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REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D’APPEL DE PARIS
Pôle 5 – Chambre 4
ARRÊT DU 18 OCTOBRE 2023
(n° 173 , 13 pages)
Numéro d’inscription au répertoire général : 23/01291 – N° Portalis 35L7-V-B7H-CG6ZB
Décision déférée à la Cour : Statuant sur le jugement du tribunal de commerce du 23 janvier 2014, Arrêt du 25 mai 2016 et cassé par la cour de cassation du 16 mai 2018 et du 19 Octobre 2022 – Cour de Cassation de Paris RG n° 609 F-D
DEMANDEUR A LA SAISINE
S.A. FRANCE TELEVISIONS agissant poursuites et diligences en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 432 766 947
[Adresse 3]
[Adresse 3]
Représentée par Me Anne GRAPPOTTE-BENETREAU de la SCP SCP GRAPPOTTE BENETREAU, avocats associés, avocat au barreau de PARIS, toque : K0111
Assistée de Me Caroline MAS de la SCP PECHENARD & Associés, avocat au barreau de PARIS, toque : R047
DEFENDEUR A LA SAISINE
S.A.S. COTY FRANCE, agissant poursuites et diligences de son président domicilié en cette qualité audit siège
immatriculée au RCS de Paris sous le numéro 552 019 291
[Adresse 1]
[Adresse 1]
Représentée par Me Florence GUERRE de la SELARL SELARL PELLERIN – DE MARIA – GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018
Assistée de Me Fançois PONTHIEU et de Me Diane RATTALINO, de la SELARL PONTHIEU AVOCATS, avocat au barreau de MARSEILLE
Société MARVALE LLC prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
Société de droit étranger
[Adresse 2]
[Adresse 2]
ETATS-UNIS
non repésentée
La déclaration de saisine ayant été transmise à l’entité compétente aux fins de signification le 04 avril 2023 selon les modalités prévues par la convention de La Haye du 15 novembre 1965, l’acte n’ayant pu être remis le 21 juillet 2023 à l’adresse déclarée
COMPOSITION DE LA COUR :
L’affaire a été débattue le 06 Septembre 2023, en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame Brigitte Brun-Lallemand, première présidente de chambre
Monsieur Julien Richaud, conseiller
Madame Agnès Cochet-Marcade, conseillère
qui en ont délibéré, un rapport a été présenté à l’audience par Monsieur Julien Richaud, conseiller dans les conditions prévues par l’article 804 du code de procédure civile.
Greffier, lors des débats : Madame Sylvie Mollé
ARRÊT :
– Réputé contradictoire
– par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
– signée par Madame Brigitte Brun-Lallemand, première présidente de chambre, et par Monsieur Maxime Martinez, greffier, auquel la minute du présent arrêt a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
La SAS Coty France organise en France un réseau de distribution sélective de parfums de luxe sous différentes marques dont sa société mère est le licencié exclusif dans le monde. Elle a constaté que le site accessible sous le nom de domaine iloveparfums.com, exploité par la société de droit américain Marvale LLC et proposant notamment à la vente, sans son autorisation, des produits qu’elle distribue, parfois à des prix réduits de 70 %, avait été présenté les 5 et 8 février 2010 dans des émissions Télé Matin et C’est au programme diffusées sur France 2 par la SA France Télévisions et accessibles en rediffusion jusqu’au 12 février 2010 sur les sites internet dédiés exploités par cette dernière.
Dénonçant la vente par une société non agréée de produits relevant de son réseau de distribution sélective et sa promotion par la SA France Télévisions, la SAS Coty France a :
– fait dresser par huissier de justice deux procès-verbaux de constat en ligne les 8 et 11 février 2010 ;
– mis en demeure, par courrier du 10 février 2010, la société Marvale LLC de cesser la commercialisation des parfums couverts par les marques qu’elle exploite et la SA France Télévisions de ne plus diffuser les émissions litigieuses sur sa chaine et ses sites internet.
Par lettre du 12 février 2010, la SA France Télévisions opposait le caractère strictement informatif des reportages et soutenait que l’illicéité du site iloveparfums.com n’était pas établie et que ces émissions n’étaient plus accessibles en ligne.
Après une procédure infructueuse en référé initiée le 23 février 2010, la SAS Coty France a, par acte d’huissier du 14 juin 2010, assigné à bref délai notamment la SA France Télévisions, la société Marvale LLC et madame [L] [B], qui avait participé aux émissions litigieuses, devant le tribunal de commerce de Paris en réparation de ses préjudices causés par leurs actes de concurrence déloyale et de publicité trompeuse.
Par jugement du 23 janvier 2014 le tribunal de commerce de Paris a notamment :
– dit que la SAS Coty France avait qualité à agir ;
– dit que le réseau de distribution sélective de la SAS Coty France était licite ;
– condamné la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice causé par la promotion du site internet ;
– ordonné la publication du jugement sur la page d’accueil du site internet de la SA France Télévisions ;
– condamné madame [L] [B] à payer à la SAS Coty France la somme de 2 000 euros en réparation du préjudice causé par la promotion du site internet ;
– dit que la société Marvale LLC s’était rendue coupable d’actes de concurrence déloyale envers la SAS Coty France ;
– condamné la société Marvale LLC à payer à la SAS Coty France la somme de 100 000 euros au titre de la concurrence déloyale ;
– ordonné des mesures d’interdiction de commercialisation et de publicité, de remise des stocks et de publication ;
– condamné la société Marvale LLC à payer à la SAS Coty France la somme de 8 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’à supporter les entiers dépens de l’instance.
Sur appel de la SA France Télévisions, la cour d’appel de Paris a, par arrêt du 25 mai 2016, infirmé le jugement en toutes ses dispositions, débouté la SAS Coty France de ses demandes et condamné celle-ci à payer au titre des frais irrépétibles les sommes de 15 000 euros à la SA France Télévisions, 5 000 euros à la société Marvale LLC et 1 000 euros à madame [L] [B], ainsi qu’aux entiers dépens.
Cependant, par arrêt du 16 mai 2018, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions cette décision pour les motifs suivants :
Attendu que pour rejeter les demandes de la société Coty, l’arrêt retient que trois clauses contractuelles constituent des restrictions caractérisées au sens du règlement (CE) n° 2790/99 du 22 décembre 1999 concernant l’application de l’article 81, paragraphe 3 du Traité à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées et en déduit que l’existence de ces clauses “noires” dans le contrat de distribution sélective exclut tout caractère licite du réseau ;
Qu’en statuant ainsi, alors que la circonstance, à la supposer établie, que l’accord ne bénéficie pas d’une exemption par catégorie n’implique pas nécessairement que le réseau de distribution sélective contrevient aux dispositions de l’article 101, paragraphe 1 TFUE, la cour d’appel a violé les textes susvisés.
Par arrêt du 9 juin 2021, la cour d’appel de Paris, cour de renvoi autrement composée, a statué en ces termes :
“Vu l’arrêt de la Cour de cassation du 16 mai 2018,
Statuant dans les limites de sa saisine,
Confirme le jugement sauf en ce qu’il a :
– condamné la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 20 000 euros en réparation du préjudice causé par la promotion du site Internet,
– condamné la société Marvale LLC à payer à la SAS Coty France la somme de 100 000 euros au titre de la concurrence déloyale,
– ordonné l’interdiction définitive de toute commercialisation sur les sites Internet www.iloveparfums.com, www.iloveparfums.fr ou sur tout autre site Internet, des produits cosmétiques et des parfums des marques suivantes : “BOTTEGAVENETA, BALENCIAGA (…), CALVIN KLEIN, CERRUTI, CHLOE, CHOPARD, DAVIDOFF, GWEN STEFANI, GUESS, JIL SANDER, JOOP!, JETTE JOOP, JENNIFER LOPEZ, KARL LAGERFELD, KENNETH COLE, LANCASTER, MARC JACOBS, NIKOS, SARAH JESSICA PARKER, VERA WANG, et VIVIENNE WESTWOOD,
– ordonné à la société Marvale LLC, ou à toute personne qu’elle se substituerait par la suite en qualité d’éditeur du site www.iloveparfums.com ou www.iloveparfums.fr, l’interdiction définitive de toute utilisation non autorisée des droits de propriété intellectuelle de Coty portant sur les parfums et soins qu’elle distribue : “BOTTEGA VENETA, BALENCIAGA (…), CALVIN KLEIN, CERRUTI, CHLOE, CHOPARD, DAVIDOFF, GWEN STEFANI, GUESS, JIL SANDER, JOOP!, JETTE JOOP, JENNIFER LOPEZ, KARL LAGERFELD, KENNETH COLE, LANCASTER,MARC JACOBS, NIKOS, SARAH JESSICA PARKER, VERA WANG, et VIVIENNE WESTWOOD, et notamment l’utilisation du nom de ces marques sur le site Internet www.iloveparfums.com ou sur tout autre site Internet qu’elle éditerait par la suite, et des photographies de leurs produits,
– condamné la société Marvale LLC aux dépens ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant,
Condamne la société Marvale LLC à payer à la société Coty France les sommes de :
– 20 000 euros au titre de l’atteinte à l’image de marque de la société Coty France,
– 150 000 euros au titre des actes de concurrence déloyale,
– 80 000 euros au titre des actes de parasitisme ;
Dit que la société France Télévisions est tenue in solidum au paiement de ces sommes à hauteur de la somme globale de 150 000 euros et la condamne au paiement de cette somme ;
Condamne la société France Télévisions à payer à la société Coty France la somme de 50 000 euros à titre de dommages-intérêts pour publicité trompeuse ;
Ordonne à la société Marvale LLC, ou à toute autre personne qui se substituerait par la suite à cette société en qualité d’éditeur du site www.iloveparfums.com ou www.iloveparfums.fr, la publication de l’arrêt sur la page d’accueil des sites Internet www.iloveparfums.com et www.iloveparfums.fr, dans les 15 jours de sa signification et pendant un délai d’un mois, sous astreinte de 500 euros par jour de retard et par jour manquant ;
Ordonne la publication de l’arrêt sur la page d’accueil du site internet de France Télévisions, dans les quinze jours de sa signification et pendant un délai d’un mois, sous astreinte de 500 euros par jour de retard et par jour manquant ;
Condamne in solidum les sociétés Marvale LLC, France Télévisions et Mme [L] [B] aux dépens de première instance et d’appel et à payer à la société Coty France la somme de 25 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Rejette toute autre demande”.
Néanmoins, par arrêt du 7 septembre 2022, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé et annulé cet arrêt, mais seulement en ce qu’il a dit la SA France Télévisions tenue in solidum avec la société Marvale LLC au paiement des sommes de 20 000 euros, 150 000 euros et 80 000 euros, à hauteur de la somme globale de 150 000 euros et l’a condamnée au paiement de cette somme à la société Coty France, en ce qu’il l’a condamnée à lui payer la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts pour publicité trompeuse, et en ce qu’il a statué sur les dépens de première instance et d’appel et sur l’application de l’article 700 du code de procédure civile. Elle motivait sa décision ainsi :
– au titre de la négligence et de la violation de l’article L 442-6 I 6° du code de commerce (condamnation in solidum) :
Vu les articles 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 1382, devenu 1240, du code civil :
11. Aux termes des deux premiers textes, toute personne a droit à la liberté d’expression. Aux termes du troisième, tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
12. Pour dire que la société France télévisions est tenue in solidum au paiement des condamnations prononcées contre la société Marvale LLC à hauteur de la somme globale de 150 000 euros et la condamner au paiement de cette somme, l’arrêt retient qu’elle s’est livrée à la promotion d’un site internet vendant des parfums exploité par la seconde.
13. En se déterminant ainsi, sans préciser pour apprécier l’éventuelle atteinte à la liberté d’expression, les éléments sur lesquels elle s’est fondée pour retenir le caractère promotionnel plutôt qu’informatif du message, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision ;
– au titre de la publicité trompeuse (condamnation strictement personnelle) :
Vu l’article L. 121-1 du code de la consommation, dans sa version issue de la loi du 4 août 2008 :
15. [‘]
16. Pour juger que le délit de publicité mensongère, tel qu’il résulte de l’article L. 121-1 du code de la consommation dans sa version applicable aux faits de la cause, est constitué contre la société France télévisions et la condamner à payer à la société Coty la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts à ce titre, l’arrêt retient que la société France télévisions a concouru comme auteur à une pratique publicitaire trompeuse permettant à un client potentiel de se faire une opinion sur les résultats qui peuvent être attendus du service qui lui est proposé, en faisant croire de manière fausse à la possibilité d’acquérir légalement des produits par internet par l’intermédiaire du site, cependant que cette activité est illicite, peu important que la publicité n’ait pas été diffusée à des fins lucratives et qu’elle ne présente pas de caractère commercial à l’égard de France télévisions.
17. En se déterminant ainsi, sans préciser en quoi la teneur des propos tenus par le journaliste de France télévisions portait atteinte à l’un des éléments prévu par l’article L. 121-1 du code de la consommation, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision.
Par déclaration reçue au greffe le 4 janvier 2023, la SAS France Télévisions a saisi la cour de renvoi.
Aux termes de ses dernières conclusions notifiées le 9 juin 2023 par la voie électronique, la SA France Télévisions demande à la cour, au visa des articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 1er de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, 1382 devenu article 1240 du code civil, L 442-6-I-6° (ancien) du code de commerce et L 121-1 (ancien) du code de la consommation :
– d’infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
– statuant à nouveau, de juger que la SA France Télévisions n’a commis aucun abus dans le cadre de l’exercice de sa liberté d’expression ;
– de juger qu’aucune faute ne saurait lui être reprochée ;
– de débouter la SAS Coty France de l’intégralité de ses demandes à l’encontre de la SA France Télévisions, y compris ses demandes de publication ;
– de condamner la SAS Coty France à payer à la SA France Télévisions la somme de 60 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
– de condamner la SAS Coty France aux entiers dépens d’instance et d’appel dont distraction au profit de la SCP Grappotte Benetreau en application de l’article 699 du code de procédure civile.
En réponse, dans ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 1er août 2023 et signifiées le 25 mai 2023 à la société Marvale LLC, la SAS Coty France demande à la cour, au visa des articles 1240 et suivants du code civil, L 442-6 I 6° du code de commerce, L 121-1 du code de la consommation et 42 et 46 du code de procédure civile, de :
– juger que sa saisine est limitée par les considérants 13 et 17 de la décision rendue par la Cour de cassation le 19 octobre 2022 ;
– confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 21 janvier 2014, sauf en ce qui concerne le quantum du préjudice invoqué par la SAS Coty France à l’encontre de la SA France Télévisions ;
– juger que les messages véhiculés par la SA France Télévisions ont un caractère promotionnel, et que la SA France Télévisions a commis de ce fait des fautes (actes parasitaires, désorganisation du réseau de distribution sélective de la SAS Coty France et atteinte indirecte au réseau, atteinte à son image de marque) de nature à engager sa responsabilité civile, et en conséquence condamner la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 150 000 euros au titre de ces agissements fautifs ;
– de juger que les messages véhiculés par la SA France Télévisions sont également constitutifs de publicité trompeuse et/ou qu’ils constituent une faute sur le fondement de l’article 1240 du code civil, et en conséquence, condamner la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 50 000 euros au titre de ces actes ;
– condamner la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 100 000 euros au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens, en ce compris les frais d’établissement des constats d’huissier.
Conformément à l’article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux arrêts postérieurs ainsi qu’aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 6 septembre 2023. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l’arrêt sera contradictoire en application de l’article 467 du code de procédure civile.
MOTIVATION
A titre liminaire, la Cour constate que, conformément aux articles 631 et 638 du code de procédure civile, l’arrêt du 9 juin 2021 est définitif sur la validité du réseau de distribution sélective ainsi que sur la réalité des actes de concurrence déloyale, la responsabilité de la société Marvale LLC et de madame [L] [B] et le quantum des condamnations prononcées à leur encontre. Seuls sont en débat la responsabilité de la SA France Télévisions (négligence, participation indirecte à la violation d’un réseau de distribution et publicité trompeuse ou faute délictuelle) ainsi que les frais irrépétibles et les dépens d’appel.
1°) Sur la responsabilité de la SA France Télévisions
Moyens des parties
Au soutien de ses prétentions, la SA France Télévisions expose que l’impossibilité de lui imputer des actes de parasitisme indirect (pratique de la marque d’appel) et de commercialisation des produits vendus sur le site iloveparfums.com est définitivement jugée, la SAS Coty France ne reprenant d’ailleurs pas ses moyens à ce titre. Elle précise que sa condamnation constituerait une ingérence injustifiée dans l’exercice de sa liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après “la CESDH”) en ce qu’elle n’est pas :
– prévue par la loi, l’article 1382 du code civil n’ayant vocation à restreindre l’usage de cette liberté qu’en présence d’un dénigrement de produit qui n’est pas en débat ;
– fondée, les chroniques incriminées n’étant pas promotionnelles mais purement informatives et exclusivement destinées à permettre au téléspectateur de procéder à des achats à moindre coût (“les bons plans web”), la présentation du site litigieux, déjà évoqué par des médias tiers, s’accompagnant d’une réflexion sur le prix des parfums en France et leurs modalités de vente en Europe. L’information étant légitime, le seul fait qu’elle accroisse la visibilité et l’audience du site ne justifie pas une condamnation, aucune faute ne lui étant imputable puisque la base factuelle suffisante et le sérieux de l’enquête ne sont pertinents que dans le cadre d’une défense à une action en diffamation qui n’est pas l’objet du litige. Elle précise néanmoins n’avoir commis aucune faute puisque les données livrées au public étaient exactes et qu’il lui était impossible de vérifier la licéité de la distribution des produits exploités par la SAS Coty France ;
– proportionnée au but poursuivi.
Elle explique par ailleurs que la pratique commerciale trompeuse n’est pas caractérisée en l’absence de publicité opérée contre rémunération au sens de l’article 2 du décret n° 92-280 du 27 mars 1992, d’intention de tromper le public et de tromperie effective ou de fausseté des informations livrées.
Elle précise enfin que le préjudice allégué n’est démontré ni en son principe ni en sa mesure, son activité étant sans lien avec celle de la société Marvale LLC qui, seule, commercialise les parfums litigieux.
En réponse, la SAS Coty France expose que la liberté d’expression n’est pas en cause puisque le message diffusé par la SA France Télévisions est promotionnel et non informatif ainsi que le révèlent les propos laudatifs des journalistes qui avaient pour objet et ont eu pour effet d’accroitre la visibilité et l’audience du site exploité par la société Marvale LLC. Elle ajoute que la SA France Télévisions ne justifie d’aucune enquête préalable sérieuse destinée à nourrir un débat d’intérêt général. Elle précise par ailleurs que la SA France Télévisions a, peu important l’absence de commercialisation effective des produits, commis des actes de publicité trompeuse en créant une confusion entre le site litigieux et le réseau de distribution sélective et en présentant comme licite la vente de parfums hors réseau à “prix cassés”.
Réponse de la cour
La matérialité des faits imputés à la SA France Télévisions, qui est établie par la production d’un enregistrement des émissions litigieuses en annexe des procès-verbaux de constat des 8 et 11 février 2010 (pièces 5 et 6 de la SAS Coty France), n’est pas contestée. Lors de ces chroniques, les propos suivants ont été tenus (mêmes pièces et retranscriptions non contestées de la SAS Coty France en pièces 45 et 46) :
– émission C’est au programme, présentée par [Z] [N] :
[Z] [N] (ci-après, “SD”) : Mon parfum à prix cassé, plus que cassé même, c’est presque offert grâce à un site internet qui vous permet de trouver vos parfums préférés vraiment pas chers.
[X] [E] (ci-après “LT”) : Un tout nouveau site qui est né il y a quelques semaines à peine parce qu’en France on est le pays, même si on est fabricant de parfums, où les parfums sont les plus chers d’Europe. C’est-à-dire que si vous allez en Italie, si vous allez en Angleterre, si vous allez en Suède et que vous achetez votre parfum, même si c’est un parfum français, vous allez l’acheter moins cher chez nos voisins Européens.
SD : Et pourquoi ça ‘
LT : Parce qu’on ferme les yeux sur une entente des grands parfumeurs qui mettent les prix à un niveau assez élevé et donc personne ne dit rien, et une jeune italienne, très talentueuse, qui travaillait dans le parfum depuis quelques années, a dit mais moi je vais aller acheter les parfums à l’étranger et les vendre sur un site français et on a le droit puisque on est dans la communauté européenne. C’est ce qu’elle a fait et elle propose des parfums, votre parfum, entre 30 et 70% moins cher que dans nos parfumeries traditionnelles. Nous sommes allés la rencontrer et on a testé le site pour vous.
Reportage et interview de madame [L] [B]
SD : C’est une idée plus que maligne, en plus il y a une valeur ajoutée puisqu’on peut faire un cadeau avec un petit mot personnalisé.
LT : Vous pouvez envoyer juste avant la Saint Valentin, ça peut donner des idées. Alors, ce qui est important, il y a deux choses. Vous allez voir le nom du site sur le site de “C’est un Programme” et le serveur peut exploser ce qui nous arrive, [I] en est témoin, ce qui nous est arrivé récemment avec un autre site.
Autre chroniqueur (ci-après “AC”) : C’est vrai.
LT : Donc patientez, même si ça ne marche pas dans l’heure où les deux heures qui viennent, le temps qu’ils remettent tout en place.
AC : [X] je peux effectivement en témoigner puisque depuis tout à l’heure on a des kilos de mails de gens qui nous disent, depuis ce matin, on a parlé de ce site, beaucoup de gens y sont allés et il est très difficile maintenant à joindre.
LT : Oui, c’est un vrai bon plan. Et deuxièmement, les parfums qui sont sur le site actuellement vont changer donc si vous ne trouvez pas tout de suite votre parfum attendez un mois ou deux mois, ça évolue, ça change régulièrement.
SD : Alors pleins de questions. Est-ce qu’il y a des parfums pour homme sur ce site ‘
LT : Bien sûr ! [‘]
SD : Il s’agit des derniers parfums vendus ‘
LT : Il ne s’agit pas de parfums qui sont sortis il y a deux trois ans et qui sont plus en rayons et qu’on vous redonne sur le site [‘]. Ça peut paraître incroyable parce que les prix défient toute concurrence mais c’est vraiment les vrais parfums, la vraie boîte, les vraies marques.
SD : On trouve les grandes marques luxueuses ‘
LT : Toutes. Quasiment toutes. [‘] Guerlain, Yves Saint-Laurent, Burberry, Cerutti, etc. [‘]
SD : A vous d’aller vous renseigner sur notre site.
– émission Télématin présentée par [M] [U] (ci-après “WL”) :
WL : Bonjour Mademoiselle [X]. Que ça ait rapport ou pas avec la Saint Valentin, le seul fait c’est qu’effectivement vos parfums de qualité surtout sont parfois chers et si vous les achetez désormais sur internet’ Ils sont tous représentés, toutes les grandes marques ‘
LT : Pas tous. Toutes les marques sont quasiment représentées, après toutes les références ne sont pas encore toutes représentées et ça dépend des périodes où vous allez sur le site, vous allez avoir certains parfums et pas d’autres. Mais il faut savoir qu’en France on est le seul pays en Europe à avoir des parfums aussi chers. Il y a heu’ comme ça heu’ une autorisation’
WL : Par exemple, les grandes maisons, les grands parfumeurs français ne vendent pas aussi cher en Italie ‘
LT : Exactement. [‘] c’est l’exception culturelle française, qui s’applique aux parfums aussi. Donc il y a une italienne, plutôt dégourdie, qui a dit “ben, moi je vais proposer ça sur internet aux français”.
WL : Et comment elle s’en sort elle pour trouver ‘
LT : Eh bien regardez ça tout de suite en image.
Reportage et interview de madame [L] [B]
WL : C’est une révolution dans le monde de la parfumerie en France. Mais ils vont protester les grands parfumeurs, les grandes marques.
LT : Eh bien ils peuvent protester mais ils ne peuvent rien faire, y compris les grandes marques qui sont aussi maintenant présentes sur internet. Les grandes enseignes vendent leurs parfums maintenant aussi sur internet et là ça bat tous les records. C’est vraiment le bon plan et on est les premiers à en parler.
WL : C’est le plus important. Prix cassés ça fait quoi, 10, 20, 30 % ‘
LT : Ah non ! Au moins 40 %. Elle a dit jusqu’à 70 %. Et c’est le parfum de l’année, c’est pas un qui est sorti il y a quatre ans et qu’on vous refourgue quatre ans plus tard parce qu’il a pas marché. C’est des parfums de qualité et en plus elle est charmante [‘].
Il est désormais acquis que la commercialisation, par la société Marvale LLC et madame [L] [B] sur le site iloveparfums.com, des parfums marqués relevant du réseau de distribution sélective, licite, organisé par la SAS Coty France constitue un acte de concurrence déloyale et parasitaire faute d’approvisionnement licite et caractérise une violation indirecte et directe du réseau de distribution sélective au sens de l’article L 442-6 I 6° du code de commerce ainsi qu’une publicité trompeuse (arrêt de la cour d’appel de Paris du 9 juin 2021 définitif sur ces points). Il est ainsi certain que le site litigieux n’était pas illégal globalement mais exclusivement en ce qu’il proposait à la vente des parfums en violation du réseau distribution sélective de la SAS Coty France.
Pour conclure au rejet des prétentions adverses, la SA France Télévisions invoque l’exercice régulier de sa liberté d’expression qui est garantie par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (ci-après “CESDH”) en ces termes :
1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Or, le juge national est tenu, dès lors qu’une partie invoque une liberté protégée par cette Convention, qui a valeur supra légale en vertu de l’article 55 de la Constitution et est d’application directe, de procéder à un contrôle de conventionnalité des dispositions internes opposées (en ce sens, selon une position constante depuis Ch. mixte, 24 mai 1975, n° 73-13.556, Ass. plén., 15 avril 2011, n° 10-17.049, 10-30.313 et 10-30.316), telles qu’elles sont édictées ou appliquées dans le litige (en ce sens, CEDH, 16 janvier 2018, Charron et autre c. France, n° 22612/15). Le contrôle opéré ne se traduit pas par une interprétation conforme des dispositions attaquées, mais par un contrôle de normes ayant pour effet la paralysie de la norme interne affectant de manière disproportionnée la liberté garantie, ici par son application au litige.
L’article 10 de la CESDH, qui bénéficie à toute personne sans considération pour la nature lucrative ou non du but recherché, ne s’applique pas exclusivement à certains types de renseignements, d’idées ou de modes d’expression tels ceux de nature politique mais englobe également les informations à caractère commercial (CEDH, 20 novembre 1989, Markt Intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, n° 1057/83, §26, et CEDH, 24 février 1994, Casado Coca c. Espagne, n° 15450/89, §35 et 36). Aussi, l’éventuelle dimension commerciale de la présentation effectuée dans le cadre des émissions litigieuses n’est pas de nature à faire obstacle à l’application de l’article 10 de la CESDH et au contrôle de conventionnalité que son invocation impose.
C’est d’ailleurs sur ce fondement que la Cour de cassation a cassé l’arrêt du 9 juin 2021 en précisant que la cour d’appel n’avait pas motivé le caractère promotionnel plutôt qu’informatif du message pour apprécier l’atteinte alléguée à la liberté d’expression. Contrairement à ce que soutient la SAS Coty France, cette décision ne circonscrit pas le débat à l’explicitation des éléments retenus par la cour d’appel pour qualifier le propos de promotionnel, les fautes étant acquises mais formellement mal caractérisées, mais commande d’apprécier la réalité de l’atteinte à la liberté d’expression qui doit être examinée du seul fait de son invocation par la SA France Télévisions. Et, la distinction entre la promotion et l’information, notions poreuses puisque la seule présentation au public, même objective, d’une activité commerciale a nécessairement pour effet d’en accroître la visibilité et de favoriser son essor, est secondaire : utile pour apprécier la proportionnalité de l’atteinte, elle n’est pas un critère d’application de l’article 10 de la CESDH.
La SAS Coty France entend obtenir la condamnation de la SA France Télévisions à lui verser des indemnités de 150 000 euros et 50 000 euros réparant les préjudices que lui ont respectivement causé ses fautes qui consistent selon elle en une négligence (promotion d’une activité illicite sans vérification sérieuse préalable) et en une pratique commerciale trompeuse (provocation d’une erreur des consommateurs conduits à croire que les parfums étaient licitement proposés à la vente par un acteur agréé du réseau de distribution sélective). Trois fondements sont ainsi invoqués cumulativement : l’article 1382 (devenu 1240) du code civil, l’article L 442-6 I 6° du code de commerce et l’article L 121-1 du code de la consommation dans leurs rédactions applicables à l’époque des faits.
Au sens de l’article 10§1 de la CESDH, le succès des prétentions de la SAS Coty France, qui pourrait avoir un effet dissuasif peu important le quantum effectif de la réparation (sur ce point : CEDH, Reichman c. France, 12 juillet 2016, n° 50147/11), constituerait une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression par la SA France Télévisions. Or, toute ingérence doit être légalement fondée conformément à l’article 10§2 de la CESDH. A cet égard, au sens de ce texte, une “loi”, qui n’est pas appréhendée sous le critère organique du droit interne et comprend l’interprétation d’une norme par une jurisprudence établie, accessible et prévisible (en ce sens, CEDH, Dmitriyevskiy c. Russie, 3 octobre 2017, n° 42168/06, §82), est une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite et que, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé, celles-ci n’ayant toutefois pas à être prévisibles avec une certitude absolue, l’expérience révélant celle-ci hors d’atteinte (en ce sens, CEDH, 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, n° 27510/08, §131). Sur ce plan, il appartient au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, d’interpréter le droit interne (en ce sens, CEDH, Cangi c. Turquie, 29 janvier 2019, n° 24973/15, §42).
Or, en droit interne, ainsi que le soutient la SA France Télévisions, les abus de la liberté d’expression ne peuvent être sanctionnés sur le fondement de l’article 1382 du code civil, sauf dénigrement de produits et services entendu comme l’atteinte portée à un concurrent à travers le discrédit jeté sur ses produits ou services (voir en ce sens en dernier lieu, Com., 26 septembre 2018, n° 17-15502 : “hors restriction légalement prévue, la liberté d’expression est un droit dont l’exercice, sauf dénigrement de produits ou services, ne peut être contesté sur le fondement de l’article 1382, devenu 1240, du code civil”). Aussi, à raison de cette exclusion connue et constante en droit positif, ce texte ne peut constituer une base légale à une ingérence à la liberté d’expression.
En revanche, en l’absence d’éviction analogue, les articles L 442-6 I 6° du code de commerce et L 121-1 du code de la consommation dans leurs rédactions applicables à l’époque des faits sont des bases légales au sens de l’article 10§2 de la CESDH.
Quoique les parties envisagent distinctement les demandes selon leurs fondements, la SA France Télévisions invoque l’exercice de sa liberté d’expression y compris en défense aux demandes au titre de la pratique commerciale trompeuse en opposant le caractère strictement informatif du sujet (page 25 de ses écritures). S’il est exact que le contrôle de conventionnalité n’est logiquement opéré qu’une fois l’ingérence caractérisée, celle-ci peut être postulée, dans une logique d’économie des moyens, puisque la nécessité et la proportionnalité de l’atteinte doivent être appréciées de manière uniforme sans égard pour la base légale invoquée, et ce d’autant plus que les intérêts protégés sont identiques. Aussi, l’ingérence sera réputée acquise pour les besoins du raisonnement, les moyens et arguments des parties sur la caractérisation des fautes au sens des articles L 442-6 I 6° du code de commerce et L 121-1 du code de la consommation n’étant de ce fait pas examinés.
Enfin, personne ne conteste que cette ingérence poursuit la protection des intérêts économiques de la SAS Coty France et l’intégrité du réseau de distribution sélective qu’elle organise, soit un but légitime reconnu par l’article 10§2 de la CESDH.
Ces éléments acquis, demeure l’examen de la nécessité d’une telle ingérence dans une société démocratique, le juge national devant s’assurer qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi et que les motifs qui la fondent sont pertinents et suffisants, et à défaut écarter toute condamnation. La violation alléguée de l’article 10 de la CESDH commande un contrôle de proportionnalité étendu portant sur l’adéquation de la mesure à l’objectif poursuivi et l’appréciation de la nécessité de la mesure au regard du but recherché puis de sa proportionnalité, analysée in concreto, la mesure considérée, ici une sanction indemnitaire, ne devant pas imposer au défendeur succombant des charges démesurées à l’aune du résultat recherché (en ce sens, CEDH, 24 janvier 2017, Paradiso et Campanelli c. Italie, n° 25358/12).
Aux termes de l’arrêt de la CEDH Morice c. France du 23 avril 2015 (n° 29369/10), les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression peuvent être ainsi résumés :
i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les “informations” ou ” idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de “société démocratique”. Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante […] ;
ii. L’adjectif “nécessaire”, au sens de l’article 10§2, implique un “besoin social impérieux”. Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une “restriction” se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 ;
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était “proportionnée au but légitime poursuivi” et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent “pertinents et suffisants” (…) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents […].
Au regard de ces critères, le moyen tiré de l’absence d’enquête sérieuse opposé par la SAS Coty France n’est pas pertinent. Il fait en outre fi de la distinction entre déclarations de fait et jugements de valeur qu’effectue la CEDH en ces termes : “la matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, §42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une “base factuelle” suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, §47, Oberschlick c. Autriche (n° 2), 1er juillet 1997, §33, Brasilier c. France, n° 71343/01, §36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, §55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, §37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, §37)”.
Or, les deux émissions comportent de nombreux jugements de valeur (“une jeune italienne très talentueuse”, “une idée plutôt maligne”, “il y a une valeur ajouté puisqu’on peut faire un cadeau avec un petit mot personnalisé”, “c’est un vrai bon plan”, “c’est une révolution dans le monde de la parfumerie”, “en plus elle est charmante”) qui s’inscrivent dans la ligne éditoriale des émissions, que l’organe de presse est libre de définir sans s’exposer à un contrôle judiciaire, et le ton des chroniques, rubriques d’informations légères destinées à présenter au téléspectateur les “bons plans” ou les “bons coûts” leur permettant de bénéficier de produits à moindre prix. Purement subjectifs et découlant exclusivement de l’importance baisse tarifaire pratiquée, ces propos ne caractérisent aucun excès au regard des éléments objectifs qui les fondent et ne sont pas critiquables en eux-mêmes.
Les seuls éléments pertinents tiennent à la présentation de la pleine légalité du site litigieux (“on a le droit puisque on est dans la Communauté européenne”, “Mais ils vont protester les grands parfumeurs, les grandes marques / Eh bien, ils peuvent protester mais ils ne peuvent rien faire, y compris les grandes marques qui sont aussi maintenant présentes sur internet”) et la dimension incitative des propos, par ailleurs laudatifs, de la journaliste (“Donc patientez, même si ça ne marche pas dans l’heure où les deux heures qui viennent, le temps qu’ils remettent tout en place”, “A vous d’aller vous renseigner sur notre site”). Or, s’il est exact que la connaissance de l’existence d’un réseau de distribution sélective concernant certains produits parmi de nombreuses références n’était pas aisée, l’argument rapidement développé pour conclure à la légalité de la démarche commerciale de la société Marvale LLC et de madame [L] [B] n’avait aucune pertinence, ce que tout chroniqueur pouvait déceler même sans pratiquer un journalisme d’investigation. En cela, les propos tenus, qui manquent de prudence, sont fautifs.
Néanmoins, par-delà leur aspect pour partie promotionnel, qui découle de l’incitation évoquée et des mérites attribués au site par les différents jugements de valeur relevés, le message est globalement informatif en ce qu’il porte à la connaissance du public des modalités d’accès à différents produits à moindre coût et présente pour ce faire un site internet en en décrivant le contenu.
A cet égard, au sens de l’article 10 de la CESDH, ont trait à un intérêt général les questions qui touchent le public dans une mesure telle qu’il peut légitimement s’y intéresser, qui éveillent son attention ou le préoccupent sensiblement, notamment parce qu’elles concernent le bien-être des citoyens ou la vie de la collectivité. Tel est le cas également des questions qui sont susceptibles de créer une forte controverse, qui portent sur un thème social important, ou qui ont trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé (CEDH, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande, 27 juin 2017, n° 931/13, §171). La notion d’intérêt général ne se limite pas aux questions d’intérêt public touchant l’ensemble de la population ou une partie significative de cette dernière et permet d’appréhender celles affectant l’intérêt commun d’un groupe d’individus qui excède la somme de leurs intérêts privés et ne se réduit par ailleurs pas à ceux des auteurs des propos en cause.
Or, la présentation du site litigieux était accompagnée d’une réflexion, certes modeste et selon le ton propre aux émissions, sur le prix des parfums en France, présentés comme très élevés par rapport aux autres pays européens (“Un tout nouveau site qui est né il y a quelques semaines à peine parce qu’en France on est le pays, même si on est fabricant de parfums, où les parfums sont les plus chers d’Europe. C’est-à-dire que si vous allez en Italie, si vous allez en Angleterre, si vous allez en Suède et que vous achetez votre parfum, même si c’est un parfum français, vous allez l’acheter moins cher chez nos voisins Européens”, “Parce qu’on ferme les yeux sur une entente des grands parfumeurs qui mettent les prix à un niveau assez élevé et donc personne ne dit rien”). La SA France Télévisions justifie la vérité de cette assertion en dépit d’une certaine exagération ainsi que de son actualité au regard de l’affaire judiciaire pendante relative à une affaire entre parfumeurs (ses pièces 22.1 à 22.3, et l’arrêt qu’elle cite, Com., 11 juin 2013, n°12-13.961).
Ainsi, le message développé en termes voisins sinon identiques dans les deux émissions intéresse une part importante de la population française et touche aux pratiques d’une industrie vitrine pour le pays, la présentation du site, dont les mérites ne sont vantés qu’à raison des prix pratiqués, s’inscrivant pertinemment dans cette logique. S’il n’est pas d’une importance majeure et ne peut bénéficier du niveau de protection maximal qu’accorde l’article 10 de la CESDH au discours politique, il relève de la légitime information du public.
Par ailleurs, les émissions n’ont été diffusées qu’une fois sur la chaine France 2 et n’étaient disponibles en ligne que jusqu’au 12 février 2010, l’atteinte ayant ainsi duré quatre jours. Et, si ses effets ont pu perdurer au-delà, ils ne sont pas quantifiables, le site internet litigieux ayant été présenté par de nombreux autres médias (pièces 9 à 19 de la SA France Télévisions). Signe supplémentaire que le propos participe du traitement d’un sujet touchant à l’intérêt général, cette dilution des effets des émissions sur la visibilité et l’audience du site atténue sensiblement l’intensité de l’atteinte aux droits de la SAS Coty France par le fait de la SA France Télévisions, étrangère à l’exploitation du site et à la commercialisation des produits à laquelle elle n’est pas intéressée, directement ou non.
En pareilles circonstances, au regard de la nature des chroniques et des propos tenus, de leur caractère accessoirement promotionnel, de l’information légitime qu’ils servent et de la faiblesse de l’atteinte directement imputable à la SA France Télévisions aux droits de la SAS Coty France, la restriction à l’exercice de la liberté d’expression de la première qu’engendrerait une condamnation ne se justifie par aucun besoin social impérieux, serait disproportionnée au regard du but poursuivi et, partant, contraire à l’article 10 de la CESDH.
En conséquence, le jugement entrepris sera, dans les limites de la saisine de la Cour, infirmé en ce qu’il a condamné la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 20 000 euros et mis à sa charge une mesure de publication judiciaire, et les demandes de la SAS Coty France à son encontre seront intégralement rejetées.
2°) Sur les demandes accessoires
La Cour constate que les parties ne forment aucune demande au titre des frais irrépétibles et des dépens de première instance, qui ne concernent que les rapports entre la société Marvale LLC et la SAS Coty France.
Succombant en son appel, la SAS Coty France, dont la demande au titre des frais irrépétibles sera rejetée, sera condamnée à supporter les entiers dépens d’appel, qui seront recouvrés conformément à l’article 699 du code de procédure civile, ainsi qu’à payer à la SA France Télévisions la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,
Infirme, dans les limites de sa saisine sur renvoi après cassation, le jugement entrepris en ce qu’il a condamné la SA France Télévisions à payer à la SAS Coty France la somme de 20 000 euros et mis à sa charge une mesure de publication judiciaire ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Rejette l’intégralité des demandes présentées par la SAS Coty France contre la SA France Télévisions ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de la SAS Coty France au titre des frais irrépétibles ;
Condamne la SAS Coty France à payer à la SA France Télévisions la somme de 10 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la SAS Coty France aux entiers dépens d’appel qui seront recouvrés directement par la SCP Grappotte Benetreau conformément à l’article 699 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE