Résiliation anticipée du contrat d’infogérance : les pouvoirs du juge

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Résiliation anticipée du contrat d’infogérance : les pouvoirs du juge

La rupture anticipée d’un contrat peut constituer un dommage imminent, dans cette hypothèse précise, le Président du Tribunal de commerce peut ordonner la poursuite forcée du contrat.

Dans cette affaire, la société Atos a fait valoir avec succès un dommage imminent du fait, suite à la résiliation de son contrat par un prestataire, de l’impossibilité de migrer tous les logiciels mainframe CA avant le 30 juin 2021 – au risque d’un arrêt brutal de son activité d’infogérance -, une telle migration nécessitant selon elle 12 à 24 mois.

Affaire Atos International

La SAS Atos International dite Atos est une société active dans les services informatiques et notamment l’infogérance qui consiste à gérer, sécuriser et maintenir tout ou partie du système d’information qu’une entreprise a décidé d’externaliser. Pour les besoins de son activité d’infogérance, la société Atos met en place et gère l’infrastructure de centres informatiques et unités centrales d’ordinateur permettant le bon fonctionnement des applications de ses entreprises clientes. Cette infrastructure repose sur des systèmes centralisés d’une grande puissance et sur l’utilisation de logiciels spécifiques appelés logiciels mainframe.

La société CA Technologies édite et commercialise des logiciels mainframe et détient les sociétés de droit français SAS CA et de droit suisse CA Europe, dites les sociétés CA.

Relation d’affaires de 22 ans

Les sociétés Atos et CA sont en relation d’affaires depuis 22 ans, les sociétés CA mettant à disposition de la société Atos des logiciels mainframe, suivant des contrats de licence successifs.

Le dernier contrat de licence en vigueur entre les parties datant du 31 décembre 2007, conclu pour une durée initiale de 3 ans, a été renouvelé à plusieurs reprises, en dernier lieu le 24 mai 2018 pour une période de 5 ans, soit jusqu’au 23 mai 2023, et prévoit l’acquittement par la société Atos d’une redevance minimale d’environ 73 624 850 euros pour la période courant du 24 mai 2018 au 23 mai 2023, ainsi qu’un délai de paiement des redevances fixé au plus tard à 30 jours après la date d’émission de la facture.

Par lettre en date du 7 mai 2020, les sociétés CA ont mis en demeure la société Atos de s’acquitter dans les 15 jours de factures restées impayées à l’échéance convenue d’un montant total d’environ 7 millions de dollars ainsi que de mettre en place pour toute future commande des règlements à l’avance et non plus à 30 jours, précisant que faute de cela le contrat en cours serait résilié, dénonçant à cet égard des retards de paiement systématiques de la part de la société Atos en violation de son obligation d’exécuter le contrat de bonne foi.

La société Atos a payé les factures litigieuses dans le délai imparti mais n’a pas confirmé son accord sur les nouvelles modalités de paiement.

Le 4 juin 2020, les sociétés CA ont résilié le contrat par anticipation en accordant un préavis de 6 mois jusqu’au 11 décembre 2020 – finalement reporté le 30 décembre 2020 jusqu’au 30 juin 2021- pour manquement grave de la société Atos à ses obligations de paiement.

Des pourparlers entre les parties se sont engagés au mois d’octobre 2020 dans le cadre de la procédure de résolution amiable prévue à l’article 34.1 du contrat de licence mais n’ont pas abouti. Le 13 novembre 2020, la société Atos a finalement accepté un paiement à réception des factures, sans que les sociétés CA ne reviennent sur leur décision de résiliation, jugeant cette proposition tardive et alors que la résiliation était actée depuis le 4 juin.

Considérant la résiliation du contrat illicite -faute d’inexécution suffisamment grave et du non-respect du formalisme contractuel ou légal- et constitutive d’un dommage imminent -faute de temps nécessaire au remplacement de programmes aussi spécifiques que les logiciels mainframe-, la société Atos a, dûment autorisée, fait assigner en référé d’heure à heure, par acte du 22 décembre 2020, les sociétés CA devant le tribunal de commerce de Paris aux fins de voir ordonner la poursuite de l’exécution du contrat jusqu’à son terme fixé au 23 mai 2023 ou jusqu’à ce qu’une décision sur le fond intervienne, sous astreinte de 500 000 euros par jour de retard, outre une indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Le trouble manifestement illicite écarté    

La société Atos fonde sa demande sur l’article 873 alinéa 1er du code de procédure civile aux termes duquel ‘le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence du tribunal, et même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite’.

L’application de ces dispositions n’est pas subordonnée à la preuve de l’absence de contestation sérieuse.

Le dommage imminent s’entend du dommage qui n’est pas encore réalisé mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer et le trouble manifestement illicite désigne toute perturbation résultant d’un fait qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit.

En l’espèce, les relations des parties sont régies par un contrat de licence à durée déterminée expirant le 23 mai 2023. Selon l’article 1212 du code civil, lorsque le contrat est conclu pour une durée déterminée, chaque partie doit l’exécuter jusqu’à son terme.

L’article 1224 du code civil dispose cependant que ‘la résolution résulte soit de l’application d’une clause résolutoire, soit, en cas d’inexécution suffisamment grave, d’une notification du créancier au débiteur ou d’une décision de justice’, y compris s’agissant d’un contrat à durée déterminée.

Les sociétés CA n’ont pas mis en oeuvre la clause ‘résiliation’ figurant au contrat mais ont usé de leur faculté de résilier celui-ci de manière unilatérale en application de l’article 1226 du code civil qui nécessite, en cas d’inexécution suffisamment grave, de mettre préalablement en demeure le débiteur défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable.

Si les sociétés CA reconnaissent dans le courrier de résiliation du 4 juin 2020 que la société Atos a satisfait au paiement des factures objet de la mise en demeure du 7 mai 2020 dans le délai imparti, elles relèvent néanmoins à l’appui de leur décision de résiliation qu”il semble qu’Atos International ne soit pas disposée à accepter ou même à prendre dûment en considération la seconde demande formulée par CA/Broadcom dans la lettre de mise en demeure du 7 mai 2020, vous invitant à accepter les nouvelles conditions de paiement dans le cadre du contrat, en instaurant des paiements anticipés au comptant pour les commandes futures. Il s’agit pourtant de la seule garantie permettant de rétablir la confiance dans la relation et d’éviter des retards de paiement futurs, répétés et inacceptables’.

En la matière, le trouble manifestement illicite ne peut être constitué que dans l’hypothèse où la résiliation est manifestement illicite en la forme ou en raison de ses motifs, ce qui ne ressort pas des circonstances de l’espèce avec l’évidence requise en référé, sans qu’il soit besoin de procéder à un examen tant de la portée de la clause contractuelle prévoyant une procédure préalable de résolution amiable des différends que du bien-fondé des motifs de résiliation retenus par les sociétés CA, lequel examen excède les pouvoirs du juge des référés.

Il s’ensuit que la résiliation anticipée du contrat ne revêt pas le caractère d’un trouble manifestement illicite.

Le dommage imminent admis

La société Atos argue en outre d’un dommage imminent du fait de l’impossibilité de migrer tous les logiciels mainframe CA avant le 30 juin 2021 – au risque d’un arrêt brutal de son activité d’infogérance -, une telle migration nécessitant selon elle 12 à 24 mois.

La notion de dommage imminent est indépendante de celle du trouble manifestement illicite, l’article 873 du code de procédure civile ne les liant pas et ne faisant aucune référence au caractère licite ou non de la situation à l’origine du dommage à prévenir.

La spécificité des logiciels mainframe des sociétés CA et leur grande interdépendance avec les applications des clients de la société Atos rendant complexe, long et coûteux leur remplacement ne sont pas contestées par les parties, celles-ci s’opposant essentiellement sur le délai nécessaire à leur migration, étant précisé qu’il existe d’autres acteurs que les sociétés CA sur le marché des logiciels mainframe. Il ressort des écritures des sociétés CA que celles-ci qui affirment que l’existence de solutions alternatives à leurs logiciels pouvaient être mises place dans un délai d’un an, admettent donc qu’un délai d’un an minimum est effectivement nécessaire pour procéder aux opérations de migration du fait de la résiliation du contrat, et ce d’autant qu’au fil des relations contractuelles pendant 22 ans, les besoins de la société Atos et de ses clients n’ont cessé d’augmenter et ont généré une dépendance croissante d’Atos à l’égard des logiciels CA.

Si la prise d’effet de la résiliation a in fine était repoussée au 30 juin 2021 portant la durée totale du préavis à un an, il apparaît que celui-ci a d’abord été fixé à six mois par les sociétés CA avant d’être prolongé pour une nouvelle durée additionnelle de six mois le 30 décembre 2020, soit une fois la première période expirée et juste après l’introduction du référé d’heure à heure devant le premier juge, et alors que pendant cette première période de six mois, les parties étaient en cours de négociation pour l’instauration d’un nouveau partenariat ce qui, à l’évidence, n’était pas propice à la mise en oeuvre d’une migration complexe, longue et coûteuse des logiciels n’ayant de raison d’être qu’une fois les relations des parties interrompues.

Il en résulte que les conditions du déroulement de ce préavis n’ont pas permis à la société Atos de s’organiser pour trouver d’autres partenaires et procéder à temps à la migration de l’ensemble des logiciels mainframe CA utilisés.

La résiliation intervenue à l’initiative des sociétés CA étant de nature à entraîner un dommage imminent pour la société Atos, l’ordonnance entreprise sera infirmée en toutes ses dispositions. Afin de prévenir ce dommage, il convient, statuant à nouveau, d’ordonner à titre conservatoire la poursuite de la relation contractuelle jusqu’au 30 juin 2022 ou une décision de justice exécutoire statuant au fond sur la rupture du contrat, selon les modalités précisées au dispositif.

Enfin, il n’y a pas lieu à référé sur la demande des sociétés CA visant à interdire à la société Atos d’offrir ses services d’infogérance sur les logiciels CA à de nouveaux clients, s’agissant d’une modalité d’exécution du contrat qui est sans incidence au titre de la prévention du dommage imminent et qui relève du libre choix des parties auquel la cour n’a pas à se substituer.


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