Conclusions d’appel : 8 juin 2023 Cour d’appel de Rouen RG n° 21/02397

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Conclusions d’appel : 8 juin 2023 Cour d’appel de Rouen RG n° 21/02397
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N° RG 21/02397 – N° Portalis DBV2-V-B7F-IZP2

COUR D’APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 08 JUIN 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

Jugement du CONSEIL DE PRUD’HOMMES DE BERNAY du 12 Mai 2021

APPELANTE :

S.A.S. [M] MENUISERIE

[Adresse 1]

[Localité 4]

représentée par Me Mélanie THOMAS-COTTEAUX de la SELARL MTC AVOCAT, avocat au barreau de ROUEN

INTIMEE :

Madame [V] [O]

[Adresse 3]

[Localité 2]

représentée par Me Karim BERBRA de la SELARL LE CAAB, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Aurélia DOUTEAUX, avocat au barreau de ROUEN

(bénéficie d’une aide juridictionnelle Totale numéro 2022/000253 du 01/03/2022 accordée par le bureau d’aide juridictionnelle de Rouen)

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l’article 805 du Code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 26 Avril 2023 sans opposition des parties devant Madame BERGERE, Conseillère, magistrat chargé du rapport.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente

Madame BACHELET, Conseillère

Madame BERGERE, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

M. GUYOT, Greffier

DEBATS :

A l’audience publique du 26 Avril 2023, où l’affaire a été mise en délibéré au 08 Juin 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 08 Juin 2023, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

EXPOSÉ DU LITIGE

Mme [V] [O] a été engagée par la société [M] Isolation en qualité de secrétaire comptable par contrat de travail à durée indéterminée du 3 janvier 2006. Son contrat a été transféré à la SAS [M] Menuiserie le 1er octobre 2008 avec reprise d’ancienneté.

Les relations contractuelles des parties étaient soumises à la convention collective des ETAM du bâtiment.

Mme [O] a été placée en arrêt de travail à compter du 27 août 2012.

Suivant avis du 4 février 2013, le médecin du travail l’a déclarée ‘inapte d’emblée en raison du danger immédiat au poste de secrétaire comptable et à tout poste dans l’entreprise.’

Le licenciement pour inaptitude d’origine non professionnelle et impossibilité de reclassement a été notifié à la salariée le 1er mars 2013.

Par requête du 22 février 2018, Mme [V] [O] a saisi le conseil de prud’hommes de Bernay en contestation de son licenciement, ainsi qu’en paiement de rappels de salaire et d’indemnités.

Par jugement du 12 mai 2021, le conseil de prud’homme, en sa formation de départage, a déclaré irrecevables les demandes au titre de la rupture du contrat (dommages intérêts pour licenciement nul, préavis, congés payés sur préavis, remise des documents de fin de contrat rectifiés) et d’un manquement à l’obligation de sécurité, déclaré recevables les autres demandes, notamment la demande de dommages intérêts pour harcèlement moral, condamné la SAS [M] Menuiserie à verser à Mme [V] [O] une somme de 10 000 euros bruts à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral, dit que les condamnations porteront intérêt légal à compter du prononcé du jugement, condamné la SAS [M] Menuiserie à verser à maître Sandra Moreno-Frazak, avocat de Mme [V] [O] intervenant au titre de l’aide juridictionnelle, une somme de 1 500 euros au titre de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991, condamné la SAS [M] Menuiserie aux dépens, ordonné l’exécution provisoire du jugement, rejeté toutes les autres demandes des parties.

La SAS [M] Menuiserie a interjeté appel de cette décision le 10 juin 2021.

Par conclusions remises le 20 février 2023, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens, la SAS [M] Menuiserie demande à la cour d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a déclaré recevable la demande de Mme [O] au titre du harcèlement moral, condamné la SAS [M] Menuiserie à lui verser la somme de 10 000 euros bruts à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral, dit que les condamnations porteront intérêt à compter du prononcé du jugement, condamné la SAS [M] Menuiserie à verser à Mme [F] [Z], avocat de Mme [V] [O] intervenant au titre de l’aide juridictionnelle, une somme de 1 500 euros au titre de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991, condamné la SAS [M] Menuiserie aux dépens, statuant à nouveau,

à titre principal, juger que la demande au titre du manquement à l’obligation de sécurité est irrecevable en application des articles 910-4 et 954 du code de procédure civile et en tout état de cause prescrite, juger que les demandes de Mme [O] au titre du harcèlement moral, de dommages et intérêts pour licenciement nul, d’indemnité compensatrice de préavis, congés payés afférents et remise des documents de fin de contrat rectifiés sont prescrites, ordonner le rejet des pièces 19 à 23 de Mme [V] [O] ainsi que la suppression de toute référence à ces pièces dans ses écritures,

à titre subsidiaire, constater l’absence de harcèlement moral, à titre infiniment subsidiaire, réduire le montant d’éventuels dommages et intérêts à de plus justes proportions, condamner Mme [O] à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens.

Par conclusions remises le 9 mars 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens, Mme [V] [O] demande à la cour de confirmer le jugement en ce qu’il a retenu qu’elle a été victime de faits de harcèlement moral, d’infirmer le jugement prononcé le 12 mai 2021 en ce qu’il a déclaré irrecevables les demandes au titre de la rupture du contrat (dommages et intérêts pour licenciement nul, préavis, congés payés sur préavis, remise des documents de fin de contrat rectifiés) et d’un manquement à l’obligation de sécurité,

– statuant à nouveau, déclarer les demandes parfaitement recevables, dire le licenciement nul, constater que la société s’est rendue coupable de harcèlement moral, condamner en conséquence la société [M] Menuiserie à lui verser les sommes suivantes :

dommages et intérêts pour harcèlement moral : 36 000 euros,

dommages et intérêts pour licenciement nul : 24 000 euros,

indemnité compensatrice de préavis : 2 026,32 euros,

congés payés afférents : 202,63 euros,

article 37 de la loi du 10 juillet 1991 : 2 000 euros, outre les entiers dépens,

– condamner la société [M] Menuiserie à lui remettre une attestation pôle emploi et un bulletin de paie conformes au jugement sous astreinte de 50 euros par jour de retard et par document assortir l’ensemble des condamnations pécuniaires des intérêts au taux légal, débouter la société appelante de l’ensemble de ses demandes.

L’ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 6 avril 2023.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I – Sur le rejet des pièces n° 19 à 23 communiquées par Mme [O]

La société [M] Menuiserie sollicite le rejet des témoignages de MM. [N] et [I], la transaction qu’ils ont conclue avec elle leur interdisant d’intervenir dans un contentieux qu’aurait la société avec un autre salarié, précisant que l’article 10 du code civil n’a pas vocation à recevoir application en l’espèce.

Mme [O] s’oppose à cette demande, faisant valoir qu’en application de l’article 10 du code civil, témoigner est une obligation ainsi qu’une liberté fondamentale, de sorte que la transaction conclue entre les parties ne pouvait prévoir une dérogation à ces règles d’ordre public et ce d’autant qu’une telle obligation, ainsi que l’a retenu le conseil de prud’hommes, pourrait caractériser le délit prévu par l’article 434-15 du code pénal.

A titre liminaire, il y a de rappeler que le code de procédure civile, et plus spécifiquement les articles 200 et suivants relatifs aux attestations produites en justice, ne prévoit aucune sanction relative à leur régularité formelle ou substantielle, le juge disposant d’un pouvoir souverain pour apprécier la valeur et la portée des éléments de preuve qui lui sont soumis.

En l’espèce, aux termes d’un protocole transactionnel conclu le 12 juin 2017, MM. [N] et [I], se sont engagés ‘à ne pas attester dans le cadre de futurs ou actuels contentieux qui seraient dirigés à l’encontre de la société [M] Isolation et la société [M] Menuiserie ou tout société du groupe par des anciens salariés, des salariés actuels ou de futurs salariés.’

C’est en vain que Mme [O] critique la validité de cette clause transactionnelle sur le fondement des articles 10 du code civil et 434-15 du code pénal.

En effet, l’article 10 du code civil dispose que chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité. Celui qui, sans motif légitime, se soustrait à cette obligation lorsqu’il en a été légalement requis, peut être contrainte d’y satisfaire, au besoin à peine d’astreinte ou d’amende civile, sans préjudice de dommages et intérêts.

Le concours visé par cette disposition est celui qui doit être apporté, non aux particuliers, mais à l’autorité judiciaire, en vue de la manifestation de la vérité. En l’absence d’injonction judiciaire faite à MM. [N] et [I], l’application de cette disposition ne peut être valablement invoquée pour tenter de faire échec aux stipulations de la transaction litigieuse.

De même, l’article du 434-15 du code pénal est inopérant pour critiquer la validité de la clause litigieuse intervenue dans un cadre transactionnel imposant l’existence de concessions réciproques acceptés de manière éclairée, ce qui n’est aucunement remis en cause, excluant ainsi la possibilité de toute caractérisation de l’élément matériel de l’infraction de subordination de témoins.

Cependant, si la validité de cette clause n’est pas critiquée de manière efficace, il n’en demeure pas moins qu’elle ne saurait produire d’effet à l’égard de Mme [O], puisque si, conformément à l’application de l’article 2052 du code civil, la transaction a force obligatoire entre les parties, le principe général de l’effet relatif des contrats rappelé spécialement par l’article 2051 du code civil concernant les transactions conduit à lui reconnaître toute opposabilité aux tiers.

C’est donc de manière infondée que la société [M] Menuiserie invoque cet engagement pour solliciter le rejet des témoignages de MM. [N] et [I] produits par Mme [O] (pièces 19 à 23), la question du respect de la clause litigieuse se réglant uniquement sur le terrain de la responsabilité contractuelle, ainsi au demeurant que le prévoit expressément la transaction en stipulant qu’ ‘en cas de violation, par l’une ou l’autre des parties, de cet engagement de loyauté, il pourra être demandé réparation totale du préjudice subi.’

En conséquence, il n’y a pas lieu à rejet des pièces n° 19 à 23 communiquées par Mme [O], le jugement déféré étant confirmé sur ce point.

II – Sur la recevabilité des demandes présentées par Mme [O]

II – a) Sur la recevabilité des demandes au titre de la rupture du contrat de travail et le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité

Aux termes de l’article 542 du code de procédure civile, l’appel tend, par la critique du jugement rendu par une juridiction de premier degré, à sa réformation ou à son annulation par la cour d’appel.

L’article 909 du même code prévoit que l’intimé dispose, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, d’un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l’appelant prévues à l’article 908 pour remettre ses conclusions au greffe et former, le cas échéant, appel incident ou appel provoqué.

Enfin, selon l’article 954 du même code, les conclusions d’appel contiennent, en en-tête, les indications prévues à l’article 961. Elles doivent formuler expressément les prétentions des parties et les moyens de fait et de droit sur lesquels chacune de ces prétentions est fondée avec indication pour chaque prétention des pièces invoquées et de leur numérotation. Un bordereau récapitulatif des pièces est annexé.

Les conclusions comprennent distinctement un exposé des faits et de la procédure, l’énoncé des chefs de jugement critiqués, une discussion des prétentions et des moyens ainsi qu’un dispositif récapitulant les prétentions. Si, dans la discussion, des moyens nouveaux par rapport aux précédentes écritures sont invoqués au soutien des prétentions, ils sont présentés de manière formellement distincte.

La cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion.

Les parties doivent reprendre, dans leurs dernières écritures, les prétentions et moyens précédemment présentés ou invoqués dans leurs conclusions antérieures. A défaut, elles sont réputées les avoir abandonnés et la cour ne statue que sur les dernières conclusions déposées.

La partie qui conclut à l’infirmation du jugement doit expressément énoncer les moyens qu’elle invoque sans pouvoir procéder par voie de référence à ses conclusions de première instance.

La partie qui ne conclut pas ou qui, sans énoncer de nouveaux moyens, demande la confirmation du jugement est réputée s’en approprier les motifs.

Il résulte de l’application combinée des articles 542, 909 et 954 sus-visés que lorsque l’intimé forme un appel incident et ne demande, dans le dispositif de ses conclusions, ni l’infirmation, ni l’annulation du jugement, la cour d’appel ne peut que déclarer irrecevables ces conclusions, l’appel incident n’étant pas valablement formé précisé que les fins de non-recevoir tirées des articles 564 et 910-4 du code de procédure civile relèvent de la compétence de la cour d’appel.

En l’espèce, à la suite de l’appel interjeté le 10 juin 2021 par la société [M] Menuiserie et de ses conclusions déposées le 30 juillet 2021, Mme [O] a déposé, dans le délai de l’article 909 sus-visé, des conclusions aux termes desquelles le dispositif, qui seul saisit la cour, est rédigé comme suit :

‘CONFIRMER le jugement du Conseil de Prud’hommes de BERNAY prononcé le 12 mai 2021 en ce qu’il a retenu que Madame [O] a été victime de faits de harcèlement moral

Et par conséquent :

– DECLARER les demandes de Madame [O] parfaitement recevables

– DIRE ET JUGER le licenciement nul

– CONSTATER que la Société s’est rendue coupable de harcèlement moral

– CONDAMNER en conséquence la Société [M] à verser à Madame [O] les sommes suivantes :

‘ Dommages et intérêts pour harcèlement moral 36.000€

‘ Dommages et intérêts pour licenciement nul 24.000€

‘ Indemnité compensatrice de préavis 2.026,32€

‘ Congés payés afférents 202,63€

‘ Article 37 de la loi du 10 juillet 1991 2.000€

‘ Dépens

‘ Intérêts au taux légal

‘ Remise attestation POLE EMPLOI et bulletin de paie conformes au jugement sous astreinte de 50€ par jour de retard.

– ORDONNER la remise de l’attestation POLE EMPLOI, certificat de travail, solde de tout compte et bulletin de paie sous astreinte de 50€ par jour de retard et par document

– ASSORTIR l’ensemble des condamnations pécuniaires à venir des intérêts au taux légal

– DEBOUTER la Société appelante de l’ensemble de ses demandes.’

Ce dispositif ne contient aucune prétention sollicitant expressément l’infirmation ou l’annulation des dispositions du jugement entrepris ayant déclaré ‘irrecevables les demandes au titre de la rupture du contrat (dommages intérêts pour licenciement nul, préavis, congés payés sur préavis, remise des documents de fin de contrat rectifiés) et d’un manquement à l’obligation de sécurité’. Les conclusions prises le 9 mars 2022, qui réparent cette omission en sollicitant expressément l’infirmation de ces chefs de décision, ne peuvent régulariser la situation, puisqu’elles sont postérieures à l’expiration du délai fixé par l’article 909 du code de procédure civile.

Aussi, la cour ne peut que confirmer la décision entreprise en ce qu’elle a déclaré irrecevables comme étant prescrites les demandes présentées par Mme [O] au titre de la rupture de son contrat de travail et du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

II – b) Sur la recevabilité de la demande indemnitaire au titre du harcèlement moral

La société [M] Menuiseries soulève la prescription de cette demande au motif que le point de départ du délai de 5 ans doit être fixé à la date du dernier jour de travail de la salariée, soit le 3 août 2012, de sorte que la saisine du conseil du prud’hommes en date du 22 février 2018 est intervenue après l’expiration du délai de prescription.

Mme [O] soutient qu’en application de la loi du 27 février 2017 qui a modifié l’article 8 du code de procédure pénale pour porter à six ans le délai de prescription des délits et de l’article 112-2 du code pénal qui régit les règles d’application de la loi dans le temps, aucune de ses demandes, en ce comprises celles au titre de la rupture du contrat de travail, le licenciement consistant le dernier acte du harcèlement, ne sont prescrites.

À titre liminaire, il y a lieu de préciser que l’action litigieuse étant une action civile intentée devant une juridiction civile et par suite indépendante de la mise en oeuvre de l’action publique, la référence aux dispositions applicables à la prescription des délits pénaux faite par Mme [O] est inopérante.

L’article 2224 du code civil énonce que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit à connu ou aurait dû connaitre les faits lui permettant de l’exercer.

En matière de harcèlement moral au travail, le point de départ de ce délai de prescription de droit commun doit être fixé à la date du dernier acte pouvant être qualifié comme tel.

En l’espèce, Mme [O] fait valoir, au soutien de sa demande indemnitaire pour harcèlement moral, qu’elle a été placée en arrêt maladie à compter du 27 août 2012 en raison de la dégradation de ses conditions de travail, après avoir subi pendant près d’une année les brimades de Mme [D] [M]. Au terme de cet arrêt de travail, la salariée soutient qu’elle a été déclarée inapte à son poste en raison de la sévère dépression causée par ces agissements, de sorte que le licenciement prononcé le 1er mars 2013 en raison de cette inaptitude constitue le dernier acte du harcèlement.

L’action ayant été engagée le 22 février 2018, la demande au titre du harcèlement moral n’est pas prescrite et est donc recevable, le jugement étant confirmé sur ce point.

III – Sur le harcèlement moral

Aux termes de l’article L.1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale de compromettre son avenir professionnel.

L’article L. 1154-1 du même code, dans sa version antérieure à la loi n°2016-1088 du 8 août 2016 applicable au cas d’espèce prévoit qu’en cas de litige, le salarié concerné établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement et il incombe à l’employeur, au vu de ces éléments, de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

En l’espèce, Mme [O] expose qu’à compter de l’année 2012, lorsque les époux [M] vont confier la direction de leur société à leur fille [D] [M], elle va subir une dégradation de ses conditions de travail. Alors que malgré son handicap (surdité), elle s’était toujours investie dans ses fonctions et que ses compétences étaient reconnues par les dirigeants, elle va subir des moqueries (notamment sur son odeur corporelle), être constamment rabaissée sur la qualité de son travail et ce alors même que la société [M] Menuiserie n’a rien fait pour aménager son nouveau poste de travail à son handicap lors du déménagement des locaux de l’entreprise. Cette situation a eu des répercussions importantes sur son état de santé, de sorte qu’elle a été contrainte de se placer en arrêt maladie à partir du mois d’août 2012.

Pour illustrer ses propos, Mme [O] verse aux débats les éléments suivants :

– l’attestation de son mari qui explique que les ‘ennuis’ professionnels de son épouse ont débuté lorsqu’elle a posé des congés qui, après avoir été validés, ont finalement été reportés, ce que Mme [O] a refusé, car le couple avait réservé une location et payé des arrhes. Il s’est lui-même déplacé sur le lieu de travail de son épouse pour soutenir cette demande et a constaté qu’au retour de ces congés, son épouse a subi des mesures de rétorsions, des humiliations, la famille [M] considérant qu’elle leur avait manqué de respect et qu’il fallait qu’elle démissionne.

– le témoignage circonstancié de M. [K], ancien consultant à la retraite intervenu pendant près de 25 ans auprès de la société [M] Menuiserie qui explique qu’à l’occasion du déménagement de l’entreprise en mai 2012, la fille des époux [M], déjà présente dans la société depuis quelques années, a développé une stratégie de prise de pouvoir progressive en cherchant notamment à isoler et écarter les personnes dont elle ‘n’envisageait pas de conserver leur collaboration sans doute. Le cas le plus emblématique fut celui d'[V] [E] [épouse [O]], suivi peu de temps après par une bonne dizaine d’autres collaborateurs’. Il décrit également avoir assisté le 1er août 2012 à l’humiliation de Mme [O] par [D] [M] qui vociférait contre elle en critiquant son odeur corporelle.

– un mail du 13 mai 2018 adressé par M. [N], ancien salarié de l’entreprise, à Mme [O] dans lequel il évoque les faits dont il a été témoin à son égard, à savoir, à un moment non daté, une surcharge de travail, Mme [M] se déchargeant sur elle, sans que la direction ne se préoccupe de la situation et après le déménagement, une tension persistante avec la famille [M] qu’il décrit en ces termes : ‘ ‘j’ai pu constater que tu n’étais pas au repas des collaborateurs. Ce que d’ailleurs Mr [M] nous entretenait lorsque nous déjeunions ensemble le midi. Sans doute pour mieux t’isoler des autres collaborateurs, il défendait l’idée que tu cherchais à profiter du chômage en demandant une rupture conventionnelle. Et qu’il ne céderait pas et que tu devais démissionner. J’ai remarqué que [D] [M] avait un comportement emprunt de méchanceté à ton endroit, ce qu’elle a confirmé lors d’une réunion de direction où elle t’a traité de ‘boule de pue’ et mise en doute tes compétences. Compte tenu des excellentes relations de travail que nous entretenions avec toi ces dernières années, cela nous a beaucoup choqués. Mais au fil du temps, nous avons compris que les conflits qu’elle ouvrait avec le personnel qui ne lui plaisait pas se terminait mal pour les intéressés. Plus d’une dizaine de collaborateurs sont partis depuis et je me souviens bien de la responsable comptable qui avait quitté la réunion au cours de laquelle elle avait été sollicité pour écrire une attestation contre moi un peu scandalisée car ces manipulations. Elle décida alors de quitter l’entreprise et le fait dans les mois qui suivirent.’

– le témoignage de M. [I], ancien salarié, rédigé en ces termes : ‘depuis ton départ forcé, nous avons vécu des moments pathétiques dans l’entreprise [M]. Surtout grâce à [D] [M] qui a continué à exercer des pressions parfois insupportables sur le personnel. [H], [B], [A] qu’elle a humilié publiquement comme ce fut ton cas pour tes soit disant sudations (elle lui a remplacé son smartphone par un téléphone à un euro devant tout le monde) et je t’en passe…

Et puis ce fut notre tour. À la suite d’une réunion de direction au cours de laquelle nous avions eu le tort d’émettre des doutes sur la direction de la société (absence total d’investissement des [M], en particulier la fille qui se comportait en héritière se préoccupant de son pouvoir et de ses intérêts uniquement), nous avons reçu une lettre recommandée prétendant que nous devions donné notre démission et que nous serions bien aimable d’indiquer la date de notre départ.

Nous avons réussi à sortir de la société en rompant notre contrat mais les [M] ont exigé un accord écrit qui nous interdit de témoigner dans des contentieux qui les opposeraient à des salariés, anciens ou actuels. Ils en ont profité aussi pour nous spolier des actions de la société que nous avions acheté alors que nous les avions payé 20 000 euros quand même. Aussi tu comprendras que sauf contraint par la justice je ne puisse établir une attestation.

Cependant, j’ai essayé de rassembler mes souvenirs pour ce que nous avons constaté avant notre départ en congés d’état 2012. Après lesquels nous ne t’avons plus revu.

Nous avons pu voir que Madame [M] se faisait de plus en plus rare au bureau et que tu allongeais tes horaires de travail. Nous ne te voyons guère les après-midi avant cette période.

Nous avons bien connaissance des apostrophes publiques de la fille [D] [M] te concernant. Elle a d’ailleurs confirmé son attitude emprunte de violence à ton égard à l’époque des bureaux de La trinité de Thouberville où quand elle montant nous dire bonjour, elle nous faisait part de l’odeur détestable dans le bureau de la comptabilité. Et le pire a été lors d’une réunion de direction dans les nouveaux bureaux de [Localité 4] où nous évoquions la compétence des collaborateurs qui avaient quitté l’entreprise : elle a réagi au quart de tour en disant ‘ ah vous parlez de l’autre boule de pue! Parlons en de sa compétence.’

Avant les congés d’été de 2012 ‘ton cas’ était dans toutes les conversations. Lors de nos échanges avec [P] [M] au restaurant le midi il avait soin de nous justifier le fait que tu étais isolée des collaborateurs. Il t’accusait de vouloir ‘profiter du système’ en réclamant une rupture conventionnelle et justifiait ainsi sa décision de te voir démissionner et du traitement que la direction te réservait. Je me souviens parfaitement qu’il prétextait que tu voulais profiter du chômage et faire la comptabilité au ‘black’ pour ton mari.

Voilà [V] en quelques mois ces souvenirs qui ont pris une valeur particulière après la prise directe de [D] [M]. Celle-ci s’est traduite par le départ ou le passage éclair d’une quinzaine de collaborateurs dont la chef comptable [H] qui n’en pouvait plus de leur comportement. J’ai appris dernièrement qu’un cadre d’un grand groupe du bâtiment avait été recruté comme directeur…’

– le témoignage de [J] [G], ancienne salariée de la société, évoquant la situation de harcèlement qu’elle a également vécu de la part de [D] [M] comme d’autres salariés. Elle explique ainsi : ‘ je n’étais pas la seule avec laquelle il y avait un problème de communication ou de hiérarchie. Quand [D] arrivait dans le bureau, c’était de savoir sur qui le sort allait s’acharner. Nous ne comprenions pas toujours pourquoi elle arrivait comme une furie dans le bureau, avec son air majestueux.

Je me souviens d’une arrivée théâtrale où elle rugissait que tu ne comprenais rien. J’ai encore en mémoire le moment où je donnais un coup de coude à mon voisin de bureau pour lui dire : ‘et toi tu l’as compris’ C’est peut-être à elle de faire aussi l’effort de nous écouter.’ Nous n’avions quant à nous pas de difficultés du tout à communiquer avec toi. Tu es différente mais pas stupide; très courageuse de travailler entre Melle [M] et Mme [M].

Ce n’est pas une place facile que de se trouver coincer entre une mère et sa fille, tu étais forcément le fusible. Il faut dire que dans l’aquarium, le bureau de la comptabilité il y faisait toujours une chaleur épouvantable. Ce bureau situé dans le hall devait être difficile à chauffer et surtout situé dans les courants d’air. Même si, celui-ci ne sous était pas autorisé pour raison de confidentialité comptable, quand j’amenai mes notes de frais, l’entrée dans ce bureau était suffoquant par la chaleur et l’ambiance olfactive qui y régnaient (ça manquait cruellement de ventilation).’

Sur son état de santé, Mme [O] produit l’expertise médicale réalisée le 29 janvier 2013 par le docteur [R] désigné sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de la sécurité sociale qui conclut que Mme [O] présente un syndrome anxio-dépressif persistant malgré un traitement bien suivi en lien avec ses conditions de travail, qu’elle est néanmoins apte à reprendre un emploi mais dans une autre entreprise.

Au vu de ces éléments, la cour constate que Mme [O] présente des éléments qui, pris dans leur ensemble, laissent présumer une situation de harcèlement moral.

La société [M] Menuiserie reconnaît que Mme [D] [M] a pu, à l’occasion d’une réunion, qualifier Mme [O] de ‘boule de pue’. Toutefois, elle entend rappeler que cet incident, d’une part, est un fait unique qui n’a pas eu lieu en présence de la salariée, de sorte qu’elle n’a pu souffrir personnellement de cette insulte, et d’autre part qu’il est intervenu dans un contexte particulier d’exaspération de Mme [M] qui était excédée de recueillir les plaintes des salariés sur l’hygiène corporelle de Mme [O] qu’elle avait tenté de sensibiliser sur ce point mais en vain. Toutefois et alors que la société [M] Menuiserie produit par ailleurs plusieurs attestations de ses salariés destinées à établir la bonne ambiance de travail régnant au sein de l’entreprise, aucun n’évoque cette difficulté et la gêne que cela pouvait occasionner.

En outre, c’est en vain que l’employeur critique la valeur probante des attestations produites aux débats par Mme [O]. Le seul lien matrimonial existant avec M. [O] ne permet pas de mettre à néant les explications qu’il peut fournir, notamment sur des faits qu’il a lui-même vécus, tels son déplacement sur le lieu de travail de son épouse pour régler le différent lié aux congés.

Concernant l’attestation de M. [K], alors qu’il a établi son attestation au mois de février 2018, c’est de manière inopérante que la société [M] Menuiserie explique que ses propos sont mensongers et rédigés pour se venger du procès commercial qu’il a perdu contre elle, puisque cette instance a été introduite par la société [M] Menuiserie postérieurement, le 31 mai 2018, et que le jugement du tribunal de commerce a été rendu le 11 septembre 2020, étant de surcroît relevé que si M. [K] a effectivement a été condamné pour manquement à son obligation contractuelle de loyauté, c’est uniquement pour quelques échanges de mails déplacés à l’occasion desquels il avait mis en copie des salariés de l’entreprise, la grande majorité des prétentions et des griefs formulés par la société [M] Menuiserie ayant été rejetée.

De même, il n’est allégué ni justifié d’élément pertinents permettant de remettre en cause les témoignages des autres salariés de l’entreprise, le fait que cinq salariés sur la soixantaine que compte l’entreprise témoigne de la bonne ambiance y régnant n’étant pas de nature à démontrer que Mme [O] n’a pas été victime de harcèlement.

En conséquence, et alors que Mme [O] justifie que cette situation a entraîné chez elle un syndrome anxio-dépressif réactionnel important actif pendant plusieurs mois, il convient d’infirmer la décision entreprise, le préjudice étant plus justement apprécié à la somme de 5 000 euros.

IV – Sur les dépens et frais irrépétibles

En qualité de partie succombante, il y a lieu de condamner la société [M] Menuiserie aux entiers dépens, y compris ceux de première instance, de la débouter de sa demande formulée en application de l’article 700 du code de procédure civile et de la condamner à payer à Mme [F] [Z], avocat de Mme [V] [O] intervenant au titre de l’aide juridictionnelle, une somme de 1 500 euros au titre de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Statuant publiquement par arrêt contradictoire rendu par mise à disposition au greffe,

Infirme le jugement entrepris en ce qu’il a alloué à Mme [V] [O] la somme de 10 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour harcèlement moral ;

Statuant à nouveau du chef infirmé,

Condamne la SAS [M] Menuiserie à payer à Mme [V] [O] la somme de 5 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi pour harcèlement moral ;

Confirme le jugement entrepris en toutes ses autres dispositions ;

Y ajoutant,

Condamne la SAS [M] Menuiserie aux entiers dépens de la présente instance ;

Déboute la SAS [M] Menuiserie de sa demande au titre des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la SAS [M] Menuiserie à payer Mme [F] [Z], avocat de Mme [V] [O] intervenant au titre de l’aide juridictionnelle, une somme de 1 500 euros au titre de l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

La greffière La présidente

 


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