Validité des enquêtes de harcèlement contre un rédacteur en chef
Validité des enquêtes de harcèlement contre un rédacteur en chef

Le groupe France Télévisions est en droit de faire appel à un prestataire externe pour mener une enquête interne et recueillir des témoignages visant à prouver ou invalider des accusations de  harcèlement / discrimination portées contre l’un de ses rédacteurs en chef. Ce mode de preuve est recevable devant les juridictions.   

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République française

Au nom du Peuple français

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 6 – Chambre 2

ORDONNANCE DU 21 OCTOBRE 2021

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 21/10709 –��N° Portalis 35L7-V-B7F-CD2NR

Saisine : assignation en référé délivrée le 28 mai 2021

DEMANDEUR

S.A. FRANCE TELEVISIONS

[…]

[…]

représentée par Me Marc BORTEN, avocat au barreau de PARIS, toque : R271

DÉFENDEUR

Monsieur G H Z

[…]

[…]

représenté par Me Sylvie KONG THONG de l’AARPI Dominique OLIVIER – Sylvie KONG

THONG, avocat au barreau de PARIS, toque : L0069 substituée par Me Louis MARION, avocat au

barreau de PARIS

PRÉSIDENT : Olivier FOURMY

GREFFIÈRE : Alicia CAILLIAU

DÉBATS : audience publique du 03 Septembre 2021

NATURE DE LA DECISION : contradictoire

Signée par Olivier FOURMY, Présidente assistée de Alicia CAILLIAU, greffière présente lors de la

mise à disposition, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au

deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile, et à laquelle la minute de la décision a

été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE des FAITS et de la PROCÉDURE

M. G-H Z a intégré le groupe France Télévisions le 5 mars 1990. En dernier lieu, il

occupait le poste de rédacteur en chef, palier 2, au sein de la direction des sports.

Le 4 avril 2020, le journal ‘L’Équipe’ publiait un entretien dans lequel Mme X, ancienne

journaliste des sports de France Télévisions, qu’elle avait quittée en septembre 2018, dénonçait ses conditions de travail au sein de cette société.

Le 5 avril 2020, Mme C D, présidente de la société France Télévisions (ci-après, la

‘Société’ ou ‘FTV’), faisait publier, dans le même journal, une réponse ‘en indiquant qu’elle avait appelé Madame X et qu’elle avait mandaté le Cabinet INTERSTYS pour procéder à un recueil de témoignages’.

Le Cabinet Interstys a mené sa mission et procédé à l’audition de nombreux salariés. Il remettait son rapport à la société (ci-après, le ‘Rapport’).

Le 2 juillet 2020, M. Z était convoqué à un entretien préalable, en vue d’une sanction

disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement.

L’entretien se tenait le 10 juillet 2020. Selon M. Z, il lui était reproché, sur la base du Rapport, ‘des comportements et des propos pouvant caractériser (…) un harcèlement moral et de la discrimination’. Il contestait ces accusations et sollicitait une copie du Rapport et des témoignages l’incriminant.

M. Z était convoqué devant la commission de discipline de la société, le 24 juillet 2020 (il y

était représenté par son psychiatre).

Par courrier en date du 30 juillet 2020, M. Z était ‘licencié pour faute’.

Ses demandes de transmission du Rapport et des témoignages n’étaient pas satisfaites, même après une demande officielle de son conseil, le 4 août 2020.

Ainsi, M. Z a saisi la formation des référés du conseil de prud’hommes pour demander qu’il soit ordonné à son employeur de communiquer le Rapport, sous astreinte.

Par ordonnance de référé prise en formation de départage, le 1er avril 2021, le juge a ordonné ‘la communication par la société FRANCE TELEVISIONS, dans le délai de 15 jours suivant la notification de la présente décision, et sous astreinte de 200 euros par jour de retard pendant un délai de 3 mois, l’intégralité des documents composant l’enquête diligentée pour le compte de la société FRANCE TELEVISIONS par le cabinet INTERSTYS’, condamnant en outre la Société à paye à M. Z la somme de 800 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

Le 14 avril 2021, la Société a relevé appel de cette décision (RG 21/0733).

Par courrier officiel en date du 7 juin 2021, le conseil de la société a transmis au conseil de

M. Z ‘le document ‘synthèse d’investigation’ remis par Interstys à la Société FRANCE

TELEVISIONS à l’issue de son enquête au sein de la Rédaction des Sports’.

Le même jour, le conseil de la société transmettait à celui de M. Z ‘les témoignages recueillis

dans le cadre de l’enquête et transmis à FTV par le Cabinet INTERSTYS’.

Par assignation en référé, signifiée à personne morale le 28 mai 2021, M. Z a attrait la Société

devant le premier président de la cour de céans, à l’audience du 3 septembre 2021, en vue de :

— ordonner la radiation du rôle de l’affaire enregistrée sous le numéro de RG 21/03733 ;

— condamner la Société à 1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux

entiers dépens.

A l’audience, le conseil de M. Z a maintenu ses demandes, telles que présentées par conclusions

récapitulatives, le montant sollicité au titre de l’article 700 étant porté à la somme de 3 000 euros.

Par conclusions récapitulatives, soutenues à l’audience, le conseil de la Société demande à la

juridiction du premier président de :

— débouter M. Z de l’ensemble de ses demandes ;

— condamner M. Z à lui payer la somme de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du

code de procédure civile ;

— condamner M. Z aux entiers dépens.

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la juridiction du premier président,

conformément à l’article 455 du code de procédure civile, renvoie aux motifs de l’assignation et aux

conclusions qu’elles ont transmises.

MOTIFS

Sur la demande de radiation

A l’appui de ses prétentions, M. Z fait en particulier valoir que le juge du référé a ordonné la

communication de ‘l’intégralité des documents composant l’enquête diligentée pour le compte de la société FRANCE TELEVISIONS par le cabinet INTERSTYS’ dans un délai de 15 jours et qu’il ne lui a été transmis que :

— le 27 avril 2021, selon les termes mêmes du courrier officier de transmission émanant du conseil de la Société, ‘le document ‘synthèse d’investigation’ remis par Interstys à la Société France TELEVISIONS à la suite de son enquête au sein de la Rédaction des Sports’ ;

— le 7 juin 2021, un document contenant 55 témoignages.

Or, le rapport de la société Interstys ‘fait mention d’un total de 107 témoignages validés signés ainsi que des éléments de preuve communiqués spontanément par des salariés’ (souligné et en gras comme dans les conclusions). En outre, quatre témoignages sont illisibles. Enfin, la Société n’a pas communiqué les éléments de preuve dont il est fait mention (M. Z fournit l’exemple précis du compte-rendu de M. G., qui fait état de cinq annexes).

M. Z considère donc que la Société n’a pas respecté la décision dans son intégralité.

M. Z souligne que l’affirmation, ‘récente’, selon laquelle seuls 55 témoignages auraient été

transmis par la société Interstys à FTV, faute de l’accord des autres personnes interrogées n’est ‘pas

compatible avec le déroulé des faits’. Il relève, notamment, que certains des propos qu’il aurait tenus,

selon la lettre de licenciement, ‘ne figurent dans aucun des témoignages communiqués’. ‘C’est donc

que la société a entre ses mains d’autres témoignages qu’elle persiste à ne pas vouloir communiquer

en violation de l’ordonnance du juge des référés’.

Enfin, la Société ne peut invoquer une quelconque confidentialité, dès lors que le rapport d’enquête

précise qu’il ‘restera confidentiel, sauf dans le cas d’une requête judiciaire où les autorités

compétentes pourraient en faire la demande’. Au demeurant, l’attestation de la société Interstys ne

respecte pas les prescriptions de l’article 202 du code de procédure civile.

La société France Télévisions, par conclusions écrites soutenues à l’audience, plaide notamment,

pour sa part, que le document intitulé ‘Synthèse’ qu’elle a communiqué à la suite de l’ordonnance de

référé constitue bien le rapport dressé par la société Interstys, ainsi qu’en atteste celle-ci.

S’agissant des témoignages qui seraient manquants, la Société relève tout d’abord que la méthode

d’enquête a consisté à établir le ‘témoignage’ résultant de l’entretien avec les personnes ayant été

entendues, ce témoignage ne pouvant être transmis à la DRH qu’avec l’accord préalable de

l’intéressé. Ainsi, chaque témoignage comporte, en conclusion, une mention selon laquelle la

personne concernée accepte, ou non, de ‘lever la confidentialité et de transmettre à la DRH’.

La Société affirme avoir ainsi communiqué ‘l’intégralité des éléments et documents qui lui ont été

remis et donc composant l’enquête’.

S’agissant des témoignages qui n’auraient pas été lisibles, la Société les communique à nouveau, avec

cette précision que certains éléments lui ont été transmis partiellement coupés (cas de M. P. Dl. et

des annexes au témoignage de M. G. et de Mme D.).

La Société demande donc à la cour de juger qu’elle a ‘intégralement exécuté l’ordonnance du

1er avril 2021′.

Sur ce

Aux termes de l’article 524 du code de procédure civile, dans sa version applicable à compter du 1 er janvier 2020 :

Lorsque l’exécution provisoire est de droit ou a été ordonnée, le premier président ou, dès qu’il est saisi, le conseiller de la mise en état peut, en cas d’appel, décider, à la demande de l’intimé et après avoir recueilli les observations des parties, la radiation du rôle de l’affaire lorsque l’appelant ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée d’appel ou avoir procédé à la consignation autorisée dans les conditions prévues à l’article 521, à moins qu’il lui apparaisse que l’exécution serait de nature à entraîner des conséquences manifestement excessives ou que l’appelant est dans l’impossibilité d’exécuter la décision.

La demande de l’intimé doit, à peine d’irrecevabilité prononcée d’office, être présentée avant l’expiration des délais prescrits aux articles 905-2, 909, 910 et 911.

La décision de radiation est notifiée par le greffe aux parties ainsi qu’à leurs représentants par lettre simple. Elle est une mesure d’administration judiciaire.

La demande de radiation suspend les délais impartis à l’intimé par les articles 905-2, 909, 910 et 911.

Ces délais recommencent à courir à compter de la notification de la décision autorisant la réinscription de l’affaire au rôle de la cour ou de la décision rejetant la demande de radiation.

La décision de radiation n’emporte pas suspension des délais impartis à l’appelant par les articles 905-2, 908 et 911. Elle interdit l’examen des appels principaux et incidents ou provoqués.

Le délai de péremption court à compter de la notification de la décision ordonnant la radiation. Il est interrompu par un acte manifestant sans équivoque la volonté d’exécuter. Le premier président ou le conseiller de la mise en état peut, soit à la demande des parties, soit d’office, après avoir invité les parties à présenter leurs observations, constater la péremption.

Le premier président ou le conseiller de la mise en état autorise, sauf s’il constate la péremption, la réinscription de l’affaire au rôle de la cour sur justification de l’exécution de la décision attaquée.

A titre préliminaire, il convient d’observer qu’alors qu’il a été fait observer, à l’audience, que la Société aurait, selon elle, exécuté la décision dont elle a relevé appel, procédure d’appel dont M. Z sollicite la radiation, chacune des parties a maintenu sa position.

Sur la notion de ‘rapport’

C’est en vain que M. Z soutient que le document intitulé ‘synthèse’ qui lui a été communiqué en exécution de l’ordonnance de référé en cause ne constituerait pas le ‘Rapport’ établi par la société Interstys.

Outre qu’il n’apporte pas le moindre élément de preuve qui permettrait de faire tendre à considérer qu’il peut exister deux documents distincts, la lecture de la page de couverture du document communiqué par la Société ne l’autorise pas davantage.

L’intitulé de ce document (pièce 8 de la Société) se lit effectivement : ‘SYNTHESE

D’INVESTIGATION’ (et la même mention apparaît, en petits caractères, en pied-de-page). Pour autant, figure plus bas la mention, en caractères gras : ‘La diffusion de ce rapport confidentiel relève de la responsabilité exclusive du prescripteur’ (souligné par nous).

Enfin, si la pièce 13 de la Société est une lettre de la gérante de la société Interstys et non une

attestation dans les formes de l’article 202 du code de procédure civile, il n’en demeure pas moins

que la gérante y écrit qu’elle ‘atteste (…) que le document intitulé ‘Synthèse d’investigation’ est bien le

rapport en lui-même. Il faut entendre ‘synthèse’ comme formalisation et analyse synthétique de

l’ensemble des entretiens effectués par (le) cabinet’. M. Z n’apporte pas davantage d’élément

permettant de considérer que ce courrier présenterait un quelconque caractère mensonger.

En l’état de ces constatations, il y a lieu de considérer que la ‘Synthèse’ adressée officiellement entre

conseils par la Société à M. Z constitue le Rapport dont celui-ci sollicitait la communication.

Sur les témoignages communiqués

Il résulte tant du Rapport que des explications des parties qu’il est constant que la société Interstys a entendu plus de salariés que la Société n’a communiqué officiellement de ‘témoignages’ des salariés ayant eu un entretien avec le cabinet Interstys.

Il n’en demeure pas moins que chacun des salariés entendus par le cabinet Interstys s’est vu proposer d’accepter, ou non, que ses propos, tels que synthétisés dans son ‘témoignage’, soient transmis à la direction des ressources humaines de la Société.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que le Rapport puisse mentionner un nombre de témoignages supérieur à celui des témoignages transmis à M. Z par la Société en exécution de l’ordonnance de référé.

M. Z ne peut davantage s’appuyer sur l’observation que certaines des expressions figurant dans

la lettre de licenciement n’apparaissent pas dans les différents témoignages communiqués.

Outre que, ce faisant, il convient que la plupart des expressions mentionnées dans cette lettre résulte de témoignages reçus par le cabinet Interstys, il est constant que c’est au juge du fond qu’il appartiendrait de tirer toute conséquence de ce que tel ou tel propos retenu dans la lettre de licenciement ne s’appuierait pas sur un témoignage ainsi recueilli ni sur aucun autre élément que le juge puisse vérifier.

En l’état, l’affirmation de la Société qu’elle a pu recevoir des éléments ou des informations autres que les témoignages recueillis par le cabinet Interstys n’est pas valablement contredite, quand bien même, comme indiqué ci-dessus, elle ne se trouve pas davantage vérifiée, ce débat relevant du fond.

De l’ensemble de ce qui précède, il résulte que la demande de radiation présentée par M. Z doit être rejetée et il en sera donc débouté.

Sur les dépens et l’article 700 du code de procédure civile

M. Z, qui succombe à l’instance, supportera les dépens.

Les parties seront déboutées de leurs demandes respectives d’indemnité sur le fondement de l’article

700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Déboutons M. G-H Z de sa demande de radiation de l’affaire enregistrée sous le

numéro RG 21/03733 ;

Condamnons M. Z aux dépens de l’instance ;

Déboutons les parties de leur demande respective d’indemnité sur le fondement de l’article 700 du

code de procédure civile ;

Déboutons les parties de toute demande autre, plus ample ou contraire.

Ordonnance rendue par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement

avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

La greffière, Le président,


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