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N° B 19-84.694 F-D
N° 1689
SM12
13 OCTOBRE 2020
CASSATION
M. SOULARD président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 13 OCTOBRE 2020
M. Y… U…, partie civile, a formé un pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, chambre correctionnelle, en date du 11 mars 2019, qui, dans la procédure suivie contre Mme Q… X…, M. F… E… et la société Sinusoïde du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public, a prononcé sur les intérêts civils.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de M. Bonnal, conseiller, les observations de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de M. Y… U…, les observations de la SCP Melka-Prigent, avocat de M. F… E…, Mme Q… X… et la société Eurl Sinusoide et les conclusions de M. Quintard, avocat général, après débats en l’audience publique du 1er septembre 2020 où étaient présents M. Soulard, président, M. Bonnal, conseiller rapporteur, Mme Ménotti, conseiller de la chambre, et Mme Lavaud, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l’article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. M. W… U…, président de la région Réunion, a fait citer devant le tribunal correctionnel, du chef précité, Mme X…, directrice de la publication de la station de radio Freedom et de son site internet, M. E…, journaliste, et la société Sinusoïde, éditrice de la station et du site, du chef précité, à la suite de la mise en ligne, le 26 juin 2017, d’un éditorial du journaliste intitulé « L’édito d’F… E… / NRL : Plus de 100 millions de pots de vin ».
3. La partie civile poursuivait comme diffamatoires à son égard le titre de l’éditorial, « plus de 100 millions de pots de vin », ainsi que les quatre passages suivants : « Venons-en maintenant à l’enquête portant sur la NRL qui, là encore, contrairement à ce que laisse entendre un illustre “ladilafeur “médiatique, ne sachant sans doute plus dans quelle position se mettre pour protéger je ne sais qui, je puis vous dire, d’après nos informations, qu’il y a “du lourd”, du “très lourd”, dans le dossier. N’ayant aucun intérêt (financier) à protéger, ni le mien, ni celui de l’organe de presse pour lequel j’écris, je ne vais donc pas tenter de minimiser les choses. Non, les enquêteurs parisiens de l’impartial et non-politique PNF ne sont pas venus à La Réunion pour faire trempête dans le lagon, ni pour “jouer canettes “. Bien au contraire » ; « A toutes ces personnes entendues en tant que témoins, tant à Vérines qu’ailleurs, les enquêteurs du Parquet national financier de Paris – qui ne sont pas en collusion avec une certaine presse locale car eux n’ont pas besoin de pub pour une éventuelle promotion dans l’hexagone – ont clairement laissé entendre que l’enquête a atteint un autre niveau et qu’ils n’étaient pas là pour confirmer ou infirmer des rumeurs sur la base de lettres anonymes. Aux témoins, ils ont précisé qu’ils étaient bien en possession de preuves. “Nous on fait notre travail. C’est au Parquet de donner la suite qu’il décidera à ce dossier”, ont ils dit. Parmi ces personnes entendues comme témoins, certaines ont même balancé des chiffres : “plus de 100 millions d’euros de pots de vin” qui auraient été distribués. La personne de souligner “au moins 100 millions d’euros car le groupe qui a perdu le marché avant quant à lui a proposé 80 millions d’euros. Et à moi personnellement, le groupe bénéficiaire a proposé 12 million d’euros, mais j’ai refusé”. Info ou intox ? Aux enquêteurs de le vérifier » ; « Toujours est-il que tout cela a été consigné dans les procès-verbaux d’auditions. Les fins limiers du PNF ont même signalé que l’enquête devrait s’accélérer encore car les “soutiens politiques” importants dans les cabinets ministériels et même au plus haut niveau de l’Etat dont pouvaient bénéficier jusqu’à ici certains élus de la région ont disparu » ; « Les enquêteurs du PNF ont aussi laissé entendre que Y… U…, président de la Région, devrait être entendu dans les semaines qui viennent, vraisemblablement à Paris. “La cerise sur le gâteau”, ironise un professionnel du bâtiment entendu mercredi dernier comme témoin par le PNF à Vérines. En tout cas, tel un puzzle, les enquêteurs sont en mesure aujourd’hui de reconstituer une à une les pièces de ce dossier complexe qui porte sur des soupçons de corruption, de favoritisme et de conflit d’intérêts dans l’attribution des marchés (de 1,66 miliard d’euros) de la Nouvelle route du littoral (NRL). Raison pour laquelle, dit-on, que ça commence à s’affoler un peu (beaucoup) du côté de la pyramide inversée. »
4. Les juges du premier degré ont relaxé les prévenus.
5. La partie civile a seule relevé appel de cette décision.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l’arrêt attaqué en ce qu’il a considéré que l’éditorialiste, M. E…, Mme X… et la société Sinusoïde n’ont commis aucune faute civile, à partir et dans la limite des faits de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public, objet de la poursuite, et a débouté en conséquence la partie civile de l’ensemble de ses demandes, alors :
« 1°/ que, en approuvant les premiers juges d’avoir considéré que les propos attaqués comme étant diffamatoires ne permettaient pas d’identifier la partie civile comme visée personnellement, tout en affirmant qu’ils avaient à juste titre retenu que la partie civile n’était nommée qu’à une seule reprise dans l’éditorial pour informer de son éventuelle future audition par les enquêteurs du parquet national financier, dans le cadre de l’enquête portant sur des soupçons de corruption, de favoritisme et de conflit d’intérêts dans l’attribution des marchés de la Nouvelle route du littoral, de sorte que son identification et sa mise en cause personnelle en sa qualité de président de la région ne faisaient aucun doute, la cour d’appel a écarté toute faute civile sur le fondement de motifs contradictoires en violation des articles 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que pour écarter toute faute civile à partir et dans la limite des faits de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un mandat public, objet de la poursuite, la cour d’appel approuve les premiers juges d’avoir souligné que l’éditorial, pour l’essentiel, s’est contenté de commenter l’arrivée sur l’île de la Réunion d’enquêteurs diligentés par le parquet national financier, ce qui était une réalité, et d’avoir indiqué qu’un témoin faisait état de pots-de-vin versés à l’occasion de marchés relatifs à la construction de la Nouvelle route du littoral, tout en se demandant s’il s’agissait d’une info ou d’une intox, avant d’admettre que le titre « plus de 100 millions d’euros de pots-de-vin » peut être qualifié d’accrocheur ; qu’en se déterminant ainsi, quand, l’articulation de ce titre avec les autres passages incriminés, désignant nommément M. Y… U…, « président de la région », comme étant sur le point d’être auditionné par les enquêteurs dans le cadre de l’enquête portant sur « des soupçons de corruption, de favoritisme et de conflit d’intérêts dans l’attribution des marchés (de 1,66 milliard d’euros) de la Nouvelle route du littoral (NRL) », sous couvert de faire parler des gens qui auraient été prétendument entendus par l’enquête, et en dépit de leur forme allusive ou interrogative, imputait bien à ce dernier par voie d’insinuation la commission de faits délictueux, en laissant entendre que l’enquête aurait considérablement progressé au point qu’on « s’affolerait du côté de la pyramide inversée », à savoir l’immeuble où siège la Région, notamment parce que « les soutiens politiques importants au plus haut niveau de l’Etat », depuis l’élection de M. A… auraient disparu, la cour d’appel a privé sa décision de base légale et méconnu les articles 29 alinéa 1er et 31 aliéna 1er de la loi du 29 juillet 1881 ainsi que les articles 591 et 593 du code de procédure pénale ;
3°/ que, dans ses conclusions régulièrement déposées, la partie civile faisait valoir un élément extrinsèque mettant en évidence que la gravité des accusations de versement de pots-de-vin résultant de l’éditorial incriminé ne faisait aucun doute, en produisant et en rappelant les termes d’un article intitulé « Accusations de pots-de-vin pour la NRL : la région porte plainte contre F… E… et C… U… », du 26 juin 2017 publié par Zinfos974.com ; qu’en s’abstenant de toute prise en considération de cet élément extrinsèque pourtant déterminant de l’appréciation de l’existence d’une faute civile imputable aux prévenus, à partir et dans la limite des faits objet de la prévention, la cour d’appel n’a pas répondu à un chef péremptoire des conclusions de la partie civile, privant de ce fait sa décision de toute base légale au regard des articles 29 alinéa 1er et 31 aliéna 1er de la loi du 29 juillet 1881 et de l’article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 29, alinéa 1er, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et 593 du code de procédure pénale :
7. Selon le premier de ces textes, d’une part, toute expression qui contient l’imputation d’un fait précis et déterminé, de nature à porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne visée, constitue une diffamation, même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d’insinuation, d’autre part, il appartient aux juges d’examiner les circonstances et éléments extrinsèques qui leurs sont soumis comme étant de nature à donner aux expressions incriminées leur véritable sens.
8. Selon le second, tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties. L’insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
9. Pour confirmer le jugement sur les intérêts civils, l’arrêt attaqué énonce notamment, par motifs propres et adoptés, que l’éditorial en cause, dont il qualifie l’esprit de « badin », s’inscrit dans le cadre protecteur de la liberté d’expression et dans celui du droit à l’information dont il n’a pas dépassé les limites, et s’est contenté de commenter l’arrivée sur l’île de la Réunion d’enquêteurs diligentés par le parquet national financier, ce qui est une réalité, et d’indiquer qu’un témoin fait état de pots de vins versés à l’occasion de marchés relatifs à la construction de la nouvelle route du littoral, et ce de manière prudente.
10. Les juges ajoutent que la mention de ce que le président de la région devrait être prochainement « entendu », terme neutre par rapport à d’autres termes comme « interrogé » ou « auditionné », renvoie à un acte de procédure qui ne saurait être surprenant, s’agissant du responsable d’un conseil régional qui a engagé le chantier et qui était déjà en poste, selon ses propres écritures, lorsqu’ont été attribués les marchés objet de l’enquête.
11. Ils en déduisent que, la construction en cause étant de nature « supra-pharaonique », le journaliste pouvait librement souligner que le dossier d’enquête était du « lourd » ou « du très lourd », et qu’en informant ses lecteurs d’une affaire financière d’envergure, il a fait preuve d’une parfaite prudence et n’a commis aucune faute civile.
12. En se déterminant ainsi, la cour d’appel a méconnu les textes susvisés et les principes ci-dessus rappelés.
13. En premier lieu, les juges n’ont pas recherché, comme ils y étaient invités, si l’élément extrinsèque aux propos, régulièrement produit aux débats devant eux par la partie civile, était de nature à donner une portée diffamatoire aux propos poursuivis, ou à renforcer celle-ci.
14. En second lieu et en tout état de cause, la Cour de cassation, à qui il appartient de contrôler les appréciations des juges du fond en ce qui concerne les éléments du délit de diffamation tels qu’ils se dégagent des seuls écrits visés dans la citation, est en mesure de constater que ceux-ci, en ce qu’ils mentionnent la prochaine audition, par des enquêteurs agissant sur instructions du parquet national financier, du président de la région Réunion sur des faits de versement d’une importante commission irrégulière en vue de l’attribution de marchés publics, qualifiés de corruption, favoritisme et « conflit d’intérêts », et précisent que la perspective de cette audition suscite une grande inquiétude au siège du conseil régional, contiennent l’insinuation que le président dudit conseil régional pourrait avoir une part de responsabilité dans de tels faits délictueux.
15. La cassation est en conséquence encourue.
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu d’examiner le second moyen de cassation, la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l’arrêt susvisé de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, en date du 11 mars 2019, et pour qu’il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n’y avoir lieu à application de l’article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l’impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion et sa mention en marge ou à la suite de l’arrêt annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le treize octobre deux mille vingt.