Informer sur le dopage dans le Football : Le Monde risque gros

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Informer sur le dopage dans le Football : Le Monde risque gros
Ce point juridique est utile ?

L’effet dissuasif des condamnations massives rendues dans d’autres pays européens pourrait justifier que l’État français s’oppose à leur exécution en France. Ce sera à la CJUE de trancher la question, suite à une question préjudicielle soumise par la Cour de cassation.        

Jusqu’alors est seulement acquis qu’une décision puisse ne pas être exécutée si elle heurte de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental.

390 000 euros contre le Monde 

Les condamnations réputationnelles dans les autres pays européens que la France peuvent être massives. Le journal Le Monde en est actuellement victime : suite à un article sur le dopage dans le Football et en particulier au sein du Real Madrid, l’éditeur a écopé d’une condamnation prononcée par les juridictions espagnoles, de près de 390 000 euros pour atteinte à la réputation du Club.   

La question préjudicielle soumise

La question sera de déterminer si les articles 34 et 36 du règlement Bruxelles I bis et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’une condamnation pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif et d’un membre de son équipe médicale par une information publiée dans un journal est de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer ainsi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution de la décision de condamnation.

Real Madrid Club c/ Le Monde

Le journal affirmait que le Real Madrid Club de Futbol a eu recours aux services d’un médecin, instigateur d’un réseau de dopage sanguin auparavant mis à jour dans le milieu du cyclisme. A été publié en première page, un extrait de l’article assorti d’un dessin sous-titré « Dopage : le football après le cyclisme » et représentant un cycliste vêtu des couleurs du drapeau espagnol et entouré de petits footballeurs et de seringues.

Le club et un membre de son équipe médicale ont obtenu la condamnation du Monde par les juridictions espagnoles.

Le directeur des services de greffe judiciaires du tribunal de Paris a rendu une déclaration  constatant le caractère exécutoire de cette décision

Par arrêts du 15 septembre 2020, la cour d’appel de Paris a infirmé ces déclarations et dit que les décisions espagnoles ne sauraient recevoir exécution en France en ce qu’elles étaient manifestement contraires à l’ordre public international français.

L’ordre public international français en cause

La cour d’appel en déduit que ces condamnations d’un montant exceptionnel prononcées contre un journaliste et un organe de presse ne peuvent qu’avoir un effet dissuasif sur leur participation à la discussion publique des sujets intéressant la collectivité, de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle, de sorte que la reconnaissance ou l’exécution des décisions prononçant ces condamnations heurtait de manière inacceptable l’ordre public international français, en tant qu’elle portait atteinte à la liberté d’expression.

Se pose donc la question de la reconnaissance de la décision rendue.

Le règlement Bruxelles I  

Le règlement (CE) n° 44/2001, du Conseil, du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Bruxelles I, dispose en son article 34 : 1) « Une décision n’est pas reconnue si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis.  (…) »

L’article 36 dispose : « En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. ».

L’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose : « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. »

L’article 17 dispose :

« 1. Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. »

L’article 47 dispose

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. »

La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

Son article 10 dispose :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Et selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (28 mars 2000, aff. C-7/98, Dieter Krombach c/ André Bamberski) :

« En prohibant la révision au fond de la décision étrangère, les articles 29 et 34, troisième alinéa, de la convention interdisent au juge de l’État requis de refuser la reconnaissance ou l’exécution de cette décision au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État requis s’il avait été saisi du litige. De même, le juge de l’État requis ne saurait contrôler l’exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l’État d’origine.

Un recours à la clause de l’ordre public, figurant à l’article 27, point 1, de la convention, n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État contractant heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision étrangère, l’atteinte devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique. »

La Cour ajoute :

« 25. Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (voir, notamment, avis 2/94, du 28 mars 1996, Rec. p. I-1759, point 33). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») revêt, à cet égard, une signification particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p. 1651, point 18). »

La Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt de Grande Chambre, Morice c/ France, du 23 avril 2015 (n° 29369/10), a rappelé les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Elle a précisé (pt. 25) que, « s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général ».

La Cour considère que relève de cette dernière catégorie une publication portant sur des questions relatives au sport (26 avril 2007, n° 11182/03 et 11319/03, Colaco Mestre et SIC. Sociedade Independente de Comunicacao, S.A. c/ Portugal, § 28).

Enfin, l’effet dissuasif d’une condamnation à verser des dommages-intérêts constitue un paramètre d’appréciation de la proportionnalité d’une telle mesure de réparation des propos diffamatoires. S’agissant de la liberté d’expression des journalistes, la Cour européenne des droits de l’homme veille à ce que le montant des dommages-intérêts imposé aux sociétés de presse ne soit pas de nature à menacer leurs fondements économiques (Baja News Sp. z o. o. c/ Pologne, 26 nov. 2013, n° 59545/10, § 71; Timpul Info-Magazin et Anghel c/ Moldova, 27 nov. 2007, n° 42864/05).

R É P U B L I Q U E  F R A N Ç A I S E
_________________________
 
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
 
CIV. 1
 
CF
 
COUR DE CASSATION
 
______________________
 
Audience publique du 28 septembre 2022
 
Sursis à statuer
 
M. CHAUVIN, président
 
Arrêt n° 674 FS-D
 
Pourvois n°
 
D 21-13.519
 
E 21-13.520 JONCTION
 
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 28 SEPTEMBRE 2022
 
I – La Société Real Madrid Club de Futbol, dont le siège est [Adresse 3] (Espagne), a formé le pourvoi n° D 21-13.519 contre un arrêt rendu le 15 septembre 2020 par la cour d’appel de Paris (pôle 1, chambre 1), dans le litige l’opposant :
 
1°/ à M. [L] [V], domicilié [Adresse 1],
 
2°/ à la société Editrice du monde, société anonyme, dont le siège est [Adresse 1],
 
défendeurs à la cassation.
 
II – M. [X] [H], domicilié [Adresse 2] (Espagne), a formé le pourvoi n° E 21-13.520 contre un arrêt rendu le 15 septembre 2020 par la cour d’appel de Paris (pôle 1, chambre 1), dans le litige l’opposant :
 
1°/ à la société Editrice du monde,
 
2°/ à M. [L] [V],
 
défendeurs à la cassation.
 
Les dossiers ont été communiqués au procureur général.
 
Sur le rapport de Mme Guihal, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de la société Real Madrid Club de Futbol et de M. [H], de la SCP Spinosi, avocat de M. [V] et de la société Editrice du monde, et l’avis de M. Chaumont, avocat général, après débats en l’audience publique du 5 juillet 2022 où étaient présents M. Chauvin, président, Mme Guihal, conseiller rapporteur, M. Vigneau, conseiller doyen, MM. Hascher, Avel, Bruyère, conseillers, M. Vitse, Mmes Kloda, Champ, Robin-Raschel, conseillers référendaires, M. Chaumont, avocat général, et Mme Vignes, greffier de chambre,
 
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l’article R. 431-5 du code de l’organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
 
Jonction
 
1. En raison de leur connexité, les pourvois n° D 21-13.519 et E 21-13.520 sont joints.
 
Faits et procédure
 
2. Selon les arrêts attaqués (Paris, 15 septembre 2020, n° RG 18/09031 et 18/09180), le 7 décembre 2006, l’édition numérique du journal Le Monde a publié un article, rédigé par M. [V], journaliste salarié de ce journal, intitulé « Le Real Madrid et le Barça liés au docteur [K] ». Le lendemain, l’article est paru dans l’édition papier, accompagné d’un entretien avec ce médecin.
 
3. Le journal affirmait que le Real Madrid Club de Futbol recourait aux services du docteur [K], qui était l’instigateur d’un réseau de dopage sanguin auparavant mis à jour dans le milieu du cyclisme. Un extrait de l’article figurait en première page, assorti d’un dessin sous-titré « Dopage : le football après le cyclisme » et représentant un cycliste vêtu des couleurs du drapeau espagnol et entouré de petits footballeurs et de seringues.
 
4. De nombreux médias, notamment espagnols, se sont fait l’écho de cette publication.
 
5. Le 23 décembre 2006, le journal Le Monde a publié, sans aucun commentaire, la lettre de démenti que lui avait fait parvenir le Real Madrid.
 
6. Le club et un membre de son équipe médicale, M. [H], ont engagé, devant les juridictions espagnoles, contre la société Editrice du journal Le Monde et M. [V], des actions en responsabilité, fondées sur l’atteinte à leur honneur.
 
7. Par une sentence du 27 février 2009, le tribunal de première instance n° 19 de Madrid a condamné la société Editrice du Monde et M. [V] à payer au premier la somme de 300 000 euros et au second, celle de 30 000 euros. Le tribunal a, en outre, ordonné la publication de sa décision à l’intérieur du journal Le Monde et en première page, avec le même niveau d’importance que celui employé pour publier l’information litigieuse, outre la publication dans un journal espagnol.
 
8. Par une sentence du 18 octobre 2010, l’Audience provinciale de Madrid a confirmé les condamnations pécuniaires et limité l’obligation de publication à la première page du journal Le Monde et du journal Marca et non plus dans les pages intérieures.
 
9. Par arrêt du 24 février 2014, le Tribunal suprême espagnol a rejeté le recours.
 
10. Par une ordonnance du 11 juillet 2014, le tribunal de première instance de Madrid a ordonné l’exécution de la décision du Tribunal suprême et le paiement, au profit du Real Madrid, par la société Editrice du Monde, de la somme de 390 000 euros en principal, intérêts et frais.
 
11. Le 9 octobre 2014, il a ordonné à titre solidaire l’exécution de la décision du Tribunal suprême par la société Editrice du Monde et M. [V] pour les sommes de 33 000 euros en principal, intérêts et frais. Cette décision a été rectifiée par le même tribunal par une ordonnance du 3 novembre 2014 selon laquelle la mention du Real Madrid en tant que créancier du jugement devait être remplacée par celle de M. [H].
 
12. Le 15 février 2018, le directeur des services de greffe judiciaires du tribunal de grande instance de Paris a rendu deux déclarations constatant le caractère exécutoire, la première, à la requête du Real Madrid, de la décision du 24 février 2014 et de l’ordonnance du 11 juillet 2014, la seconde, à la requête de M. [H], de cette même décision du 24 février 2014 et de l’ordonnance du 9 octobre 2014, rectifié le 3 novembre 2014.
 
13. Par arrêts du 15 septembre 2020, la cour d’appel de Paris a infirmé ces déclarations et dit que les décisions espagnoles ne sauraient recevoir exécution en France en ce qu’elles étaient manifestement contraires à l’ordre public international français.
 
14. La cour d’appel retient :
 
— que les juridictions espagnoles ont prononcé les condamnations sur le fondement de l’article 93 de la loi organique sur la protection civile du droit à l’honneur, sans que le Real Madrid se prévale d’un préjudice patrimonial quelconque, ainsi que le rappelle l’arrêt de la cour d’appel de Madrid, confirmé par le Tribunal suprême espagnol, en ces termes : « étant donné que le préjudice est généralement associé au préjudice moral, il est difficile de quantifier celui-ci en termes économiques » ;
 
— que seul était discuté devant le juge espagnol le retentissement médiatique de l’article publié sur le site internet du Monde, qui a été repris mais démenti par des médias espagnols, les juridictions espagnoles, dont la cour d’appel de Madrid confirmée par le Tribunal suprême, ayant elles-mêmes constaté que « aucun d’entre eux [les organes de presse de ce pays] n’a consenti à la véracité de cette nouvelle, mais au contraire, ils l’ont remise en question », de sorte que le préjudice subi du fait du retentissement médiatique invoqué avait été limité par le démenti apporté par les organes de presse locaux dont le lectorat est majoritairement espagnol ;
 
— que les condamnations au paiement de 300 000 euros en principal et de 90 000 euros en intérêts touchent une personne physique, journaliste professionnel, et la société éditrice d’un journal dont les comptes révèlent qu’un tel montant représente 50 % de la perte nette et 6 % du montant des disponibilités au 31 décembre 2017 ;
 
— que les condamnations au paiement de 30 000 euros en principal et de 3 000 euros en intérêts au bénéfice de M. [H] s’ajoutent aux précédentes ;
 
— qu’il est extrêmement rare que le montant des dommages-intérêts alloués pour des atteintes à l’honneur ou à la considération dépasse 30 000 euros et que la loi française ne punit la diffamation envers les particuliers que d’une amende maximum de 12 000 euros.
 
15. La cour d’appel en déduit que ces condamnations d’un montant exceptionnel prononcées contre un journaliste et un organe de presse ne peuvent qu’avoir un effet dissuasif sur leur participation à la discussion publique des sujets intéressant la collectivité, de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle, de sorte que la reconnaissance ou l’exécution des décisions prononçant ces condamnations heurtait de manière inacceptable l’ordre public international français, en tant qu’elle portait atteinte à la liberté d’expression.
 
16. Le Real Madrid et M. [H] ont formé un pourvoi en cassation.
 
Enoncé du moyen
 
17. Les demandeurs au pourvoi soutiennent, en substance, qu’un contrôle de proportionnalité des dommages-intérêts ne peut avoir lieu que si ceux-ci ont un caractère punitif et non compensatoire ; que la cour d’appel, en substituant sa propre appréciation du préjudice à celle du juge d’origine, a révisé la décision étrangère, en violation des articles 34, point 1, et 36 du règlement Bruxelles I ; qu’elle n’a pas tenu compte de la gravité des fautes retenues par le juge espagnol ; que le critère tiré de la situation économique des personnes condamnées n’est pas pertinent pour apprécier le caractère disproportionné de la condamnation ; que ce caractère ne doit pas être apprécié au regard des normes nationales.
 
18. La société Editrice du Monde et M. [V] répliquent, en substance, que la cour d’appel a, sans réviser au fond les décisions espagnoles, refusé à juste titre de reconnaître leur caractère exécutoire en raison du caractère disproportionné des condamnations qu’elles prononçaient, violant ainsi manifestement la liberté d’expression et, par conséquent, l’ordre public international.
 
Rappel des textes applicables
 
Règles du droit de l’Union européenne
 
19. Le règlement (CE) n° 44/2001, du Conseil, du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, dit Bruxelles I, dispose en son article 34 :
 
« Une décision n’est pas reconnue si :
 
1) la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis
 
(…) »
 
20. L’article 36 dispose :
 
« En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »
 
21. L’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose :
 
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières.
 
2. La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés. »
 
22. L’article 17 dispose :
 
« 1. Toute personne a le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer. Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte. L’usage des biens peut être réglementé par la loi dans la mesure nécessaire à l’intérêt général. »
 
23. L’article 47 dispose
 
« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.
 
Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. »
 
La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
 
24. Son article 10 dispose :
 
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
 
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
 
Motifs du renvoi préjudiciel
 
25. Selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (28 mars 2000, aff. C-7/98, Dieter Krombach c/ André Bamberski) :
 
« 36. En prohibant la révision au fond de la décision étrangère, les articles 29 et 34, troisième alinéa, de la convention interdisent au juge de l’État requis de refuser la reconnaissance ou l’exécution de cette décision au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État requis s’il avait été saisi du litige. De même, le juge de l’État requis ne saurait contrôler l’exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l’État d’origine.
 
37. Un recours à la clause de l’ordre public, figurant à l’article 27, point 1, de la convention, n’est concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance ou l’exécution de la décision rendue dans un autre État contractant heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision étrangère, l’atteinte devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique. »
 
26. La Cour ajoute :
 
« 25. Selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect (voir, notamment, avis 2/94, du 28 mars 1996, Rec. p. I-1759, point 33). À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH ») revêt, à cet égard, une signification particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p. 1651, point 18). »
 
27. La Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt de Grande Chambre, Morice c/ France, du 23 avril 2015 (n° 29369/10), a rappelé les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression. Elle a précisé (pt. 25) que, « s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général ».
 
28. La Cour considère que relève de cette dernière catégorie une publication portant sur des questions relatives au sport (26 avril 2007, n° 11182/03 et 11319/03, Colaco Mestre et SIC. Sociedade Independente de Comunicacao, S.A. c/ Portugal, § 28).
 
29. Enfin, l’effet dissuasif d’une condamnation à verser des dommages-intérêts constitue un paramètre d’appréciation de la proportionnalité d’une telle mesure de réparation des propos diffamatoires. S’agissant de la liberté d’expression des journalistes, la Cour européenne des droits de l’homme veille à ce que le montant des dommages-intérêts imposé aux sociétés de presse ne soit pas de nature à menacer leurs fondements économiques (Baja News Sp. z o. o. c/ Pologne, 26 nov. 2013, n° 59545/10, § 71; Timpul Info-Magazin et Anghel c/ Moldova, 27 nov. 2007, n° 42864/05).
 
Les questions préjudicielles
 
30. La Cour se demande si les articles 34 et 36 du règlement Bruxelles I bis et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent être interprétés en ce sens qu’une condamnation pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif et d’un membre de son équipe médicale par une information publiée dans un journal est de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer ainsi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution.
 
31. En cas de réponse positive, la Cour se demande si ces dispositions doivent être interprétées en ce sens que le caractère disproportionné de la condamnation ne peut être retenu par le juge requis que si les dommages-intérêts sont qualifiés de punitifs par la juridiction d’origine et non s’ils sont alloués pour la réparation d’un préjudice moral.
 
32. Elle se demande, compte tenu de la prohibition de la révision au fond du jugement étranger, quels sont les éléments sur lesquels le juge requis peut se fonder pour apprécier le caractère disproportionné de la condamnation. En particulier, elle se demande si les dispositions en cause doivent être interprétées en ce sens que le juge requis ne peut se fonder que sur l’effet dissuasif de la condamnation au regard des ressources de la personne condamnée ou s’il peut retenir d’autres éléments, tels que la gravité de la faute ou l’étendue du préjudice.
 
33. Elle se demande si l’effet dissuasif au regard des ressources du journal peut constituer, à lui seul, un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution pour atteinte manifeste au principe fondamental de la liberté de la presse.
 
34. Elle se demande si l’effet dissuasif doit s’entendre d’une mise en danger de l’équilibre financier du journal ou s’il peut consister seulement en un effet d’intimidation.
 
35. Elle se demande si l’effet dissuasif doit s’apprécier de la même façon à l’égard de la société éditrice d’un journal et à l’égard d’un journaliste, personne physique.
 
36. Enfin, elle se demande si la situation économique générale de la presse écrite est une circonstance pertinente pour apprécier si, au-delà du sort du journal en cause, la condamnation est susceptible d’exercer un effet d’intimidation sur l’ensemble des médias.
 
PAR CES MOTIFS, la Cour :
 
RENVOIE à la Cour de justice de l’Union européenne les questions suivantes :
 
1°) Les articles 34 et 36 du règlement Bruxelles I bis et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doivent-ils être interprétés en ce sens qu’une condamnation pour l’atteinte à la réputation d’un club sportif par une information publiée par un journal est de nature à porter manifestement atteinte à la liberté d’expression et à constituer ainsi un motif de refus de reconnaissance et d’exécution ?
 
2°) En cas de réponse positive, ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le caractère disproportionné de la condamnation ne peut être retenu par le juge requis que si les dommages-intérêts sont qualifiés de punitifs soit par la juridiction d’origine, soit par le juge requis, et non s’ils sont alloués pour la réparation d’un préjudice moral ?
 
3°) Ces dispositions doivent-elles être interprétées en ce sens que le juge requis ne peut se fonder que sur l’effet dissuasif de la condamnation au regard des ressources de la personne condamnée ou qu’il peut retenir d’autres éléments tels que la gravité de la faute ou l’étendue du préjudice ?
 
4°) L’effet dissuasif au regard des ressources du journal peut-il constituer, à lui seul, un motif de refus de reconnaissance ou d’exécution pour atteinte manifeste au principe fondamental de la liberté de la presse ?
 
5°) L’effet dissuasif doit-il s’entendre d’une mise en danger de l’équilibre financier du journal ou peut-il consister seulement en un effet d’intimidation ?
 
6°) L’effet dissuasif doit-il s’apprécier de la même façon à l’égard de la société éditrice d’un journal et à l’égard d’un journaliste, personne physique ?
 
7°) La situation économique générale de la presse écrite est-elle une circonstance pertinente pour apprécier si, au-delà du sort du journal en cause, la condamnation est susceptible d’exercer un effet d’intimidation sur l’ensemble des médias ?
 
SURSOIT à statuer sur le pourvoi jusqu’à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne ;
 
Réserve les dépens ;
 
Dit qu’une expédition du présent arrêt, ainsi qu’un dossier comprenant, notamment, le texte de la décision attaquée, seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffier de la Cour de justice de l’Union européenne ;
 
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-huit septembre deux mille vingt-deux.
 

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