Prêt illicite de main d’oeuvre : 28 septembre 2023 Cour d’appel de Caen RG n° 22/00862

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Prêt illicite de main d’oeuvre : 28 septembre 2023 Cour d’appel de Caen RG n° 22/00862
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AFFAIRE : N° RG 22/00862

N° Portalis DBVC-V-B7G-G6XP

 Code Aff. :

ARRET N°

C.P

ORIGINE : Décision du Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de CHERBOURG EN COTENTIN en date du 04 Mars 2022 RG n° 19/00077

COUR D’APPEL DE CAEN

1ère chambre sociale

ARRÊT DU 28 SEPTEMBRE 2023

APPELANT :

Monsieur [N] [K]

[Adresse 2]

Représenté par Me Thomas DOLLON, avocat au barreau de CHERBOURG

INTIMEES :

S.A. ELECTRICITE DE FRANCE (EDF) ayant un établissement secondaire sis [Adresse 4], agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux, domiciliés en cette qualité audit siège.

[Adresse 1]

Représentée par Me Jérémie PAJEOT, avocat au barreau de CAEN, substitué par Me Romain ZANNOU, avocat au barreau de PARIS

S.A.S. TECHNO PRO représentée par son Président, domicilié en cette qualité au siège

[Adresse 6]

[Localité 3]

Représentée par Me Stéphane BATAILLE, avocat au barreau de CHERBOURG

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Mme DELAHAYE, Présidente de Chambre,

Mme PONCET, Conseiller, rédacteur

Mme VINOT, Conseiller,

DÉBATS : A l’audience publique du 25 mai 2023

GREFFIER : Mme FLEURY

ARRÊT prononcé publiquement le 28 septembre 2023 à 14h00 par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile et signé par Mme DELAHAYE, présidente, et Mme GOULARD, greffier

FAITS ET PROCÉDURE

M. [N] [K] a été embauché à compter du 3 avril 2012 et en contrat à durée indéterminée à compter 30 juin 2012 par la SAS Techno Pro en qualité de technicien méthodes et affecté sur le chantier de l’EPR de [Localité 5]. Il a démissionné le 29 mai 2017 à effet au 19 juillet 2017.

Le 17 septembre 2019, il a saisi le conseil de prud’hommes de Cherbourg pour voir dire que l’exécution de son contrat caractérise un prêt illicite de main d’oeuvre et du marchandage au profit de la SA EDF, qu’il est, en conséquence, fondé à revendiquer des salaires sur la base des dispositions conventionnelles de la SA EDF et des dommages et intérêts à raison du défaut de poursuite de son contrat de travail.

Par jugement du 4 mars 2022, le conseil de prud’hommes a pris acte de l’intervention volontaire de la SAS Techno Pro et a débouté M. [K] de ses demandes.

M. [K] a interjeté appel du jugement.

Vu le jugement rendu le 4 mars 2022 par le conseil de prud’hommes de Cherbourg

Vu les dernières conclusions de M. [K], appelant, communiquées et déposées le 5 juillet 2022, tendant à voir le jugement infirmé, au principal, à voir ordonner à la SA EDF de ‘reconstituer son salaire et les accessoires de salaire sur la base des accords collectifs applicables au sein de l’entreprise’ et la condamner au paiement de cette somme, subsidiairement, à voir la SA EDF condamnée à lui verser 6 000€ au titre de sa perte de salaire, 2 490€ au titre de la perte de son 13ième mois, 896,88€ au titre de l’avantage du tarif EDF, en toute hypothèse, à la voir condamnée à lui verser 25 000€ de dommages et intérêts ‘du fait du défaut de poursuite de son contrat de travail’ et 3 000€ en application de l’article 700 du code de procédure civile

Vu les dernières conclusions de la SA EDF, intimée, communiquées et déposées le 30 septembre 2022, tendant à voir le jugement confirmé sauf à condamner M. [K] à lui verser 3 500€ en application de l’article 700 du code de procédure civile

Vu les dernières conclusions de la SAS Techno Pro, intimée, communiquées et déposées le 20 septembre 2022, tendant à voir ‘confirmer le jugement en toutes ses dispositions et pour que M. [K] soit déclaré irrecevable en son action’ dirigée à son encontre et le voir condamné à lui verser 2 500€ en application de l’article 700 du code de procédure civile

Vu l’ordonnance de clôture rendue le 10 mai 2023

MOTIFS DE LA DÉCISION

1) Sur les demandes principales

M. [K] vise comme fondement à son action, à la fois le marchandage, opération à but lucratif de fourniture de main d’oeuvre qui a pour effet de causer un préjudice au salarié et le prêt illicite de main d’oeuvre, opération ayant pour objet exclusif le prêt de main d’oeuvre.

La SA EDF et la SAS Techno Pro ont signé des accords-cadre portant sur un marché ‘pour de l’assistance technique- surveillance d’activités lot ‘mécanique, électricité, essais”. À ce titre, la SAS Techno Pro devait désigner du personnel chargé de la réalisation des prestations prévues dans les commandes d’exécution passées en application de ces contrats-cadres.

En application de ce marché, M. [K] a été affecté, pendant toute la durée de son contrat, sur le site EDF de [Localité 5]. Il fait valoir qu’il y accomplissait les mêmes tâches que des salariés EDF, dont des tâches hors du contrat de sous-traitance, était intégré à une équipe EDF, recevait ses ordres exclusivement de l’encadrement EDF qui effectuait le briefing et debriefing, travaillait avec les moyens d’EDF et souligne, qu’à sa connaissance, la SAS Techno Pro était rémunérée en fonction du nombre de jours travaillés.

Des pièces produites et des conclusions des parties , il ressort les points suivants :

‘ La SA EDF ne conteste pas que le marché conclu avec la SAS Techno Pro portait sur une surveillance d’activités, qu’elle avait la compétence et le savoir-faire d’effectuer elle-même, que l’assistance technique assurée par la SAS Techno Pro n’apportait donc pas de plus-value technique particulière.

‘ M. [P], ingénieur, alors salarié d’une autre entreprise prestataire selon le jugement, agent EDF selon M. [K], atteste avoir donné des consignes directement aux prestataires extérieurs (dont M. [K]) à la demande de sa direction. Il indique, comme M. [E], agent EDF, qui a également attesté pour M. [K], que ces prestataires (dont M. [K]) avaient des conditions de travail identiques à celles des agents EDF (briefing, contrôle sur le terrain, debriefing). Tous deux indiquent que les binômes, formés à la demande de sa direction, pouvaient comprendre deux prestataires, parfois de deux entreprises différentes, ou un prestataire et un agent EDF. M. [P] précise avoir constaté que M. [K] recevait ses consignes directement du chef de section (EDF) et qu’il était le seul salarié de son entreprise.

M. [E] écrit que les prestataires en charge des réserves recevaient directement leurs consignes du staff EDF et donnaient directement des consignes aux récoleurs, qu’il soient prestataires ou agents EDF. Il atteste avoir, en tant que récoleur, été employé à des tâches similaires à celles des salariés des entreprises prestataires (dont la SAS Techno Pro). Il précise que les ‘référents EDF des prestataires (…) ne venaient quasiment jamais sur le site’.

Le fait que M. [P] soit en litige avec EDF pourrait être de nature à affaiblir la crédibilité de son témoignage, toutefois son attestation est confortée par celle de M. [E].

La SA EDF soutient que M. [K] est resté sous la subordination de la SAS Techno Pro.

Les pièces produites établissent que c’est à la SAS Techno Pro qu’il adressait ses demandes de congés, (que c’est elle qui les validait) et qu’il a envoyé sa démission. La SAS Techno Pro lui a également prodigué trois formations, les 9 et 10 juin 2015, le 22 décembre 2016 et le 6 mars 2017.

Il est constant que des comptes-rendus étaient établis chaque mois à destination de la SA EDF, (trois exemples sont versés aux débats par M. [K] ou la SA EDF) signés par M. [K] en qualité de ‘responsable de la prestation’ et par un ‘responsable d’affaires’ de la SAS Techno Pro. L’apposition d’une signature sur un compte-rendu lapidaire par un salarié de la SAS Techno Pro dont la présence sur site n’est pas établie ne saurait toutefois établir, en l’absence de tout autre élément, que ce responsable d’affaire contrôlait pour autant le travail de M. [K] comme le soutient la SA EDF.

La SA EDF soutient également que des consignes régulières étaient données à M. [K] par la SAS Techno Pro mais n’en justifie pas puisque la pièce visée (pièce 4 de la SAS Techno Pro), censée le démontrer, ne porte pas sur ce point.

La SA EDF n’établit pas non plus que la SAS Techno Pro établissait, comme elle le soutient, des plannings pour son salarié. En revanche, sur des feuilles de temps établies à son en-tête, signées par M. [K] et validées par une autre personne, figurent les temps de travail de M. [K]. Ont aussi été produits des comptes-rendus d’activité probablement à destination de la SA EDF reprenant les heures travaillées parM. [K], ce qui établit que la SAS Techno Pro était informée des temps de travail de son salarié au moins pour les facturer à la SA EDF.

‘ M. [K] indique avoir également, parfois, assuré le debriefing à la place d’un agent EDF, ce que n’est pas contesté.

Il fait valoir qu’il a aussi assuré diverses tâches ne relevant pas du marché conclu entre la SA EDF et la SAS Techno Pro (suivi de chantiers, formation de nouveaux récoleurs, ‘sollicitations’ diverses non seulement du service auquel il était rattaché mais également d’un autre service, formation de son successeur dépendant d’une autre société, remplacement d’un salarié EDF sur la mise en eau d’un circuit pendant ses congés).

La SA EDF conteste la réalité de ces diverses tâches hormis la mise en eau qui, indique-t’elle toutefois, relevait bien du marché puisqu’il s’agissait de la préparation des essais. M. [K] n’apporte pas d’éléments utiles venant contredire ce point.

En ce qui concerne les autres tâches ‘hors contrat’ énumérées, M. [K] renvoie à sa pièce 10. Cette pièce est constituée par ses propres commentaires avec renvoi notamment aux attestations de MM [P] et [E] déjà évoquées ou citation de courriels. Le caractère très technique et non contextualisé des courriels reproduits ne permet pas d’en déduire l’exécution des tâches évoquées par M. [K] hormis le fait qu’il lui a été demandé le 6 mai 2015 de se faire accompagner par le nouveau métreur pour lui ‘expliquer la démarche’. Il ne saurait toutefois s’agir, comme soutenu, de son successeur puisque M. [K] n’a démissionné que 2 ans plus tard en mai 2017.

Hormis des débriefings, la réalisation de tâches hors contrat n’est donc pas établie.

‘ Il est constant que M. [K] occupait, sur le site, un bureau qu’il partageait, indique M. [P], avec des agents EDF et qu’il était équipé d’un ordinateur fourni par la SA EDF.

Si le contrat signé entre la SA EDF et la SAS Techno Pro prévoit que les EPI devaient être fournis par la SAS Techno Pro, M. [P] atteste que plusieurs prestataires (dont M. [K]) portaient des EPI siglés EDF. M. [K] produit des bons de remise par le site d’EDF de divers équipements de sécurité et de travail (bottes de sécurité, casque de protection auditive, chasuble, pantalon imperméable, parka, pantalon de travail, T-shirts, lunettes de protection, gants, polos..) entre avril 2012 et mai 2016.

‘ Le contrat passé entre la SA EDF et la SAS Techno Pro prévoit une facturation en fonction du nombre de jours travaillés selon un taux journalier forfaitaire variant selon la qualification du salarié et incluant les frais de déplacement. Il est en outre prévu un taux journalier au titre de prestations exceptionnelles pour les prestations réalisées en dehors de l’horaire normal de travail. Le prix dépend donc d’un taux journalier forfaitaire (correspondant en fait à un salaire et aux frais de déplacement) et non à un volume d’activité.

Il ressort de ces différents éléments que la SAS Techno Pro n’accomplissait au profit de la SA EDF aucune tâche spécifique que celle-ci n’aurait pas été en mesure d’effectuer, puisque M. [K] effectuait des tâches similaires à certains agents EDF.

M. [K] travaillait dans les locaux de la SA EDF avec son matériel informatique, ses vêtement de travail et EPI.

Il n’est établi ni que la SAS Techno Pro disposait d’un personnel d’encadrement sur place ni qu’elle ait donné des consignes ou instructions à M. [K]. Celui-ci, en revanche, assistait chaque jour au briefing et debriefing effectués par la SA EDF qui le contrôlait dans son travail. Dès lors, si la SAS Techno Pro conservait quelques attributs d’un employeur (paiement du salaire, octroi de congés formation), le pouvoir de direction et de contrôle était, au quotidien, assuré par la SA EDF.

Enfin, le prix de la prestation a été fixé en fonction d’un prix journalier par salarié.

En conséquence, l’existence d’un prêt illicite de main d’oeuvre est établi.

L’existence d’un marchandage suppose que soit établi le préjudice que M. [K] aurait subi en étant employé par la SAS Techno Pro plutôt que par la SA EDF, ce qui sera analysé ci-après.

En considération de cette situation, M. [K] demande, au principal, à voir reconstituer un salaire.

Toutefois, il ne précise pas sur la base de quel emploi et de quelle classification il estime que cette reconstitution devrait se faire. Cette prétention est donc à la fois indéterminée et indéterminable.

Sa demande subsidiaire tend à voir réparer sa perte de salaire, de 13ième mois et de l’avantage du tarif EDF.

‘ le salarié n’apporte aucun élément permettant d’établir qu’il aurait subi une perte de salaire a fortiori de la chiffrer à 6 000€. Il sera donc débouté de cette demande

‘ Il ressort d’un document EDF que les salariés sont payés sur la base de 13 mois. Ce point n’est pas contesté par la SA EDF. M. [K] indique sans être contredit, notamment par la SAS Techno Pro, qu’il était payé sur la base de 12 mois.

La SA EDF ne soutient pas que le salaire versé annuellement par la SAS Techno Pro serait supérieur au salaire annuel, treizième mois inclus, auquel M. [K] aurait pu prétendre s’il avait été son salarié.

En conséquence, M. [K] a effectivement subi un préjudice qui sera réparé par l’octroi de dommages et intérêts équivalant à un mois du salaire qu’il a perçu, soit 2 490€.

‘ M. [K] fait valoir que les agents EDF bénéficient d’un tarif spécial avantageux pour leurs factures d’énergie auquel il n’a pas eu accès et estime que cet avantage aurait été de 74,74€ par mois soit 896,88€ pendant la période de 12 mois sur laquelle porte sa demande.

M. [K] ne justifie toutefois ni du montant de cet avantage à la période concernée puisque la pièce qu’il produit date de 2021 ni du montant de ses propres factures d’énergie.

Dès lors il sera débouté de cette demande .

‘ M. [K] réclame également des dommages et intérêts en reprochant à la SA EDF le préjudice que lui a occasionné le fait de ne pas poursuivre son contrat de travail avec cette société.

Toutefois, rien n’établit que M. [K] qui a démissionné et qui ne remet pas en cause cette démission aurait fait un choix différent s’il avait été salarié de la SA EDF.

En conséquence, M. [K] sera débouté de cette demande.

2) Sur les points annexes

La somme accordée à M. [K] produira intérêts au taux légal à compter de la date du présent arrêt.

Il serait inéquitable de laisser à la charge de M. [K] ses frais irrépétibles. De ce chef, la SA EDF sera condamnée à lui verser 2 500€. Il n’apparaît pas inéquitable de laisser à la charge de la SAS Techno Pro ses frais irrépétibles.

DÉCISION

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

– Confirme le jugement, excepté en ce qu’il a débouté M. [K] de sa demande de dommages et intérêts au titre du 13ième mois et de sa demande d’indemnité en application de l’article 700 du code de procédure civile et en ce qu’il l’a condamné aux dépens

– Réforme le jugement sur ces trois points

– Condamne la SA EDF à verser à M. [K] 2 490€ de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de la date du présent arrêt

– Condamne la SA EDF à verser à M. [K] 2 500€ en application de l’article 700 du code de procédure civile

– Déboute la SAS Techno Pro de sa demande faite en application de l’article 700 du code de procédure civile

– Condamne la SA EDF aux entiers dépens de première instance et d’appel

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

E. GOULARD L. DELAHAYE

 


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