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9ème Ch Sécurité Sociale
ARRÊT N°
N° RG 21/04509 – N° Portalis DBVL-V-B7F-R3EM
AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
C/
Mme [Y] [D]
[8]
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
Copie certifiée conforme délivrée
le:
à:
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 24 MAI 2023
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Madame Elisabeth SERRIN, Présidente de chambre
Assesseur : Madame Véronique PUJES, Conseillère
Assesseur : Madame Anne-Emmanuelle PRUAL, Conseillère
GREFFIER :
Monsieur [U] [O] lors des débats et Mme Adeline TIREL lors du prononcé
DÉBATS :
A l’audience publique du 22 Mars 2023
ARRÊT :
Contradictoire, prononcé publiquement le 24 Mai 2023 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l’issue des débats
DÉCISION DÉFÉRÉE A LA COUR:
Date de la décision attaquée : 20 Mai 2021
Décision attaquée : Jugement
Juridiction : Pole social du TJ de [Localité 2]
Références : 19/00267
****
APPELANT :
AGENT JUDICIAIRE DE L’ETAT
[14]
[Adresse 7]
[Adresse 4]
[Localité 5]
représenté par Me Camille BELLEIN, avocat au barreau de BREST
INTIMÉES :
Madame [Y] [D]
[Adresse 3]
[Localité 2]
représentée par Me Cécile LABRUNIE, avocat au barreau de PARIS
[8]
Service contentieux
[Adresse 1]
[Localité 2]
non représentée
dispensée de comparution
EXPOSÉ DU LITIGE :
Mme [Y] [D] a été employée par la direction du commissariat de la marine de [Localité 16] au sein du service mixte de sécurité radiologique (SMSR) du centre d’expérimentation du Pacifique ([9]), au poste de secrétaire-dactylo.
Le 21 janvier 2018, elle a souscrit une déclaration de maladie professionnelle en raison d’une ‘leucémie myéloïde chronique’.
Le certificat médical initial établi le 8 janvier 2018 fait état d’une ‘leucémie myéloïde chronique chez une patiente exposée aux rayonnements ionisants de 1970 à 1973 à Tahiti – travaillait dans le laboratoire (mots illisibles) en tant que dactylo secrétaire’.
Par décision du 29 octobre 2018, après avis du [12], la [8] (la caisse) a pris en charge la maladie ‘leucémie’ au titre du tableau n°6 des maladies professionnelles.
La date de consolidation de son état de santé a été fixée au 9 novembre 2018 et son taux d’incapacité permanente partielle (IPP) évalué à 75 % puis à 85 %.
Par lettre du 4 janvier 2019, Mme [D] a formé une demande en reconnaissance de la faute inexcusable de l’Etat auprès de la caisse qui a dressé un procès-verbal de carence le 24 mai 2019.
Le 12 juillet 2019, elle a porté sa demande devant le pôle social du tribunal de grande instance de Brest.
Par jugement du 20 mai 2021, ce tribunal devenu le pôle social du tribunal judiciaire de Brest a :
– déclaré Mme [D] recevable en ses demandes ;
– dit que la maladie professionnelle n°6 dont Mme [D] est atteinte est la conséquence de la faute inexcusable de son ancien employeur, le ministère des armées, représenté par M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités ;
– fixé au maximum légal la majoration de la rente attribuée par la caisse à Mme [D] à compter du 10 janvier 2018, quel que soit son taux d’incapacité permanente partielle dont elle suivra l’évolution ;
– fixé la réparation ses préjudices extra-patrimoniaux de la façon suivante :
– déficit fonctionnel temporaire : 6 280 euros,
– souffrances physiques avant consolidation : 10 000 euros,
– souffrances morales avant consolidation : 15 000 euros,
– préjudice esthétique : 8 000 euros,
– dit que les sommes allouées sont assorties des intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2019, date de la lettre de saisine de la caisse en vue d’une tentative de conciliation dans le cadre d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ;
– débouté Mme [D] de ses demandes plus amples ou contraires ;
– condamné M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, au remboursement des indemnités mises à la charge de la caisse au titre de la majoration de la rente et des préjudices personnels subis, en principal et intérêts ;
– condamné M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
– ordonné l’exécution provisoire de la décision.
Par déclaration adressée le 21 juin 2021, l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités de représentant du ministère des armées, a interjeté appel de ce jugement qui lui avait été notifié le 31 mai 2021.
Par ses écritures parvenues au greffe par le RPVA le 30 mars 2022 auxquelles s’est référé et qu’a développées son conseil à l’audience, Mme l’agent judiciaire de l’Etat de la direction des affaires juridiques du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, intervenant volontairement pour le ministère des armées, demande à la cour :
Au visa des articles de la loi n°2010-2 du 5 janvier 2010 et L. 452-1 et suivants du code de la sécurité sociale,
– de dire mal jugé et bien appelé ;
– d’infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris ;
– de débouter Mme [D] de l’ensemble’de’ses’demandes,’fins’et conclusions’;
– de condamner Mme [D]’à’verser la somme de 1 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile et aux dépens.
Par ses écritures parvenues au greffe par le RPVA le 20 juillet 2022 auxquelles s’est référé et qu’a développées son conseil à l’audience, Mme [D] demande à la cour de :
– confirmer le jugement entrepris en ce qu’il :
* l’a déclarée recevable en ses demandes ;
* a dit que la maladie professionnelle n°6 dont elle est atteinte est la conséquence de la faute inexcusable de son ancien employeur, le ministère des armées, représenté par M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités ;
* fixé au maximum légal la majoration de la rente attribuée par la caisse à compter du 10 janvier 2018, quel que soit son taux d’incapacité permanente partielle dont elle suivra l’évolution ;
* fixé la réparation ses préjudices extra-patrimoniaux de la façon suivante :
– déficit fonctionnel temporaire : 6 280 euros,
– préjudice esthétique : 8 000 euros,
* dit que le montant des sommes allouées sont assorties des intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2019, date de la lettre de saisine de la caisse en vue d’une tentative de conciliation dans le cadre d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ;
* condamné M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, au remboursement des indemnités mises à la charge de la caisse au titre de la majoration de la rente et des préjudices personnels subis, en principal et intérêts ;
* condamné M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
* ordonné l’exécution provisoire de la décision ;
– l’infirmer quant au surplus, et statuant à nouveau :
‘ fixer la réparation des préjudices par elle subis de la façon suivante :
* réparation de sa souffrance physique : 70 000 euros,
* réparation de sa souffrance morale : 80 000 euros,
* réparation de son préjudice d’agrément : 40 000 euros,
‘ condamner l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, en cause d’appel.
Par ses écritures parvenues au greffe le 7 février 2022, la caisse, dispensée de comparution à l’audience avec l’accord exprès des autres parties, demande à la cour :
– de confirmer ou d’infirmer le jugement entrepris en ce qu’il a dit que la maladie professionnelle dont est atteinte Mme [D] est due à la faute inexcusable de son employeur, la direction du commissariat de la marine de [Localité 16] ;
Dans l’hypothèse où la faute inexcusable de la direction du commissariat de la marine de [Localité 16] serait reconnue :
– de confirmer le jugement déféré en ce qu’il a alloué à Mme [D] les sommes de 10 000 euros et 15 000 euros au titre des souffrances physiques et morales ;
– de confirmer le jugement déféré en ce qu’il a débouté Mme [D] de sa demande d’indemnisation au titre du préjudice d’agrément ;
– de condamner la direction du commissariat de la marine de [Localité 16] au remboursement des indemnités mises à la charge de la caisse au titre de la majoration de la rente et des préjudices personnels subis, en principal et intérêts.
Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, la cour, conformément à l’article 455 du code de procédure civile, renvoie aux conclusions susvisées.
MOTIFS DE LA DÉCISION :
1 – Sur la recevabilité de la demande de Mme [D] :
L’agent judiciaire de l’Etat fait valoir que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n°2010-8 QPC du 18 juin 2010, a rappelé qu’ “en vertu de l’article L. 142-1 du code de la sécurité sociale, est instituée une réorganisation du contentieux général de la sécurité sociale chargée de régler les différends auxquels donnent lieu l’application des législations et réglementations de sécurité sociale et de mutualité sociale agricole qui ne relève pas par leur nature d’un autre contentieux” ; que ces dispositions du code de la sécurité sociale organisent donc un régime exclusif de réparation intégrale des conséquences dommageables de la maladie professionnelle d’un agent causé par la faute inexcusable de l’employeur, dérogatoires au droit commun ; que s’agissant de l’indemnisation des victimes d’essais nucléaires, l’article 1er de la loi n°2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français dispose que “toute personne souffrant d’une maladie radio induite résultant d’une exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français est inscrite sur une liste fixée par décret en conseil d’État conformément aux travaux reconnus par la communauté scientifique internationale peut obtenir réparation intégrale de son préjudice dans les conditions prévues par la présente loi” ; que l’article 6 de cette loi indique que “l’acceptation de l’offre d’indemnisation vaut transaction au sens de l’article 2044 du code civil et désistement de toute action juridictionnelle en cours. Elle rend irrecevable toute autre action juridictionnelle visant à la réparation des mêmes préjudices” ; que la réparation reconnue au titre de cette loi ne repose pas sur un régime de responsabilité mais de solidarité nationale ; qu’elle ne tend pas à venir en complément de toute autre indemnisation mais à apporter une réparation intégrale des préjudices, sous couvert des indemnités éventuellement déjà perçues par la victime ; que ce dispositif de solidarité nationale a vocation à l’emporter sur tout autre dispositif d’indemnisation ; que Mme [D] a introduit concomitamment deux actions en réparation des conséquences préjudiciables de sa maladie : l’une devant le [11] (CIVEN) en 2018, l’autre devant la [13] en 2019 ; que l’action engagée devant le tribunal administratif de Rennes sur le fondement de la solidarité nationale contestant la décision de refus d’indemnisation du [10] s’oppose à toute action devant une juridiction judiciaire sur le régime de la faute.
Mme [D] fait valoir que le régime d’indemnisation ouvert aux victimes des essais nucléaires issus de la loi du 5 janvier 2010 n’est pas exclusif et n’interdit pas à une victime de maladie professionnelle de rechercher la faute inexcusable de son employeur ; qu’un recours est actuellement pendant devant le tribunal administratif de Rennes ; que toutefois le 17 février 2022, le [10] lui a adressé une nouvelle décision annulant la décision de rejet n°6035 du 27 janvier 2020 et faisant droit à sa demande d’indemnisation au titre des préjudices consécutifs aux cancers cutanés et à la leucémie dont elle a été victime ; qu’un expert a été désigné aux fins d’évaluer les préjudices subis en vue de proposer une offre d’indemnisation en réparation de ceux-ci ; que sur la base du rapport remis par l’expert le 23 mai 2022, le comité lui a adressé une proposition d’indemnisation limitée aux seuls préjudices n’ayant pas fait l’objet d’une indemnisation dans le cadre du contentieux en faute inexcusable de l’employeur ; qu’elle a accepté cette offre d’indemnisation partielle portant sur les préjudices consécutifs aux cancers cutanés et aux préjudices liés à la leucémie qui ne sont pas indemnisés dans le cadre de l’action en faute inexcusable de l’employeur (frais divers, assistance par tierce personne) ; que lorsque la faute inexcusable de l’employeur sera définitivement acquise, elle lèvera la réserve formulée auprès du [10] ; que sa demande en recherche de la faute inexcusable de l’employeur est recevable.
Sur ce :
La loi n°2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français n’exclut pas la possibilité pour la victime de rechercher parallèlement la responsabilité de son employeur au titre d’une faute inexcusable ; elle interdit simplement à la victime de percevoir une double indemnisation au titre des mêmes préjudices.
S’il est constant que Mme [D] a saisi le CIVEN le 14 juin 2018 d’une demande d’indemnisation de ses préjudices en lien avec une exposition aux rayonnements ionisants, l’offre qui lui a été soumise par ce comité et qu’elle a acceptée, s’agissant de la leucémie, ne porte que sur des frais divers (un coussin anti-escarre) et le besoin en assistance par une tierce personne après consolidation, préjudices insusceptibles de réparation dans le cadre de l’action en faute inexcusable de l’employeur.
La proposition d’indemnisation des autres préjudices découlant de cette maladie a été réservée dans l’attente de la décision de la présente cour (pièce n°33 PSV de Mme [D]).
L’action de Mme [D] est donc parfaitement recevable.
2 – Sur la faute inexcusable :
Des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, il résulte que l’employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs en veillant à éviter les risques, à évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités et à adapter le travail de l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production.
Aux termes de l’article L. 4121-3 du code du travail, l’employeur, compte tenu de la nature des activités de l’établissement, évalue les risques pour la santé et la sécurité des travailleurs, y compris dans le choix des équipements de travail.
Le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.
Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l’employeur ait été la cause déterminante de la maladie survenue au salarié. Il suffit qu’elle en soit une cause nécessaire, même non exclusive ou indirecte, pour que sa responsabilité soit engagée.
La faute inexcusable ne se présume pas et il appartient à la victime ou ses ayants droit, invoquant la faute inexcusable de l’employeur de rapporter la preuve que celui-ci n’a pas pris les mesures nécessaires pour la préserver du danger auquel elle était exposée.
Le juge n’a pas à s’interroger sur la gravité de la négligence de l’employeur et doit seulement contrôler, au regard de la sécurité, la pertinence et l’efficacité de la mesure qu’il aurait dû prendre.
Il suffit, pour qu’une faute inexcusable puisse être reconnue, que l’exposition du salarié au risque ait été habituelle, peu important le fait que le salarié n’ait pas participé directement à l’emploi ou à la manipulation du produit classé comme dangereux.
En l’espèce, il est établi que Mme [D] a travaillé du 14 septembre 1970 au 14 janvier 1973 à la direction du commissariat de la marine à Tahiti où elle occupait le poste de secrétaire-dactylo au secrétariat du laboratoire ‘dosimétrie’ du Service mixte de sécurité radiologique – Centre d’expérimentations du Pacifique.
Il n’est pas contesté qu’elle était à ce titre chargée de dactylographier les documents en provenance du laboratoire ‘dosimétrie’ dont le rôle était d’analyser les prélèvements collectés sur le matériel exposé aux contaminations par produits radioactifs issus des expérimentations nucléaires à [R] et [I]. Ce laboratoire était installé dans des baraquements en bois.
Le décret n°66-450 du 20 juin 1966 a posé les principes généraux de protection contre les rayonnements ionisants ; il a été complété par le décret n°67-228 du 15 mars 1967 en matière d’obligations au bénéfice des travailleurs.
Cette réglementation distinguait :
– le personnel directement affecté à des travaux sous rayonnements, lequel était soumis à des examens préalables et à une surveillance médicale particulière ;
– le personnel non directement affecté à des travaux sous rayonnements, lequel pouvait séjourner occasionnellement dans des endroits où il était susceptible d’être exposé ; il faisait également l’objet d’examens préalables et d’une surveillance médicale particulière ;
– le personnel non affecté à des travaux sous rayonnements qui n’était pas amené à être exposé.
Mme [D] était classée dans la dernière catégorie, ce qui n’est pas contesté.
Elle précise toutefois dans sa pièce PSV n°17 que ‘les documents papier manuscrits qui m’étaient remis avaient été rédigés et manipulés sur les paillasses du laboratoire. Par conséquent, empoussiérés, tâchés, en un mot contaminés par des produits radioactifs très dangereux. Pour moi c’est une évidence, j’ai bien été exposée et par inhalation et par ingestion, mon organisme était contaminé de façon répétée un peu plus chaque jour’.
L’analyse de Mme [D] est corroborée par les attestations produites aux débats par l’intéressée desquelles il y a lieu de retenir :
– s’agissant de M. [N] [W] (pièce PSV n°25) :
‘J’atteste avoir connu Mme [D] au SMSR/PAC ([9]) implanté au centre nucléaire de [Localité 15] à Tahiti. J’y étais affecté d’août 1969 à octobre 1971.
À cette époque j’étais militaire, technicien de radioprotection. Mon poste de travail : technicien de laboratoire dans le service laboratoire- dosimétrie. Mme [D] était employée dans ce même service comme secrétaire-dactylo.
Il est bon de préciser que ce laboratoire était une petite unité (environ neuf personnes dont trois secrétaires) situé dans un baraquement en bois. Il avait pour mission d’analyser divers prélèvements radioactifs pour établir leur niveau de radioactivité et la nature des radioéléments présents issus des essais nucléaires effectués à [R] et [I]. En général il s’agissait surtout de strontium 90 et de césium 137. Ces prélèvements, surtout des tartres des circuits d’eau de mer des bateaux ayant stationné dans le lagon de [R], était conditionnés mécaniquement et chimiquement afin de pouvoir être présentés dans les différents appareils de mesure. Le strontium 90, étant émetteur bêta pur, une préparation particulière (broyage) était nécessaire pour mesurer cette particule radioactive. Dans ce laboratoire classé zone contrôlée, tous les techniciens militaires ou civils du [9] étaient PDA (personnel directement affecté à des travaux sous rayonnement ionisant). Nous portions un film dosimètre de poitrine et une tenue adaptée. Il n’y avait pas de sas de contrôle individuel pour vérifier la contamination du personnel sortant du laboratoire. Il n’y avait pas de surveillance radiologique (irradiation contamination atmosphérique) à l’extérieur du laboratoire et dans les locaux attenants. Mme [D] était amenée, souvent plusieurs fois dans la journée, à pénétrer dans le laboratoire pour les besoins du service. Elle récupérait les documents manuscrits pour les dactylographier ou déposer des prélèvements déposés au secrétariat par les personnes étrangères au service etc… Par conséquent elle avait très souvent la possibilité de contaminer son organisme par inhalation ou (et) ingestion. Il est bon de préciser également qu’elle était “officiellement”embauchée en tant que secrétaire-dactylo mais que les tâches qui lui étaient confiées pour les besoins du service allaient bien au-delà de son travail de secrétariat. Nous étions un petit service et chacun mettait du sien pour le bien du service’ ;
– s’agissant de M. [M] [D], son époux (pièce PSV n°16), qui durant la période 1970-1973 travaillait également au SMSR/PAC ([9]) comme militaire spécialiste de radioprotection et dont le lieu de travail se situait à moins de 50 mètres de celui de son épouse :
‘Mme [D] avait à charge de dactylographier les documents manuscrits du laboratoire. Pour ce faire on les lui déposait au secrétariat ou, sur demande en cas de surcharge de travail, elle allait les récupérer dans le laboratoire. Il est bon d’imaginer que ce laboratoire était un laboratoire de “campagne”. Il était très loin d’avoir des installations aussi précises et rigoureuses que celles rencontrées dans ce type de laboratoire en France avec : sas d’entrée, locaux parfaitement étanches, ventilation centralisée autonome et filtrée etc…. De même, les documents manuscrits à dactylographier n’étaient pas spécialement traités en décontamination, ensachés ou pelliculés. Par conséquent, Mme [D] a très certainement, au fil des jours, des mois et cela durant 2 ans 4 mois, été contaminée par les fines poussières chargées de produits de fission radioactifs. Ces fines poussières radioactives déposées sur les manuscrits se sont ainsi introduites dans son organisme par inhalation et par ingestion. Il est bon, dans ce cas, de signaler que le produit très majoritairement identifié dans les prélèvements était le strontium 90. Ce radioélément, très dangereux pour la santé, est un émetteur bêta pur de 28 ans de période radioactive qui, introduit dans le corps humain va se fixer préférentiellement dans les os’.
Si le poste administratif occupé par Mme [D] ne l’exposait pas directement à des travaux sous rayonnements ionisants, les éléments ci-dessus relevés permettent néanmoins de considérer qu’elle a été habituellement exposée à ce type de rayonnements pendant la période retenue, par inhalation ou ingestion de particules présentes dans l’air dès lors que son poste de travail était situé à proximité immédiate du laboratoire classé zone contrôlée et qu’elle était amenée à y pénétrer sans protection particulière. En outre, les documents qu’elle était chargée de récupérer et de traiter ne faisaient l’objet d’aucune vigilance.
Enfin étant indiqué que le tableau n°6 du régime général de la sécurité sociale relatif aux affections provoquées par les rayonnements ionisants a été créé en 1931 et que la réglementation protectrice rappelée supra est intervenue au milieu des années soixante, l’agent judiciaire de l’Etat ne peut valablement soutenir la méconnaissance par les pouvoirs publics du caractère nocif des rayonnements sur la période d’exposition de Mme [D].
L’agent judiciaire de l’Etat n’apporte en outre aucune précision sur les conditions de travail de Mme [D] et les mesures prises par l’Etat pour éviter ou limiter le risque de contamination aux personnels travaillant en lien étroit avec le laboratoire. Les attestations produites par Mme [D] démontrent amplement l’absence de sas d’entrée, d’étanchéité des locaux administratifs par rapport au laboratoire, de ventilation et de protocole dédié aux documents devant transiter entre les services.
Il ne justifie pas davantage avoir mis en place une surveillance médicale adaptée au risque auquel Mme [D] a été exposée.
De ce fait, la faute inexcusable est établie et le jugement sera confirmé sur ce point.
3 – Sur la réparation des préjudices :
Selon l’article L. 452-1 du code de la sécurité sociale, lorsque l’accident est dû à la faute inexcusable de l’employeur ou de ceux qu’il s’est substitués dans la direction, la victime ou ses ayants droit ont droit à une indemnisation complémentaire dans les conditions définies aux articles suivants.
S’agissant de la réparation du préjudice de la victime directe, lorsqu’il subsiste une incapacité permanente partielle et qu’il lui a été alloué en conséquence, soit une indemnité en capital, soit une rente, ces indemnités sont majorées dans les conditions définies à l’article L 452-2 du même code.
Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu’il a ordonné la majoration de la rente perçue par Mme [D].
Cette majoration sera avancée par la caisse.
En outre, indépendamment de la majoration de rente qu’elle reçoit en vertu de l’article précédent, la victime a le droit, selon l’article L. 452-3 du code précité de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle.
Tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2010-8 QPC du 18 juin 2010, l’article L. 452-3 du code de la sécurité sociale permet à la victime d’un accident du travail de demander à l’employeur dont la faute inexcusable a été reconnue la réparation d’autres chefs de préjudice que ceux énumérés, à la condition que ses préjudices ne soient pas déjà couverts par le livre IV du code de la sécurité sociale.
Comme l’a jugé la Cour de cassation (Ass. plén., 20 janvier 2023, pourvoi n° 20-23.673 et pourvoi n° n° 21-23.947) eu égard à son mode de calcul appliquant au salaire de référence de la victime le taux d’incapacité permanente défini à l’article L. 434-2 du code de la sécurité sociale, la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.
Ce poste de préjudice permet, pour la période postérieure à la consolidation, d’indemniser non seulement l’atteinte objective à l’intégrité physique et psychique, mais également les douleurs physiques et psychologiques, ainsi que la perte de qualité de vie et les troubles ressentis dans les conditions d’existence personnelles, familiales et sociales.
Il s’en déduit que la victime d’une faute inexcusable de l’employeur peut obtenir une réparation complémentaire au titre de ces préjudices.
Les éléments produits aux débats ne permettent pas à la cour de statuer sur la réparation des préjudices subis par Mme [D]. Il est justifié en conséquence d’ordonner une expertise selon les modalités précisées au dispositif et de surseoir à statuer sur la liquidation du préjudice jusqu’au dépôt du rapport d’expertise.
S’agissant de l’atteinte objective à l’intégrité physique et psychique, comme l’a jugé la Cour de cassation, dès lors que l’instance ne porte que sur la liquidation des préjudices subis par la victime en conséquence de la faute inexcusable de l’employeur, les demandes des parties ne peuvent, dans le cadre de l’expertise et même après, tendre à remettre en cause, en fait ou en droit, les décisions prises par la caisse, en ce qu’elles portent sur la date de consolidation et le taux d’incapacité, en l’absence de tout recours exercé par ces dernières en temps utile, par les voies de droit dont elles disposaient (2e Civ., 15 février 2018, pourvoi n° 16-20.467). Il y aura donc lieu à ce titre à se reporter au taux d’incapacité notifié, soit en l’espèce un taux d’IPP de 75 % à compter du 10 janvier 2018 puis sur rechute, un taux de 85 % à compter du 9 novembre 2018.
S’agissant des souffrances endurées, l’expert sera invité à décrire les souffrances physiques et psychiques découlant des blessures subies en distinguant le préjudice temporaire avant consolidation et le préjudice définitif après consolidation et à les évaluer distinctement dans une échelle de 1 à 7.
S’agissant des troubles ressentis dans les conditions d’existence personnelles, familiales et sociales qu’il convient de distinguer du préjudice d’agrément, il appartiendra à la cour de les apprécier au regard de l’atteinte objective à l’intégrité physique et psychique.
Le principe de l’action récursoire de la caisse n’est pas discuté et le jugement sera également confirmé sur ce point.
4 – Sur les mesures accessoires :
Il sera sursis à statuer jusqu’au dépôt du rapport d’expertise et dans l’immédiat radiation de l’affaire sera ordonnée.
L’affaire sera enrôlée à nouveau à la demande de la partie la plus diligente, la demande devant être accompagnée des écritures et du bordereau des pièces communiquées.
PAR CES MOTIFS :
La COUR, statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
CONFIRME le jugement en ce qu’il a :
– déclaré Mme [D] recevable en ses demandes ;
– dit que la maladie professionnelle dont Mme [D] est atteinte est la conséquence de la faute inexcusable de son ancien employeur, le ministère des armées, représenté par M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités ;
– fixé au maximum légal la majoration de la rente attribuée par la caisse à Mme [D] à compter du 10 janvier 2018, quel que soit son taux d’incapacité permanente partielle, majoration dont elle suivra l’évolution ;
– dit que les sommes allouées en réparation de ses préjudices sont assorties des intérêts au taux légal à compter du 4 janvier 2019, date de la lettre de saisine de la caisse en vue d’une tentative de conciliation dans le cadre d’une demande de reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur ;
– condamné M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, au remboursement des indemnités mises à la charge de la caisse au titre de la majoration de la rente et des préjudices personnels subis, en principal et intérêts ;
– condamné M. l’agent judiciaire de l’Etat, ès qualités, à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Y ajoutant :
DIT que la majoration de rente sera avancée par la [8] et renvoie l’intéressée devant celle-ci pour sa mise en paiement ;
Avant dire droit sur la liquidation des préjudices :
ORDONNE une expertise et commet pour y procéder le docteur [Z] [C] ([Courriel 6]) laquelle aura pour mission, en distinguant une consolidation acquise au 9 janvier 2018 avec un taux d’IPP de 75 %, puis sur rechute une consolidation acquise au 8 novembre 2018 avec un taux d’IPP de 85 %, de :
– convoquer l’ensemble des parties et leurs avocats, recueillir les dires et doléances de la victime, se procurer tous documents, médicaux ou autres, relatifs à la présente affaire et procéder en présence des médecins mandatés par les parties, avec l’assentiment de la victime, à un examen clinique détaillé en fonction des lésions initiales et des doléances exprimées par la victime ;
– à partir des déclarations de la victime, au besoin de ses proches et de tout sachant, et des documents médicaux fournis, décrire en détail les lésions initiales, les modalités de traitement, en précisant le cas échéant, les durées exactes d’hospitalisation et pour chaque période d’hospitalisation, la nature des soins ;
– décrire, en cas de difficultés particulières éprouvées par la victime, les conditions de reprise de l’autonomie et, lorsque la nécessité d’une aide temporaire est alléguée, la consigner et émettre un avis motivé sur sa nature (garde des enfants, soins ménagers, assistance temporaire d’une tierce personne, adaptation temporaire du véhicule ou du logement…..) ;
– donner son avis sur les points suivants :
– le déficit fonctionnel temporaire : indiquer les périodes pendant lesquelles la victime a été, du fait de son déficit fonctionnel temporaire, dans l’incapacité fonctionnelle totale ou partielle de poursuivre ses activités personnelles habituelles ; préciser la durée des périodes d’incapacité totale ou partielle et le taux de celles-ci ;
– les besoins en aide humaine : dire si avant consolidation il y a eu nécessité de recourir à l’assistance d’une tierce personne et dans l’affirmative s’il s’est agi d’une assistance constante ou occasionnelle (étrangère ou non à la famille), si elle a été nécessaire pour effectuer les démarches et plus généralement pour accomplir les actes de la vie quotidienne ; en indiquer la nature et la durée quotidienne ;
– les souffrances endurées : décrire les souffrances physiques et psychiques découlant des blessures subies en distinguant le préjudice temporaire avant consolidation et le préjudice définitif après consolidation et les évaluer distinctement dans une échelle de 1 à 7 ; Préciser s’il y a lieu si les souffrances post-consolidation sont comprises dans les taux d’IPP fixés ;
– le préjudice esthétique : donner un avis sur l’existence, la nature et l’importance du préjudice esthétique, en distinguant le préjudice temporaire et le préjudice définitif ; évaluer distinctement les préjudices temporaire et définitif dans une échelle de 1 à 7 ;
– le préjudice d’agrément : si Mme [D] allègue une gêne ou une impossibilité, du fait des séquelles de se livrer à des activités spécifiques de sport et de loisirs, temporaire ou définitive, donner un avis médical sur la gêne ou l’impossibilité invoquée, sans se prononcer sur sa réalité ;
– le préjudice sexuel : donner un avis sur l’existence, la nature et l’étendue d’un éventuel préjudice sexuel en précisant s’il recouvre l’un ou plusieurs des trois aspects pouvant être altérés séparément ou cumulativement, partiellement ou totalement : la libido, l’acte sexuel proprement dit (impuissance ou frigidité) et la fertilité (fonction de reproduction) ;
– les frais de véhicule adapté : dire si l’état séquellaire de la victime lui permet la conduite d’un véhicule automobile et dans cette hypothèse, si son véhicule doit comporter des aménagements, les décrire ;
– les frais d’adaptation du logement : indiquer si, compte tenu de l’état séquellaire, il y a nécessité d’envisager un aménagement du logement et, si c’est le cas, sans anticiper sur la mission qui pourrait être confiée à un homme de l’art, préciser quels types d’aménagements seront indispensables au regard de cet état ;
– faire toutes observations utiles ;
Dit que l’expert pourra s’adjoindre tout spécialiste de son choix, à charge pour lui d’en informer préalablement le magistrat chargé du contrôle des expertises et de solliciter le versement d’une provision complémentaire ;
Dit que l’expert devra :
– communiquer un pré-rapport aux parties en leur impartissant un délai pour la production de leurs dires auxquels il devra répondre dans son rapport définitif ;
– adresser son rapport définitif à chacune des parties ainsi qu’à la cour dans les six mois de sa saisine ;
Dit que le rapport devra être accompagné de son mémoire de frais avec justification de ce que ledit mémoire a été communiqué aux parties ;
Rappelle les dispositions de l’article 276 du code de procédure civile :
« L’expert doit prendre en considération les observations ou réclamations des parties, et, lorsqu’elles sont écrites, les joindre à son avis si les parties le demandent.
Toutefois, lorsque l’expert a fixé aux parties un délai pour formuler leurs observations ou réclamations, il n’est pas tenu de prendre en compte celles qui auraient été faites après l’expiration de ce délai, à moins qu’il n’existe une cause grave et dûment justifiée, auquel cas il en fait rapport au juge.
Lorsqu’elles sont écrites, les dernières observations ou réclamations des parties doivent rappeler sommairement le contenu de celles qu’elles ont présentées antérieurement. A défaut, elles sont réputées abandonnées par les parties.
L’expert doit faire mention, dans son avis, de la suite qu’il aura donnée aux observations ou réclamations présentées.»
Dit que l’expert devra faire connaître sans délai son acceptation au juge chargé du contrôle de l’expertise et le coût prévisible de l’expertise ;
Dit que les frais d’expertise seront avancés par la [8] qui devra consigner la somme de 1 500 euros auprès du régisseur de la cour dans les 30 jours de la notification du présent arrêt;
Désigne le président de chambre ou tout autre magistrat de la chambre sociale chargé de l’instruction des affaires en qualité de juge chargé du contrôle de la mesure d’expertise ;
Dit qu’en cas d’empêchement ou de refus de l’expert, il sera procédé à son remplacement par ordonnance du magistrat susvisé ;
ORDONNE la radiation du dossier et dit que les débats seront repris à la demande de la partie la plus diligente, sous réserve du dépôt de ses conclusions et de la justification de leur notification préalable à la partie adverse ;
SURSOIT à statuer sur les dépens et l’indemnité au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT