultés par les juges et les fonctionnaires de droit commun et il n’existe plus de partenariat entre les deux entités, ce que les cadis regrettent.

17. Comme le souligne le Défenseur des droits,  » le statut de droit commun désormais appliqué aux Mahorais n’a pas été suffisamment expliqué aux habitants qui ont vu leurs habitudes bouleversées et continuent de fait à faire appel aux cadis  » (16). En effet, on constate une mauvaise compréhension par les Mahorais de la disparition de la justice cadiale et de facto de la justice de droit commun désormais applicable. Cette méconnaissance de l’articulation entre droit commun républicain, justice cadiale et droit local crée des situations d’incompréhension, et engendre un non-recours à la justice de droit commun. En effet, une grande partie de la population mahoraise (notamment les personnes âgées de plus de 40 ans et celles disposant de faibles ressources financières) préfère continuer à recourir aux cadis pour régler ses différends ou litiges (familiaux, fonciers ou de voisinage…) plutôt que de s’adresser à la justice de droit commun. Les cadis eux-mêmes manifestent une certaine défiance à l’égard de celle-ci (17). Ce n’est qu’en cas d’échec de la conciliation coutumière ou encore d’incompétence constatée par le cadi (notamment en matière pénale) que ce dernier renvoie vers les juridictions de droit commun. La CNCDH recommande la mise en place d’une discussion approfondie entre le ministère de la justice et les cadis sur le rôle qui pourrait leur être reconnu au sein de la justice française, afin de profiter au mieux de leur fort enracinement dans une bonne partie de la population mahoraise (18).

18. Cette situation, ajoutée à des dysfonctionnements de l’institution judiciaire (19), crée un fossé entre la justice de droit commun et les justiciables mahorais, et empêche l’établissement d’une relation de confiance entre la population et la justice de la République. Par exemple, comme l’ont mentionné, plusieurs des personnes auditionnées, s’agissant de la prise en charge des mineurs, en matière civile comme en matière pénale, il existe une sorte de  » conflit de modèle éducatif  » entre les tenants d’une conception traditionnelle locale et les défenseurs d’une approche institutionnelle (20).

19. En Guyane, le même phénomène de mauvaise connaissance, voire d’ignorance du droit, et l’absence de recours à la justice qui peut en découler, est observé. A ce titre, Maître Patrick Lingibé, ancien bâtonnier de Cayenne, considère que l’histoire pourrait expliquer en partie le phénomène  » d’inculture juridique  » de la majorité de la population guyanaise (21). En effet, la non-adhésion de la population guyanaise à la norme juridique française s’explique par son  » importation abrupte  » sans mesures d’accompagnement ni d’explications au cours du siècle dernier. Des chercheurs complètent ce constat en avançant que pour les populations autochtones (22), régies essentiellement par des règles coutumières, le recours aux services publics dont celui de la justice, pour la résolution de leurs problèmes, est difficile et peu usuel. Ainsi écrivent-ils,  » ce sont les règles ancestrales qui donnent la primauté à cette justice par rapport à l’organisation française. La justice française apparaît subsidiaire, alors que dans nos textes, elle est prioritaire. Cela entraîne, que, dans certaines familles, qu’il s’agisse des parents ou des enfants, chacun se trouve dans une situation d’ignorance par rapport aux lois “on ne demande pas un droit qu’on ne connaît pas”. Un autre aspect marquant concerne par exemple le droit de faire appel d’un jugement. Ce droit n’existe pas dans le droit coutumier  » (23). En outre, les populations éloignées, qui ignorent les règles juridiques françaises (nationalité, état civil, divorce, filiation, adoption, autorité parentale, etc.), les découvrent souvent, soit a posteriori une fois confrontées à la situation litigieuse, soit par le  » bouche à oreille « , ce qui est source de nombreuses et regrettables inexactitudes et confusions (24). Le conseil départemental d’accès au droit (CDAD) de Guyane a fait part à la CNCDH de l’existence d’une forte demande en ce sens de la population guyanaise, consciente de ne pas connaître suffisamment ses droits. Ainsi, au fur et à mesure que de nouvelles permanences d’information juridique se sont développées, elles ont été rapidement submergées par les demandes.

20. Toujours en Guyane, et en raison d’un très faible niveau de vie, la connaissance de l’ensemble de leurs droits n’est pas directement à la portée de certains justiciables guyanais. En effet, pour ces justiciables impécunieux, accéder au droit se résume seulement à accéder aux seuls droits de première nécessité : par exemple, comment disposer d’un logement, comment accéder aux allocations familiales pour élever ses enfants, comment scolariser ces mêmes enfants, le tout présupposant que l’impétrant soit en situation régulière et dispose d’un état civil. En revanche, l’information relative au droit de la responsabilité, civile ou pénale, au droit matrimonial (qui implique que les partenaires soient mariés ou pacsés), au droit des successions, au droit de la filiation [chez une population de tradition matrilinéaire], ainsi qu’aux actions en justice en découlant, sont des questions tout à fait secondaires, pour ne pas dire étrangères à leurs préoccupations. En outre, comme cela a été rapporté à la CNCDH, une partie de la population guyanaise préfère se tourner vers le préfet ou le maire pour obtenir des informations juridiques alors que cela ne relève pas de leur mission.

21. Au-delà des exemples guyanais et mahorais, on notera également qu’en Nouvelle-Calédonie l’accès à la connaissance de la norme juridique applicable peut s’avérer difficile pour les personnes de statut civil coutumier et pour celles relevant du statut de droit commun, ainsi que pour les professionnels du droit eux-mêmes. En effet, l’articulation entre les règles coutumières et celles de droit commun soulève de nombreuses interrogations voire des conflits entre elles (25). De plus, même si la complexité juridique explique, de manière générale, les difficultés éprouvées par les justiciables ultramarins à être informés du droit applicable, la Nouvelle-Calédonie souffre aussi d’une organisation administrative et judiciaire qui s’est considérablement complexifiée au gré des transferts progressifs des compétences de l’Etat à la collectivité. Si bien que la population, dont une majeure partie est peu diplômée et même peu instruite, a beaucoup de mal à connaître le texte législatif ou réglementaire en vigueur s’appliquant à sa situation. S’il existe la base de données  » juridoc  » (26), celle-ci peut être difficile d’accès pour le justiciable dépourvu de connaissances juridiques de base.

22. Enfin, la barrière de la langue constitue un frein important à la connaissance du droit et de l’institution judiciaire à Mayotte et en Guyane. Le constat est particulièrement frappant à Mayotte : 40 % de la population mahoraise ne parlant pas la langue française (27), de nombreux Mahorais s’orientent mal dans l’ensemble des services publics, et plus particulièrement, comme on le verra en seconde partie, dans celui de la justice. Il semble toutefois que les structures d’accès au droit et les associations aient recruté des personnes bilingues voire de véritables interprètes (28), dont la présence indispensable doit être encore renforcée. Néanmoins, il est intéressant d’observer que, en l’absence de ces personnes bilingues ou de ces interprètes, la solidarité mahoraise est telle qu’il est possible à un justiciable de solliciter un membre de son entourage afin qu’il l’assiste pour l’accomplissement de telle ou telle formalité administrative ou, en cas de procès, lors d’une audience. Une telle solidarité joue également en Guyane où, de nombreux usagers des services publics ne parlant pas français viennent accompagnés d’une tierce personne qui joue le rôle d’interprète lors des permanences d’information juridique proposées par le CDAD, ou à l’occasion de rendez-vous avec des administrations (caisse d’allocations familiales, sécurité sociale…). Ces usagers peuvent également faire appel à des tiers pour rédiger par exemple leur demande en justice ou leur recours, mais moyennant souvent une rémunération élevée.

2. Les entraves liées aux structures d’accès au droit : un maillage territorial disparate et insuffisant

23. A ces premières entraves s’ajoutent des difficultés matérielles avérées d’accès à ces structures, celles-ci étant, soit inexistantes, soit défaillantes, soit éloignées géographiquement. Certains critiquent le fait que la Chancellerie ait tenté de parer à ces difficultés par la seule augmentation significative des budgets (29). En effet, même si cette augmentation des crédits en faveur de l’accès au droit et à la justice (Programme 101) dans les départements d’outre-mer entre 2012 et 2017 (30) mérite d’être saluée, il faut toutefois noter que cette augmentation à hauteur de 3 % est nettement inférieure à l’augmentation des crédits sur l’ensemble du territoire français (7,8 %). Elle doit en plus être nuancée dès lors que la Guyane a vu ses crédits diminuer de 14 % sur cette période. En outre, la répartition des crédits au titre de l’accès au droit reste inégale puisque, par exemple, en 2016 La Réunion a reçu plus de 50 % des crédits quand Mayotte n’en a reçu que 3,1 % et la Guyane 7,8 %. Enfin, il convient de souligner que sur cette période, d’une manière générale, environ 90 % des crédits sont alloués au financement de l’aide juridictionnelle, ce dont il se déduit que seuls les 10 % restants sont alloués à l’accès à la connaissance des droits, à l’aide aux victimes et à la médiation familiale. Même si le financement de l’aide juridictionnelle est fondamental, la CNCDH considère que cela ne dispense pas le gouvernement d’une réflexion plus globale et plus ambitieuse sur l’accès au droit et à la justice dans l’ensemble des territoires ultramarins. L’examen des éléments subséquents rend cette politique d’autant plus nécessaire.

24. Le manque de coordination entre les différents acteurs est particulièrement marqué en Guyane et à Mayotte. Aussi, dès lors que la Charte nationale de l’accès au droit souhaite renforcer la coopération entre les CDAD et le secteur associatif, et développer un réseau actif de partenaires aux niveaux national, régional et départemental (31), la CNCDH portera toute son attention à son application, en général et en particulier dans ces deux territoires.

a) Une offre défectueuse de structures d’accès au droit

25. La principale structure d’accès au droit et à la justice est le conseil départemental d’accès au droit (CDAD) (32). Ce dispositif est complété par le  » réseau judiciaire de proximité  » composé des maisons de justice et du droit (MJD) et des points d’accès au droit (PAD). Dans les outre-mer, on constate que le maillage territorial d’accès au droit est disparate d’un territoire à un autre. Ainsi La Réunion fait-elle figure de bonne élève avec un maillage assez exceptionnel de points d’accès aux droits – trente-et-un PAD et un CDAD-, alors que la Guyane, territoire dont la superficie est plus de trois fois supérieure, ne dispose que de sept PAD et d’un CDAD et Mayotte, de six PAD et un CDAD alors même que la superficie y est huit fois inférieure et la population près de trois fois inférieure à celle de La Réunion. Quant à la Nouvelle-Calédonie, dont la population avoisine les 275 000 habitants, répartis sur plus de 18 000 km2, elle ne dispose ni de CDAD, ni de PAD stricto sensu ni de MJD. Aucune politique globale d’accès au droit n’étant menée sur le territoire. Depuis 2012, s’il existe un CDAD dans chaque département d’outre-mer, toutes les collectivités d’outre-mer n’en possèdent pas. En outre, les MJD sont très peu nombreuses : une à Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane, une à Fort-de-France, en Martinique, et une aux Abymes, en Guadeloupe. Selon le ministère de la justice, les CDAD d’outre-mer sont confrontés aux mêmes difficultés que les CDAD de métropole : le manque de financement, de ressources humaines et de mobilisation des partenaires.

26. A la suite de la départementalisation de 2011 (33), le CDAD de Mayotte a été créé en 2012 (34) et installé à Mamoudzou. Un effort de création de permanences décentralisées par rapport à Mamoudzou doit être souligné : des permanences hebdomadaires d’information, délocalisées dans six points d’accès au droit ont en effet été instaurées (35). Ces PAD, répartis sur quasiment l’ensemble du territoire, permettent à la population d’éviter les déplacements trop longs. Comme cela a été rapporté à la CNCDH, ils fonctionneraient convenablement même si de très faibles moyens financiers et humains (36) ne leur permettent pas d’exercer l’ensemble de leurs missions. On constate que le nombre de personnes reçues en 2016 par le CDAD dans l’ensemble de ses permanences est en baisse par rapport à 2014 et 2015 (37), sans qu’on connaisse les raisons précises de cette baisse. Au titre de ses permanences d’information juridique, le CDAD intervient surtout sur des questions liées à la nationalité, à l’état civil, aux affaires familiales, et à l’aide à la rédaction (38). On peut regretter qu’au sein des permanences effectuées par le CDAD, et ce pour des raisons budgétaires, on ne compte plus d’avocats depuis deux ans (l’ancien bâtonnier ayant souhaité que les consultations offertes dans le cadre de l’accès au droit soient désormais rémunérées) (39). En conséquence, le partenariat entre le CDAD et le barreau a été suspendu depuis 2015. Néanmoins, il semble que des discussions soient en cours avec le nouveau bâtonnier pour remédier à cette situation. La CNCDH souhaite vivement que le barreau retrouve sa place privilégiée au sein du CDAD. Enfin, il faut souligner la présence, depuis peu, d’un service d’accueil unique du justiciable (SAUJ) (40) au sein du TGI de Mamoudzou, permettant aux justiciables d’être informés de leurs droits, de leur possibilité d’engager des formalités et démarches et de se renseigner sur les procédures existantes. Le SAUJ fonctionne en lien très étroit avec le CDAD de Mayotte.

27. La Guyane, quant à elle, dispose d’un CDAD, de deux PAD au sens strict du terme (41) et de cinq autres lieux de rencontres entre usagers et personnels du CDAD (42), inégalement répartis sur le territoire. De nouvelles permanences d’information juridique mensuelles ont été mises en place par le CDAD dans les communes de Matoury et de Macouria en janvier 2017, ce qui permet sans aucun doute d’élargir un peu la couverture de l’offre d’information (43). Mieux encore, à l’issue des travaux effectués actuellement au TGI de Cayenne, un SAUJ va être installé en octobre 2017, ce que la CNCDH salue, puisque cela constituera une nouvelle structure d’accès au droit pour les justiciables guyanais. Néanmoins, ces créations restent insatisfaisantes au regard des besoins du département dès lors que le réseau d’accès au droit ne couvre au total que 5 % du territoire (44).

28. Si le CDAD de Guyane a été créé en 1996, il est resté relativement inactif jusqu’en 2012/2013. Installé au tribunal de grande instance (TGI) de Cayenne, juridiction qui connaît de graves dysfonctionnements et de mauvaises conditions de travail (45), il n’est composé que de deux agents, une juriste basée à Kourou qui se déplace jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni, et une coordinatrice qui s’occupe du secteur de Cayenne et se déplace parfois dans les communes de l’intérieur. L’ensemble des populations des villes et villages n’a pas accès aux permanences et aux informations juridiques du CDAD. A l’Ouest, il est très difficile d’aller au-delà de Maripasoula (et encore seulement en avion). A l’Est, une semaine de permanence avait été organisée à Camopi, en octobre 2016, de concert avec des services de la préfecture. A la suite de cette initiative, la mairie de Camopi avait demandé que soit instaurée une permanence mais cette demande n’a pu être satisfaite en raison de la distance géographique et des coûts engendrés pour le CDAD. Il est clair que les moyens humains et financiers du CDAD sont très insuffisants pour couvrir tout le territoire (46), l’activité intense et croissante (47) rendant l’accomplissement des fonctions épuisantes, et les déplacements générant des coûts sans précédent (48). La problématique la plus aigüe aujourd’hui a trait au financement de toutes les activités entreprises ou à entreprendre, si bien que l’objectif du CDAD est seulement de survivre en cherchant des financements pour pérenniser les points d’accès au droit existants (49). Les permanences d’information juridique, assurées majoritairement par le CDAD, connaissent assurément le succès mais la demande est telle que, parfois, pour obtenir une simple information, il faut s’inscrire sur une liste d’attente de plusieurs semaines.

29. Si le CDAD a œuvré pour redynamiser la MJD de Saint-Laurent-du-Maroni, celle-ci demeure à ce jour encore défaillante. En effet, les avocats, les notaires et les huissiers de justice ne veulent plus y tenir de permanences du fait de l’éloignement à partir de Cayenne. Le barreau revendique en effet une indemnisation de ses frais de déplacement entre Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni, les deux localités étant distantes de près de 300 kilomètres (50). Il semble d’ailleurs qu’actuellem


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