Produits phytosanitaires : l’obligation de conseil du professionnel

·

·

,
Produits phytosanitaires : l’obligation de conseil du professionnel
Ce point juridique est utile ?

Le vendeur professionnel, tenu d’une obligation de conseil à l’égard de son client, a l’obligation de se renseigner sur ses besoins afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui en est prévue.

Cette obligation de conseil est une obligation de moyens qui ne dispense pas l’acheteur d’une obligation de prudence et de diligence dans l’utilisation du produit.

Lorsque l’acheteur est un professionnel, l’obligation d’information n’existe que dans la mesure où la compétence de l’acheteur ne lui donne pas les moyens d’apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des produits qui sont livrés.

COUR D’APPEL DE BORDEAUX



1ère CHAMBRE CIVILE



————————–







ARRÊT DU : 18 JANVIER 2024









N° RG 21/03262 – N° Portalis DBVJ-V-B7F-MEV7









E.A.R.L. CHEMINADE



c/



S.A.S.U. INOVITIS

























Nature de la décision : AU FOND

































Grosse délivrée le :



aux avocats

Décision déférée à la cour : jugement rendu le 15 avril 2021 par le Tribunal judiciaire de LIBOURNE (RG : 19/00555) suivant déclaration d’appel du 07 juin 2021





APPELANTE :



E.A.R.L. CHEMINADE, agissant en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 2]



représentée par Maître Antoine CARBONNIER, avocat au barreau de LIBOURNE





INTIMÉE :



S.A.S.U. INOVITIS, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège social sis [Adresse 3]



représentée par Maître Annie BERLAND de la SELARL RACINE BORDEAUX, avocat au barreau de BORDEAUX





COMPOSITION DE LA COUR :



En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 23 novembre 2023 en audience publique, les avocats ne s’y étant pas opposés, devant Mme Sylvie HERAS DE PEDRO, Conseillère, qui a fait un rapport oral de l’affaire avant les plaidoiries,



Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :



Président : Mme Paule POIREL

Conseiller : Mme Bérengère VALLEE

Conseiller : Mme Sylvie HERAS DE PEDRO

Greffier : Mme Véronique SAIGE





ARRÊT :



– contradictoire



– prononcé publiquement par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.

Exposé du litige






* * *



EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE



L’Earl Cheminade est propriétaire récoltant d’un vignoble d’environ 40 ha sur les appellations [Localité 4] et [Localité 1].



La Sasu Inovitis exerce une activité multi-services à l’attention du monde viticole dont celle de vente de produits phytosanitaires.



Le 15 avril 2018, la société Cheminade a acheté à la société Inovitis plusieurs produits phytosanitaires pour un montant de 11 281,74 euros.

Le 9 juin 2018, Ia société Cheminade a constaté l’apparition de premiers symptômes du mildiou sur ses vignes.



En juillet 2018, un compte rendu de visite d’expertise technique a été établi par la conseillère viticole de la chambre d’agriculture de la Gironde



En août 2018, un rapport d’expertise a été rendu à la suite d’une expertise amiable et contradictoire qui s’est déroulée le 06 août 2018.



Par acte d’huissier du 6 mai 2019, la société Cheminade a fait assigner la société Inovitis devant le tribunal judiciaire de Libourne essentiellement aux fins de la voir condamner au paiement de dommages et intérêts.



Par jugement contradictoire du 15 avril 2021, le tribunal judiciaire de Libourne a :

– débouté la société Cheminade de l’ensemble de ses demandes,

– condamné la société Cheminade à payer à la société Inovitis la somme de 3 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamné la société Cheminade aux entiers dépens,

– ordonné l’exécution provisoire de cette décision.



La société Cheminade a relevé appel de ce jugement par déclaration du 07 juin 2021 et par conclusions déposées le 08 novembre 2023, elle demande à la cour de :

– infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 15 avril 2021 par le tribunal judiciaire de Libourne,

Statuant à nouveau,

– condamner la société Inovitis au paiement de la somme de 403 300 euros au titre du préjudice lié à la perte de chiffre d’affaires,

– condamner la société Inovitis au paiement de la somme de 24 000 euros au titre du préjudice lié au coût de financement des besoins de trésorerie,

– condamner la société Inovitis au paiement de la somme de la somme de 60 000 euros au titre du préjudice lié à la perte commerciale,

– condamner la société Inovitis au paiement de la somme de 30 000 euros au titre du préjudice moral,

– condamner la société Inovitis au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner la société Inovitis au paiement des entiers dépens.



Par conclusions déposées le 30 novembre 2021, la société Inovitis demande à la cour de :

– confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Libourne,

– juger que la société Cheminade ne démontre pas l’existence d’une faute imputable à la société Inovitis dans l’exécution de sa prestation contractuelle de fourniture de produits phytosanitaires,

– débouter la société Cheminade de l’ensemble de ses demandes de condamnations à l’égard de la société Inovitis,

– condamner la société Cheminade à payer à la société Inovitis la somme de 5 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,

– condamner la société Cheminade à payer les entiers dépens.



L’affaire a été fixée à l’audience rapporteur du 23 novembre 2023.



L’instruction a été clôturée par ordonnance du 09 novembre 2023.

Motivation






MOTIFS DE LA DÉCISION



Sur la responsabilité de la Sasu Inovitis



Le vendeur professionnel, tenu d’une obligation de conseil à l’égard de son client, a l’obligation de de se renseigner sur ses besoins afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui en est prévue.
Cette obligation de conseil est une obligation de moyens qui ne dispense pas l’acheteur d’une obligation de prudence et de diligence dans l’utilisation du produit.



Lorsque l’acheteur est un professionnel, l’obligation d’information n’existe que dans la mesure où la compétence de l’acheteur ne lui donne pas les moyens d’apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des produits qui sont livrés.



L’Earl Cheminade fait valoir pour l’essentiel que la Sasu Inovitis était tenue d’une obligation de conseil à son égard, que si elle est viticulteur, détenteur d’un certificat phyto-décideur, elle n’a pas été formée pour apprendre la portée exacte des caractéristiques techniques des produits chimiques vendus par la Sasu Inovitis, que cette dernière a commis trois manquements à son obligation d’information en ce qu’elle lui a vendu un produit inadapté aux conditions climatiques, lui a préconisé des doses insuffisantes et des cadences inadaptées aux fortes pluies et que le respect de son obligation aurait au moins permis de limiter considérablement les dégâts.



La Sasu Inovitis réplique pour l’essentiel que son obligation de conseil naît au moment de la vente mais ne perdure pas ensuite en l’absence de souscription d’un contrat tarifé de suivi et d’accompagnement, que l’Earl Cheminade est un professionnel averti en tant que titulaire du certificat de phyto-décideur qui l’a formée notamment à l’adaptation des produits et de leur utilisation en fonction de l’état de son vignoble et des aléas climatiques, qu’en suivant le calendrier établi par le vendeur seulement prévisionnel et non contractuel, il n’a pas procédé à cette adaptation, que les conditions pluviométriques du printemps 2018 ont été particulièrement dégradées et que l’Earl Cheminade n’en a pas tenu compte notamment en utilisant une méthode de pulvérisation inefficace et en maintenant un enherbement dans les rangs favorable au développement du champignon, de sorte qu’il a été beaucoup plus atteint que les autres viticulteurs de la zone, qu’enfin, il ne justifie pas du quantum de son préjudice faute de production d’éléments comptables.



En l’espèce, les produits proposés à la vente par la Sasu Inovitis avaient notamment pour fonction de prévenir les vignes contre l’apparition de maladies cryptogamiques comme le mildiou et de les guérir en cas de contamination.



La Sasu Inovitis ne pouvait avoir d’obligation de résultat alors que d’un part, il est constant que l’Earl Cheminade avait fait le choix de ne pas conclure de contrat de suivi et d’accompagnement auprès d’elle, les relations contractuelles se bornant à un vente de produits en adéquation avec les besoins exprimés par le viticulteur et au seul vu de ceux-ci, que d’autre part, ce dernier, professionnel averti et titulaire du certificat phyto-décideur comme la réglementation l’y contraignait, restait maître des fréquences des pulvérisations, de leur méthode et des doses, notamment en fonction de l’état végétatif de la vigne, de l’éventuelle apparition de signes de contamination, parcelle par parcelle, et aussi des aléas climatiques, en particulier de la pluie surtout combinée à la chaleur.



En effet, le vendeur n’avait aucune obligation de visite des vignes dans le cadre de relations contractuelles nées de simples contrats successifs de livraison de produits.



Il n’est pas contesté par l’Earl Cheminade qu’elle a suivi à la lettre le planning établi par la Sasu Inovitis le 15 mars 2018, comme le confirment les rapports d’expertise de la chambre d’agriculture du 19 juillet 2018 diligentée à la demande de l’Earl Cheminade et Texa, établi par l’expert de la compagnie d’assurance du vendeur suite à sa visite du 6 août 2018.



Or, ce planning établi en début d’année, avant l’apparition des premières feuilles, ne peut être qu’un calendrier prévisionnel des besoins du viticulteur, en fonction de la taille de l’exploitation et de l’avancement végétatif sur la base d’une année moyenne et doit être adapté aux conditions climatiques particulières de l’année considérée et aux risques de contamination qui en découlent.



Ce document précise au demeurant que « les efficacités présentées dans l’outil (‘) n’ont aucune valeur réglementaire. En conséquence, l’Union InVIvo dégage toute responsabilité si des marges d’erreur venaient à survenir. (‘) Les informations réglementaires affichées ci-dessus sont données à titre indicatif et ne sauraient engager la responsabilité de l’Union InVivo (‘). Dans tous les cas, veuillez vous conformer aux informations mentionnées sur l’étiquette des produits ».



Le rapport de la chambre d’agriculture produit par l’Earl Cheminade conclut que l’attaque foudroyante de mildiou sur l’exploitation pourrait être la conséquence de l’absence de renouvellement du traitement par le produit Slogan après les fortes pluies des 26 et 27 mai qui ont lessivé le produit appliqué le 22 mai de sorte que les vignes étaient ensuite sans protection. Cependant, l’Earl Cheminade a attendu le 4 juin 2018 pour procéder à la pulvérisation suivante.



Le rapport Terrexpert du 13 août 2018 établi par l’expert de l’assureur de l’Earl Cheminade conclut aussi que le produit Slogan était « lessivable », qu’il n’était pas adapté aux conditions fortement pluvieuses de l’année, que les doses et les cadences appliquées n’étaient pas adaptées non plus au regard de la forte hygrométrie.



Le rapport Texa, émanant de l’expert de l’assureur de la Sasu Inovitis, forme les mêmes conclusions: produit Slogan lessivé après chaque pluie ce qui aurait nécessité ou un produit de remplacement ou des cadences plus rapprochées étant précisé que les doses indiquées dans le calendrier prévisionnel correspondaient à un traitement préventif alors que les premiers signes de contamination ne sont apparus que le 9 mai et impliquaient alors des doses plus fortes.



Or, comme il a été vu ci-dessus, il appartenait à l’Earl Cheminade en fonction des conditions climatiques sur lesquelles la littérature spécialisée produite aux débats s’accorde à dire qu’en 2018 elles étaient particulièrement propices à de fortes attaques de mildiou, d’adapter ses traitements pour y faire face.



L’Earl Cheminade ne saurait affirmer qu’elle avait été mal conseillée sur le produit à utiliser alors que le Slogan avait été préconisé dans le calendrier prévisionnel de manière préventive le 15 mars 2018 et vendu selon facture du 15 avril 2018, avant toute suspicion de mildiou, qu’il en est de même des doses préconisées par ce même calendrier prévisionnel et qu’elle avait choisi de ne pas conclure de contrat spécifique de suivi.



Le site internet de la Sasu Inovitis précise d’ailleurs clairement que ce suivi et accompagnement est une des « solutions à la carte » qu’elle propose comme « service spécifique ».



D’autre part, l’Earl Cheminade, viticulteur, spécialiste de la vigne, était titulaire du certificat phyto-décideur, dont la fiche descriptive indique qu’il a été délivré après une formation notamment sur « lire l’étiquette, les différents modes d’actions des produits » et les « bonnes pratiques phytosanitaires  en particulier « la pulvérisation ».



Elle est un professionnel averti, en mesure d’adapter les produits proposés.



Le rapport Texa s’est aussi intéressé à la technique de pulvérisation utilisée par l’Earl Cheminade, de haut en bas, critiquée par l’expert comme ne permettant pas une protection optimale.



La littérature technique et les articles de la presse spécialisée parus après les vendanges 2018 font justement état d’une meilleure adéquation de la pulvérisation de bas en haut, par hotte, qui assure aussi la protection des feuilles et grappes situées en partie basse du cep.



Le rapport Texa signale également comme facteur favorisant la contamination par le mildiou l’enherbement important des rangs sur l’exploitation de l’Earl Cheminade en raison de la stagnation de l’humidité.



Au vu de l’ensemble de ces éléments, l’Earl Cheminade ne démontre pas de manquements de la Sasu Inovitis à son obligation de conseil qui était la sienne selon le périmètre défini ci-dessus.



Le jugement déféré qui a débouté l’Earl Cheminade de sa demande d’indemnisation du préjudice subi du fait de la diminution de rendement des vignes ou de la perte de récolte par l’effet du mildiou sera confirmé.



Sur les autres demandes



En application de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie.



L’Earl Cheminade qui succombe en son appel en supportera donc la charge.



En application de l’article 700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

Dans tous les cas, le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à ces condamnations.



L’Earl Cheminade qui succombe, sera condamnée à payer à la Sasu Inovitis la somme de 2000 euros sur ce fondement.




Dispositif

PAR CES MOTIFS



LA COUR,



Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,



Y ajoutant,



Condamne l’Earl Cheminade à payer à la Sasu Inovitis la somme de 2000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,



Condamne l’Earl Cheminade aux entiers dépens d’appel.





Le présent arrêt a été signé par Madame Paule POIREL, président, et par Madame Véronique SAIGE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.



Le Greffier, Le Président,


Chat Icon