Your cart is currently empty!
L’usage du conditionnel reste une sécurité en matière de rédaction d’article sur les affaires judiciaires en cours.
Aux termes de l’article 835 alinéa 1 du code de procédure civile, ‘le président du tribunal judiciaire ou le juge du contentieux de la protection dans les limites de sa compétence peuvent toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.’. Le dommage imminent s’entend de celui qui n’est pas encore réalisé mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer et le trouble manifestement illicite résulte de toute perturbation résultant d’un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit. L’article 9-1 du code civil dispose, en son premier alinéa, que ‘chacun a droit au respect de la présomption d’innocence’ et précise, à l’alinéa 2, que le juge peut, même en référé, prescrire toutes mesures aux fins de faire cesser l’atteinte à cette présomption. Une telle atteinte est constituée à condition que l’expression litigieuse soit exprimée publiquement et contienne des conclusions définitives tenant pour acquis la culpabilité d’une personne pouvant être identifiée relativement à des faits qui font l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, ou d’une condamnation pénale non encore irrévocable. Ce texte n’interdit pas de rendre compte d’affaires judiciaires en cours, ni même d’accorder un crédit particulier à la thèse de l’accusation, mais seulement si, de l’ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité. Il n’est donc pas interdit de présenter les charges pesant sur une personne, dès lors qu’aucune conviction de culpabilité n’est affirmée. Ainsi selon une jurisprudence constante, pour être constituée l’atteinte à la présomption d’innocence suppose la réunion de trois éléments qui sont : – l’existence d’une procédure pénale en cours non encore terminée par une décision de condamnation définitive ; – l’imputation publique, à une personne précise, d’être coupable des faits faisant l’objet de cette procédure, non par simple insinuation ou de façon dubitative, mais par une affirmation péremptoire ou des conclusions définitives manifestant, de la part de celui qui les exprime, un clair préjugé tenant pour acquise la culpabilité de la personne visée ; – la connaissance, par celui qui reçoit cette affirmation, que le fait ainsi imputé est bien l’objet d’une procédure pénale en cours, une telle connaissance pouvant résulter soit d’éléments intrinsèques contenus dans le texte litigieux, soit d’éléments extrinsèques, tels qu’une procédure notoirement connue du public ou largement annoncée dans la presse. Le droit à la présomption d’innocence et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, de sa contribution à un débat d’intérêt général, de l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée. En la cause, le fait de soupçonner une personne de certains faits ou de porter des ‘soupçons’ contre cette même personne ne permet ni d’établir de manière certaine la réalité des faits rapportés, ni de les lui imputer. La conjecture consubstantielle au soupçon ne permet pas de considérer la personne comme coupable des faits allégués et donc préserve la présomption d’innocence de l’intéressé. L’article use du conditionnel lorsqu’il s’agit de rapporter les faits susceptibles d’être reprochés au Maire au titre de la qualification pénale de prise illégale d’intérêts. Cette information concerne un maire. Or il existe pour le citoyen un intérêt légitime à être informé de la situation des élus et la délivrance d’information susceptible de répondre à cet intérêt constitue une des premières missions de la presse. Compte tenu de l’absence d’évidence de l’atteinte portée à la présomption d’innocence, du respect attaché au droit de la liberté d’expression, de l’intérêt légitime du citoyen à être informé de la situation des élus, et de celui de la presse à porter cette information, les publications incriminées ne peuvent être considérées comme constitutives d’un trouble manifestement illicite rendant nécessaire que leur retrait soit ordonné en référé, ce d’autant qu’il convient de relever qu’un droit de réponse a été accordé au Maire dans l’édition écrite de La Provence du 10 février 2024 lui permettant de faire valoir publiquement son argumentation. Le 1er février 2024, le journal La Provence a publié un article en ligne accusant le maire de [Localité 4], monsieur [F] [U] [B], de prise illégale d’intérêts en rendant ses propres terrains constructibles. L’article a été partagé sur Facebook et a également été repris dans l’édition papier du 2 février. Monsieur [B] a estimé que ces publications portaient atteinte à sa présomption d’innocence et a assigné La Provence en référé pour obtenir le retrait de l’article et la publication d’une décision judiciaire. Le 12 février, le juge des référés a débouté monsieur [B], considérant que l’article ne portait pas atteinte à sa présomption d’innocence, car il utilisait le conditionnel et rapportait des faits sans affirmer sa culpabilité. Monsieur [B] a interjeté appel de cette décision, demandant des mesures contre La Provence, y compris des réparations pour préjudice moral et d’image. La Provence a défendu son article, affirmant qu’il respectait la présomption d’innocence et qu’il était dans son droit d’informer le public. La cour a finalement confirmé l’ordonnance du juge des référés, condamnant également monsieur [B] à verser des frais à La Provence. |
REPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
Chambre 1-2
ARRÊT
DU 17 OCTOBRE 2024
N° 2024/586
Rôle N° RG 24/02641 – N° Portalis DBVB-V-B7I-BMU5K
[F]-[U] [B]
C/
S.A. LA PROVENCE
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
Me Alain BADUEL de la SCP MIRABEAU AVOCATS
Me Béatrice DUPUY de l’AARPI LOMBARD-SEMELAIGNE-DUPUY-DELCROIX
Décision déférée à la Cour :
Ordonnance de référé rendue par le Président du tribunal judiciaire d’AIX-EN-PROVENCE en date du 12 février 2024 enregistrée au répertoire général sous le n° 24/00156.
APPELANT
Monsieur [F]-[U] [B]
né le [Date naissance 1] 1965, demeurant [Adresse 3]
représenté par Me Alain BADUEL de la SCP MIRABEAU AVOCATS, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE substitué par Me Jean BADUEL, avocat au barreau d’AIX-EN-PROVENCE, plaidant
INTIMEE
S.A. LA PROVENCE
dont le siège social est situé [Adresse 2]
représentée par Me Béatrice DUPUY de l’AARPI LOMBARD-SEMELAIGNE-DUPUY-DELCROIX, avocat au barreau de MARSEILLE, plaidant
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L’affaire a été débattue le 10 septembre 2024 en audience publique. Conformément à l’article 804 du code de procédure civile, Mme TARIN-TESTOT, Conseillère, a fait un rapport oral de l’affaire à l’audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
M. Gilles PACAUD, Président
Madame Sophie TARIN-TESTOT, Conseillère rapporteur
Mme Angélique NETO, Conseillère
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Mme Julie DESHAYE.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 17 octobre 2024.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 17 octobre 2024,
Signé par M. Gilles PACAUD, Président et Mme Julie DESHAYE, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSÉ DU LITIGE
Le 1er février 2024, le journal La Provence publiait en ligne un article de presse intitulé : ‘Info la Provence. Soupçons de prise illégale d’intérêts contre le maire de [Localité 4] pour avoir rendu ses propres terrains constructibles’.
L’édition était illustrée par une photographie de monsieur [F] [U] [B], maire de [Localité 4].
Cet article était partagé sur le réseau social Facebook du journal.
Le vendredi 2 février 2024 l’édition papier du journal La Provence titrait en une : ‘Justice Le maire de [Localité 4] soupçonné de prise illégale d’intérêts’ et renvoyait à un article en page intérieure.
Estimant qu’il a ainsi été porté atteinte à sa présomption d’innocence, monsieur [F] [U] [B] a, selon procédure d’heure à heure, fait assigner la SA La Provence devant le juge des référés du tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence ; en sollicitant notamment le retrait sous astreinte de cet article et la publication, sous astreinte également, de la décision à intervenir sur l’ensemble des supports de publication de La Provence.
Par ordonnance contradictoire en date du 12 février 2024, le juge des référés du tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence a dit n’y avoir lieu à référé, débouté les parties de l’ensemble de leurs demandes et dit que chacunes conserveraient la charge de ses propres dépens.
Il a notamment considéré qu’il ne pouvait être considéré à la lecture de l’intégralité de l’article et avec l’évidence requise en référé, que la culpabilité de monsieur [F] [U] [B] était affirmée sans équivoque par des propos de nature à porter manifestement atteinte à la présomption d’innocence.
Le premier juge exposait :
‘En effet, au début de l’article, les précautions langagières de rigueur sont respectées : il est fait usage du conditionnel (« [F]-[U] [B] aurait vendu des terrains lui appartenant », ou encore « cette opération immobilière lui aurait permis d’empocher une plus-value de 1,3 million d’euros »). Le journaliste rapporte en outre le fait qu’une enquête est en cours, dans le cadre de laquelle l’édile a été entendu, sans même indiquer sous quel statut il l’a été, le cas échéant. Il s’agit là de porter à la connaissance du public, qui y a un intérêt légitime, des informations factuelles qui ne sont, à ce stade, pas préjudiciables au maire de la commune. Les conclusions de l’enquête ne sont pas connues, et le journaliste ne s’avance pas à donner son opinion personnelle sur ce point.
Par la suite, il est indiqué que le maire de [Localité 4] a participé, alors qu’il était adjoint en charge de l’urbanisme, à une délibération du conseil municipal ayant eu lieu en mars 2013, au cours de laquelle a été votée une modification du plan local d’urbanisme rendant constructibles une partie de ses terrains. Cette information n’est pas contestée par le demandeur, et a au surplus généré un contentieux devant la juridiction administrative. La suite du paragraphe doit être considérée comme présentant, de manière générique, les éléments constitutifs du délit de prise illégale d’intérêts. En effet, il n’y est plus fait référence à [F]-[U] [B] de manière nominative, mais « aux élus » en général. Ainsi, il n’en résulte pas d’atteinte à la présomption d’innocence du défendeur. ».
Selon déclaration reçue au greffe le 29 février 2024, monsieur [F] [U] [B] a interjeté appel de cette décision, l’appel portant sur toutes ses dispositions dûment reprises.
Par dernières conclusions transmises le 04 avril 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, l’appelant sollicite de la cour qu’elle réforme l’ordonnance rendue le 12 février 2024 par le président du Tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence et statuant à nouveau, qu’elle :
-ordonne à La Provence le retrait sous astreinte de 200 € par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir des articles du journal La Provence :
du 1er février 2024 sur son site internet ;
du 1er février 2024 sur sa page Facebook, et de tout autre réseau social ;
de tout support qui n’aurait pas été découvert au jour des présentes ;
-ordonne la publication sous astreinte de 200 € par jour de retard, aux frais du journal La Provence, de la décision à intervenir dans un format et une taille identique à l’article de presse du vendredi 02 février 2024, page 13 de la parution :
sur son site internet ;
sur sa page Facebook et tout autre réseau social ;
au sein de leur journal, édition papier, sur l’ensemble des éditions de la région Provence Alpes Côte d’Azur ;
-condamne la SA La Provence, à titre provisionnel, à lui verser les sommes de :
5 000 € en réparation de son préjudice moral ;
5 000 € en réparation de son préjudice d’image ;
-se réserve le contentieux de la liquidation de l’astreinte ;
-condamne la SA La Provence à la somme de 5 000 € en application des dispositions de l’article 700 du code de procédure de civile ainsi qu’aux entiers dépens de l’instance.
L’appelant rappelle que sa demande principale est fondée sur l’article 835 du Code de procédure civile, dispositions permettant au juge des référés de prescrire les mesures sollicitées même en présence d’une contestation sérieuse.
Il fait valoir que l’article de La Provence paru, le 1er février 2024 sur leur support web et le 02 février suivant en version papier et diffusé auprès d’un large public, viole manifestement la présomption d’innocence.
Monsieur [F]-[U] [B] expose, au visa de l’article 9-1 du code civil et 6.2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, que ‘chacun a droit au respect de la présomption d’innocence’, que toute forme d’atteinte à ce principe, caractérisée par le fait de présenter publiquement comme coupable, avant sa condamnation définitive, une personne poursuivie pénalement, est prohibé par la Cour de Cassation; qu’il s’ensuit pour le juge des pouvoirs ‘spéciaux’, lui permettant, même en référé, de prescrire toute mesure utile propre à faire cesser cette atteinte et notamment le retrait de la publication litigieuse et la publication de la décision intervenue.
Outre un simulacre de contradictoire de la part du journaliste, Monsieur [B] dénonce plusieurs erreurs factuelles et juridiques dans l’article de La Provence, lesquelles, ont concouru, selon lui, à accréditer l’idée de sa culpabilité et à troubler la croyance du lecteur de sorte qu’il prenne le propos de l’article comme une certitude de culpabilité.
Ainsi, contrairement à ce qu’affirme l’article, il indique n’avoir jamais été entendu par un service d’enquête dans le cadre de cette affaire.
Il expose que la modification du plan local d’urbanisme de 2013 a fait l’objet d’un recours devant la justice administrative. Or, selon lui, le jugement rendu par le tribunal administratif, confirmé en appel, écarte la possibilité de toute prise illégale d’intérêts.
Il fait valoir que l’article laisse entendre qu’il aurait également participé à une modification du PLU en 2017, alors qu’il n’était ni présent ni représenté lors du conseil municipal ayant voté cette délibération.
Monsieur [B] estime que l’usage du terme “Délit pénal” comme sous-titre, sans point d’interrogation, le recours à l’indicatif présent au coeur de l’article, et à une construction stylistique qu’il qualifie de syllogisme, évoquant une motivation juridique, amènent le lecteur à conclure à sa culpabilité.
Il estime que l’objectif de l’article n’était pas de faire un cours de droit mais bien d’évoquer des principes applicables à sa situation particulière.
L’appelant indique que suite à la publication de l’article il a dû répondre à de nombreuses sollicitations journalistiques, mettant en cause sa probité.
Par dernières conclusions transmises le 16 avril 2024, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la société anonyme (ci-après SA) La Provence sollicite de la cour au visa des articles 9-1 du code civil et 835 et suivants du code de procédure civile qu’elle :
– confirme l’ordonnance déférée ;
-déboute monsieur [B] de l’ensemble de ses demandes ;
-reconventionnellement le condamne à lui verser la somme de 5000 euros au titre des frais irrépétibles outre aux dépens.
Selon l’intimée, il est de jurisprudence constante que l’atteinte à la présomption d’innocence est caractérisée lorsqu’une procédure pénale est en cours et que l’écrit incriminé présente la personne comme coupable, ou bien use de termes dégageant une impression manifeste de culpabilité, de nature à convaincre le lecteur avant toute décision définitive, ou encore contient des conclusions définitives tenant pour acquise la culpabilité.
Elle fait valoir que le droit à la présomption d’innocence et à la liberté d’expression ayant même valeur normative, il appartient au juge de les mettre en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime.
Elle rappelle la nécessaire prise en compte de l’intérêt général dans l’appréciation des intérêts en présence. La SA La Provence insiste sur son devoir d’informer le public sur la situation des élus locaux, de sorte que l’article litigieux s’inscrit dans cette démarche d’information légitime.
Elle relève que la diffusion d’éléments d’enquête couverts par le secret des sources, y compris la présentation d’éléments à charge, ne caractérise pas en soi une atteinte à la présomption d’innocence, que le droit à l’information du public autorise le journaliste à livrer des informations obtenues dans une affaire pénale en cours et même d’accorder un crédit particulier à la thèse de l’accusation si, de l’ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité.
L’intimée indique que l’audition de monsieur [B] par la brigade de recherches chargée de l’enquête préliminaire est une information vérifiée à plusieurs reprises et qu’une telle audition ne présuppose pas la culpabilité de la personne entendue.
Elle souligne que le journaliste a souhaité contacter l’élu et sa directrice de cabinet avant la publication de l’article, afin de respecter le principe du contradictoire, démontrant ainsi sa bonne foi et son souci d’un débat équilibré.
Elle indique avoir publié le droit de réponse de monsieur [B] dès sa réception, témoignant ainsi de son ouverture au débat et à la contradiction, et non d’une volonté de nuire. Elle considère qu’en l’état la demande de publication de la décision judiciaire à intervenir est superflue.
Elle réfute l’accusation selon laquelle l’article présentait l’élu comme coupable : l’emploi du conditionnel et de termes tels que “soupçonné” et “aurait”, ainsi que la mention répétée de l’enquête en cours, démontrant l’absence de conclusion définitive.
Elle considère que l’exposition de la chronologie détaillée de l’affaire témoigne du sérieux de l’enquête et ne caractérise pas une attitude fautive.
Concernant les décisions du conseil municipal, La Provence argue que l’article se contente de rappeler le cadre légal des interdictions faites aux élus et n’accuse pas directement monsieur [B] de prise illégale d’intérêts. Le conditionnel est utilisé, et le propos reste général.
Elle met en avant l’absence d’excès de langage et d’affirmation de culpabilité de la part de ses journalistes en comparaison avec d’autres articles pour lesquels une atteinte à la présomption d’innocence a été retenue.
L’intimé relève que monsieur [B] ne rapporte pas la preuve du préjudice invoqué.
En tout état de cause elle considère que la demande de suppression caractérise une évidente atteinte à la liberté d’expression ne pouvant être ordonnée par un juge des référés en présence de tant de contestations et de discussions.
L’instruction de l’affaire a été close par ordonnance en date du 25 juin 2024.
Par soit transmis du 11 septembre 2024 les parties ont été invitées à produire une note en délibéré afin de confirmer que la pièce n°1 du dossier de l’appelant, intitulée selon bordereau de communication de pièces ‘journal La Provence, parution Aix-en-Provence/Pays d’Aix, édition du 02.02.2024″ ne comporte qu’une seule page correspondant à la une du journal comme versée au dossier de plaidoirie transmis à la cour.
Aux termes de l’article 835 alinéa 1 du code de procédure civile, ‘le président du tribunal judiciaire ou le juge du contentieux de la protection dans les limites de sa compétence peuvent toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.’.
Le dommage imminent s’entend de celui qui n’est pas encore réalisé mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer et le trouble manifestement illicite résulte de toute perturbation résultant d’un fait matériel ou juridique qui, directement ou indirectement, constitue une violation évidente de la règle de droit.
L’article 9-1 du code civil dispose, en son premier alinéa, que ‘chacun a droit au respect de la présomption d’innocence’ et précise, à l’alinéa 2, que le juge peut, même en référé, prescrire toutes mesures aux fins de faire cesser l’atteinte à cette présomption.
Une telle atteinte est constituée à condition que l’expression litigieuse soit exprimée publiquement et contienne des conclusions définitives tenant pour acquis la culpabilité d’une personne pouvant être identifiée relativement à des faits qui font l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, ou d’une condamnation pénale non encore irrévocable.
Ce texte n’interdit pas de rendre compte d’affaires judiciaires en cours, ni même d’accorder un crédit particulier à la thèse de l’accusation, mais seulement si, de l’ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité. Il n’est donc pas interdit de présenter les charges pesant sur une personne, dès lors qu’aucune conviction de culpabilité n’est affirmée.
Ainsi selon une jurisprudence constante, pour être constituée l’atteinte à la présomption d’innocence suppose la réunion de trois éléments qui sont :
– l’existence d’une procédure pénale en cours non encore terminée par une décision de condamnation définitive ;
– l’imputation publique, à une personne précise, d’être coupable des faits faisant l’objet de cette procédure, non par simple insinuation ou de façon dubitative, mais par une affirmation péremptoire ou des conclusions définitives manifestant, de la part de celui qui les exprime, un clair préjugé tenant pour acquise la culpabilité de la personne visée ;
– la connaissance, par celui qui reçoit cette affirmation, que le fait ainsi imputé est bien l’objet d’une procédure pénale en cours, une telle connaissance pouvant résulter soit d’éléments intrinsèques contenus dans le texte litigieux, soit d’éléments extrinsèques, tels qu’une procédure notoirement connue du public ou largement annoncée dans la presse.
Le droit à la présomption d’innocence et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime.
Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, de sa contribution à un débat d’intérêt général, de l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée.
En l’espèce, monsieur [F] [U] [B] admet nécessairement par son action ayant trait à faire reconnaître une atteinte à sa présomption d’innocence et non des propos diffamatoires, l’existence d’une enquête préliminaire pour prise illégale d’intérêts ouverte par le parquet d’Aix-en-Provence, procédure pénale en cours au moment de la diffusion des propos incriminés les 1er et 2 février 2024.
Il n’est pas contesté que le journal La Provence a par la diffusion de l’article en ligne, puis sur le réseau social Facebook et dans la presse rendu public les faits considérés par monsieur [F] [U] [B] comme attentatoires à sa présomption d’innocence.
Il est également admis la qualité d’élu de monsieur [B].
Le titre de l’article publié le 1er février 2024 en ligne puis versé sur le réseau social Facebook, est ainsi libellé : ‘ Soupçons de prise illégale d’intérêts contre le maire de [Localité 4] pour avoir rendu ses propres terrains constructibles’.
L’article publié dans la presse écrite du lendemain est intitulé en première page ‘Justice Le Maire de [Localité 4] soupçonné de prise illégale d’intérêts’. Il invite le lecteur à se reporter en page 13, laquelle n’est pas produite.
Le fait de soupçonner une personne de certains faits ou de porter des ‘soupçons’ contre cette même personne ne permet ni d’établir de manière certaine la réalité des faits rapportés, ni de les lui imputer. La conjecture consubstantielle au soupçon ne permet pas de considérer la personne comme coupable des faits allégués et donc préserve la présomption d’innocence de l’intéressé.
L’article use du conditionnel lorsqu’il s’agit de rapporter les faits susceptibles d’être reprochés à monsieur [B] au titre de la qualification pénale de prise illégale d’intérêts. Ainsi il ‘aurait’ vendu des terrains lui appartenant, il ‘aurait’ au passage empoché une plus value. Il s’agit donc d’hypothèses insusceptibles en l’état d’asseoir la culpabilité de l’intéressé.
Cette information concerne un maire. Or il existe pour le citoyen un intérêt légitime à être informé de la situation des élus et la délivrance d’information susceptible de répondre à cet intérêt constitue une des premières missions de la presse.
Le simulacre de contradictoire dénoncé par monsieur [B] est contesté par l’intimée. Cette dernière produit un message attestant d’une volonté du journaliste concerné d’entrer préalablement à la diffusion de l’article litigieux en contact avec le maire. De même les parties ont une interprétation différente de l’échange téléphonique du journaliste avec la cheffe de cabinet de ce dernier peu avant la parution incriminée.
En tout état de cause, il ne peut être déduit de l’existence ou non d’échanges permettant au journaliste de recueillir l’opinion de la personne concernée, ni de la qualité de ces derniers une quelconque atteinte à la présomption d’innocence, s’agissant d’un travail préparatoire non connu du public et donc non divulgué.
Le fait rapporté dans l’article et contesté par l’appelant, selon lequel il aurait été entendu par les enquêteurs de la brigade de recherches, s’il permet d’étayer l’existence d’une procédure pénale en cours impliquant le maire, laquelle est nécessairement admise par ce dernier du fait de son action, n’est pas susceptible d’illustrer sa culpabilité, ce d’autant qu’aucune précision n’est donnée sur le statut de la personne entendue, ni sur les suites envisagées à l’issue de l’audition.
Les informations relatives à la modification du plan local d’urbanisme et à la participation de monsieur [F] [U] [B] à la délibération de son conseil municipal le 22 mars 2013 sont les suivantes : ‘A l’époque il [ [F] [U] [B]] est adjoint à l’urbanisme depuis 2006 dans l’équipe dirigée par [Z] [J]. Des fonctions qui ne l’empêchent pas de voter à l’occasion d’un conseil municipal de mars 2013 la modification du plan local d’urbanisme rendant constructible la zone sur laquelle se trouve ses terrains. Il est pourtant interdit aux élus ne serait-ce que d’assister aux débats concernant une affaire dans laquelle ils auraient des intérêts.’.
Factuellement l’information n’est pas contestée.
La participation de monsieur [B] à la délibération du conseil municipal du 22 mars 2013 est établie en ce qu’elle a fait l’objet d’une procédure devant les juridictions administratives. Le tribunal administratif puis la cour d’appel ont jugé, au regard des pièces versées que la délibération ainsi adoptée ne l’a pas été en méconnaissance des dispositions de l’article L.2131 du code général des collectivités territoriales, ce qui diffère des dispositions propres au délit de prise illégale d’intérêts faisant l’objet de l’enquête préliminaire à laquelle l’article incriminé s’intéresse.
La suite du paragraphe est générale, elle concerne ‘les élus’, et non particulièrement monsieur [B]. Il s’agit d’une extrapolation journalistique sur l’illégalité de la participation des élus aux délibérations auxquelles ils sont intéressés.
La mention rapportée par l’appelant selon laquelle l’article serait complété par la phrase suivante ‘ Quant à aller jusqu’à participer aux votes pour entériner une décision, il s’agit d’une prise illégale d’intérêt délit sanctionné par le code pénal’, ne résulte pas de l’article versé aux débats en pièce 2, ni de tout autre pièce du dossier remis à la cour.
De même au regard de cette pièce, la partie dite centrale de l’article ne se développe pas sous le sous-titre ‘délit pénal’ comme l’affirme l’appelant mais sous celui ‘des modifications du PLU’.
Le syllogisme invoqué par l’appelant s’avère incomplet, en ce qu’il manque les éléments du raisonnement propre à établir la démonstration d’une culpabilité de monsieur [B], celle-ci demeurant tout au plus suggérée et non affirmée de manière péremptoire.
Enfin l’article ne mentionne pas la participation de monsieur [B] à une modification du plan local d’urbanisme en 2017 mais expose qu’à cette même date ce dernier était toujours en charge de l’urbanisme de la commune.
Ainsi, compte tenu de l’absence d’évidence de l’atteinte portée à la présomption d’innocence, du respect attaché au droit de la liberté d’expression, de l’intérêt légitime du citoyen à être informé de la situation des élus, et de celui de la presse à porter cette information, les publications incriminées ne peuvent être considérées comme constitutives d’un trouble manifestement illicite rendant nécessaire que leur retrait soit ordonné en référé, ce d’autant qu’il convient de relever qu’un droit de réponse a été accordé à monsieur [B] dans l’édition écrite de La Provence du 10 février 2024 lui permettant de faire valoir publiquement son argumentation.
L’ordonnance déférée sera donc confirmée en ce qu’elle a dit n’y avoir lieu à référé sur l’ensemble des demandes principales de monsieur [B], y compris celle visant au versement d’une provision à valoir sur l’indemnisation de son préjudice, dont au demeurant il n’apporte pas la démonstration.
Sur l’article 700 du code de procédure civile et les dépens
Compte tenu du contexte, il convient de confirmer l’ordonnance déférée en ce qu’elle a dit n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile au profit de la défenderesse et laissé à chacune des parties la charge de ses dépens.
Monsieur [B], qui succombe au litige, sera débouté de sa demande formulée sur le fondement de ce texte. Il serait en revanche inéquitable de laisser à la charge de l’intimée les frais non compris dans les dépens, qu’elle a exposés pour sa défense en cause d’appel.
Il lui sera donc alloué une somme de 2 000 euros en cause d’appel.
Monsieur [B] supportera en outre les dépens de la procédure d’appel.
La cour,
Confirme l’ordonnance entreprise en toutes ses dispositions,
Y ajoutant :
Condamne monsieur [F] [U] [B] à payer à la société anonyme La Provence, la somme de 2 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ;
Déboute monsieur [F] [U] [B] de sa demande sur ce même fondement ;
Condamne monsieur [F] [U] [B] paiement des dépens d’appel.
La greffière Le président