Droit pour le salarié de critiquer son employeur
Droit pour le salarié de critiquer son employeur
Ce point juridique est utile ?

Si le salarié a, vis-à-vis, de son employeur une obligation de loyauté, il a également un droit de critique dans le cadre de sa liberté d’expression en application des dispositions des articles L 1121 du code du travail et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; liberté dont il ne peut toutefois abuser en tenant des propos injurieux, diffamatoires et excessifs.

En l’occurrence, à l’exception d’un échange, manifestement resté confidentiel et qui s’explique par les circonstances de la cause, les autres mails produits de part et d’autre ne comportent pas de termes injurieux ou diffamatoires de la part du salarié excédant sa liberté d’expression et son droit de critique vis-à-vis de l’employeur.

Le comportement du salarié qui a fait usage de cette liberté ne peut donc être considéré comme un manquement à son obligation de loyauté.

Le jugement a été confirmé en ce qu’il a dit le licenciement du salarié sans cause réelle et sérieuse.

8 mars 2023
Cour d’appel de Paris
RG n°
20/01164

Copies exécutoires REPUBLIQUE FRANCAISE

délivrées le : AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

COUR D’APPEL DE PARIS

Pôle 6 – Chambre 3

ARRET DU 08 MARS 2023

(n° , 9 pages)

Numéro d’inscription au répertoire général : N° RG 20/01164 – N° Portalis 35L7-V-B7E-CBNP6

Décision déférée à la Cour : Jugement du 08 Janvier 2020 -Conseil de Prud’hommes – Formation paritaire de PARIS – RG n° 17/07196

APPELANTE

SA PRODWARE

[Adresse 2]

[Adresse 2]

Représentée par Me Laurent MAYER, avocat au barreau de PARIS, toque : B1103

INTIME

Monsieur [V] [M]

[Adresse 1]

[Adresse 1]

Représenté par Me Jean-michel DUDEFFANT, avocat au barreau de PARIS, toque : P0549

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue le 16 Janvier 2023, en audience publique, les avocats ne s’étant pas opposés à la composition non collégiale de la formation, devant Madame NEMOZ-BENILAN Roselyne, Conseillère, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :

Madame Fabienne ROUGE, présidente

Madame Anne MENARD, présidente

Madame Roselyne NEMOZ-BENILAN, Magistrat honoraire

Greffier, lors des débats : Sarah SEBBAK, stagiaire en préaffectation sur poste

ARRÊT :

– contradictoire

– mise à disposition de l’arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du Code de procédure civile,

– signé par Madame Anne MENARD, présidente et par Madame Sarah SEBBAK, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

EXPOSE DU LITIGE

Monsieur [V] [M] a été embauché par la Société PRODWARE le 11 juillet 2011 d’abord en qualité de spécialiste solution Microsoft CRM et Focus Live puis, en 2012, au poste de directeur du développement d’activités. Après avoir démissionné le 20 mai 2015, il a été réembauché par la société PRODWARE le 31 mai 2016 au poste de Business développeur CRM.

Le 29 mai 2017, Monsieur [M] a été convoqué à un entretien préalable en vue d’un éventuel licenciement, qui s’est tenu le 14 juin 2017.

Il a été licencié pour faute grave le 19 juin 2017 par lettre ainsi motivée :

« Violation de votre obligation de loyauté :

– Appréciation injurieuse à l’égard de votre responsable hiérarchique

– Appréciation injurieuse de votre collègue de travail

– Man’uvres pour décrédibiliser le travail de votre responsable et de vos collègues

– Dénigrement des salariés Prodware auprès des clients

– Comportement inapproprié vis-à-vis de collaboratrice du client

– Non-respect des directives

(…)Préalablement à l’exposé de nos griefs, il est important de rappeler que dans le cadre de vos fonctions, votre responsable hiérarchique est [K] [P] et que dans le cadre des déploiements de projets, vous êtes accompagné par le Directeur de projet affecté à votre mission.

Sur les problématiques de loyauté

Nous sommes au regret de constater que vous tenez des propos extrêmement critiques vis-à-

vis de votre responsable hiérarchique allant jusqu’à remettre en cause l’honnêteté de celui-ci. [K] [P] a intégré Prodware et est devenu votre responsable hiérarchique depuis le mois de février dernier. Depuis lors, vous n’avez eu de cesse de le critiquer ouvertement et durement auprès des différents interlocuteurs de Prodware :

Mail du 28 mars 2017 à [J] [Y]

« Hello, qui va l’arrêter ‘ {.,.} Voilà qu’il se mêle de la migration (‘) Monsieur sait

tout (‘) Il répand encore un roman de son invention (.) »

Vous transférez ensuite ce mail à [C] [R], Directeur de projet et collègue le même jour en ajoutant les propos suivants : « Vivement que tu arrives !!! (Cf. ci-dessous) »

Ce type d’action est inadmissible, [K] [P] est le responsable de l’activité CRM en

remplacement d'[J] [Y]. D’une part, vous confrontez donc ses décisions auprès de son prédécesseur qui n’a plus vocation à intervenir sur les dossiers et d’autre part, vous n’hésitez pas à transmettre ces échanges à un autre collaborateur de Prodware, Directeur de projet sur ladite mission. Nous ne pouvons que constater une volonté appuyée de décrédibiliser votre responsable hiérarchique.

Ce constat est d’autant plus alarmiste qu’il ne cesse de se répéter depuis lors, et ce, auprès

des différents intervenants Prodware mais également auprès du client.

Mail du 28 mars 2017 à [C] [R]

« (…) va réussir ce dossier malgré le handicap qu'[K] représente pas de pilotage,

maladresses, hors sujets, dénigrements, désaveux etc… et c’est lui qui va revendiquer ce succès’ »

Mail du 28 mars 2017 à [C] [R]

« (…) A nouveau je réexplique à [U] et que je leur dise que son mail est hors sujet ».

Mail du 08 avril 2017 à [C] [R]

« As-tu remarqué dans les notes : [U] a demandé quand démarres-tu, quelles seront tes

pouvoirs (…) ‘ Là-dessus, avec tension, il a répondu qu’il est le seul à prendre les décisions, toi tu exécutes ses instructions. Welcome on board ! De plus voilà qu’il rapproche le 1er Go live à fin juin, fort de ses incertitudes… MAIS QUELLE ERREUR !!/ ! C’était vraiment la dernière des choses à faire ».

Mail du 04 avril 2017 à [C] [R]

« Au lieu de gérer notre scope où il ne manque pas de tâches, il s’occupe du hors périmètre, je ne comprends pas ses priorités. (…)Le projet n’est absolument pas piloté c’est catastrophique.

C’est moi qui pilote (…) pendant que le grand « [K] B »se complaît dans ses certitudes et

cette posture du « moi je ».

Mail du 04 avril 2017 à [C] [R] suite au mail envoyé au client [U]

par [K] [R]

« Hello, le feuilleton continue. [U] n’a communiqué aucun accord sur quoique ce soit et lui fait comme s’ils avaient tout approuvé ».

A la lecture de ces mails, vous n’avez de cesse de remettre en question le professionnalisme de votre responsable hiérarchique. Les propos tenus sont absolument irrespectueux. Vous cherchez de manière volontaire et appuyé à décrédibiliser votre responsable. Ce type de comportement est inacceptable et démontre un manque de loyauté patent de votre part.

Au-delà de ce constat, ce comportement nuit gravement ou bon fonctionnement de l’équipe

projet pour le client [U] et donne une image très négative de l’entreprise. Il peut, bien

évidemment, avoir des points de désaccord sur un tel projet. Pour autant, dans le cadre d’une

exécution loyale de votre contrat de travail, des échanges, respectueux de chacun, auraient

dû avoir lieu avec votre responsable hiérarchique. La décision finale relevant ensuite de votre responsable puisque c’est lui le Responsable de l’activité CRM. 5

Monsieur [C] [R], a par la suite, au vu de votre comportement, souhaité alerter votre hiérarchie ([K] [P] et [A] [Z]) sur vos agissements.

Mail d'[C] [R] du 23 mai 2017

« [V], je n’ai écrit nulle part que la réunion de demain était annulée, et d’ailleurs, elle est

nécessaire. Tu sèmes la confusion et semblant prendre des décisions contraires aux miennes.

Je t’ai demandé de ne plus écrire au client. Une fois de plus tu laves ton linge sale en prenant le client en otage de nos désaccords. (…) Essaie de rester professionnel pour tenter de sauver ce qui peut l’être ».

Ce mail intervient après un mail que vous avez directement envoyé au client. Votre réponse à [C] [R] ne s’est pas fait attendre et le ton a désormais changé à son égard.

Vous adoptez dès lors les mêmes propos critiques que ceux tenus concernant [K] [P]:

« Il semble que tu diffuses qu’une partie révisée à ta sauce de la relation client à nos hiérarchies respectives. (…) ensuite tu iras m’enfoncer comme tu le fais depuis plusieurs semaines en cassant du sucre dans mon dos et en indiquant que je suis la cause du retard.

(…)Alors oui j’écris ou client car tu leur mens sur mon compte ou à tout le moins tu travestis la vérité à ton avantage. J’ai un droit de réponse, je ne suis pas ton sbire. (…) ».

La suite du mail est une critique ouverte des compétences d'[C] [R] et sur son incapacité à gérer la mission qui lui est confiée.

Ce comportement est inacceptable et traduit un manque de loyauté de votre part.

Même lorsqu’il y a des désaccords en interne, le client n’a pas à en être informé et encore

moins pris à partie. Il s’agit là d’un manque de professionnalisme nuisible au projet vendu au client mais également à l’image de l’entreprise.

A ce stade, il est également important de préciser que vous occupez un poste de Business Developer et non Directeur de projet ou Responsable de l’activité. Vous devez vous conformer aux directives et choix stratégiques de la direction et des responsables du projet sur lequel vous intervenez.

Ces faits sont d’une particulière gravité. A ceux-ci s’ajoutent d’autres manquements non négligeables.

Sur des comportements non adaptés vis-a-vis de collaboratrice du client [U]

[C] [R] a souhaité vous alerter sur un comportement non adapté auprès d’une collaboratrice du client [U], [X] [G] le 15 avril dernier. En effet, il indique que cette dernière s’est plainte « d’un mail envoyé de boîte mail perso à boîte mail perso, dont le contenu était, je cite « inapproprié ». Sans prendre un quelconque positionnement sur le sujet, il vous a rappelé les règles de professionnalisme à adopter et notamment du fait que vous avez reconnu :

« (…) et voilà que [X] m’enlace et se blottit contre moi »

« La semaine dernière [X] m’a invité à un dîner en tête à tête »

Vous n’êtes pas sans savoir, qu’il est important de rester professionnel dans le cadre de votre mission. Bien que vous précisiez dans votre mail que « d’autres veulent monter en épingle pour protéger leurs arrières « [W] et [K] ‘», force est de constater à la lecture de votre mail du 23 mai 2017 à [C] [R] que le recadrage de ce dernier n’a pas suffi puisque vous indiquez « je n’ai pas proposé de relation amoureuse (Encore ta façon de travestir) mais de mettre un terme à nos échanges privés devenus trop forts. J’ai donc été un peu « violent » pour y mettre un terme en lui souhaitant un bon et heureux mariage ».

Ce genre de situation ne peut être accepté. Votre comportement impacte le suivi de projet et créer des situations ubuesques qui n’ont pas lieu d’être dons le cadre de nos missions chez nos clients.

Sur les problématiques liées à tes méthodes de travail

Nous constatons que vous n’exercez pas votre mission de manière loyale vis-à-vis de

Prodware puisque nous avons constaté que vous faisiez sciemment de la rétention

d’information voir même de la transmission d’informations obsolètes.

Le 10 mai dernier, vous avez fait parvenir à [H] [N], consultant sur le projet FRAZER,

un fichier Excel afin de lui permettre de paramétrer le « sprint » dont il a la responsabilité « Yachts ». Or, ce fichier était une ancienne version datant du mois de Mars. [H] [F] a donc paramétré CRM sur la base d’un vieux fichier de spécifications incomplet et partiellement faux.

Cette erreur a engendré un mécontentement du client. Vous n’avez jamais voulu transmettre

le bon fichier à [H] [N]. Celui-ci a pu l’obtenir par le client lui-même.

Force est de constater que vous agissez délibérément dans l’objectif de nuire à l’équipe projet et au détriment du client. De même, il est important de rappeler que [H] [N] a intégré Prodware en avril dernier et que vos agissements nuisent gravement à sa prise de poste.

Au-delà de la violation de votre obligation de loyauté, nous observons des malversations de votre part à l’égard de Prodware et de ses collaborateurs. Vous mettez volontairement en difficulté l’équipe pour ensuite revenir vers le client et vous positionner comme celui apportant les réponses et les solutions.

Nous vous rappelons que Prodware est une société de service. Qu’elle met à disposition des

ressources pour apporter son expertise aux clients. Qu’il est important pour réussir qu’il y ait une cohésion de ses collaborateurs et un seul et même objectif : la satisfaction client. Or, votre attitude met en évidence une absence de travail en équipe de votre part, au profit « d’aspiration plus égoïste » : une valorisation exclusive et non collective.

Les problématiques liées a la tenue de poste de travail

Ces problématiques sont liées à votre absence ou votre retard sur ton lieu de travail et sur les réservations de vos voyages via notre agence de réservation EGENCIA. En effet, nous avons pu constater à plusieurs reprises que :

Vous n’étiez pas présent au sein de votre agence d’affectation mais que vous preniez, sans

autorisation préalable, la liberté de travailler de votre domicile.

Exemples : le 28 mars 2017 ; 23 mai 2017.

Vous prenez des réservations d’avion non-conforme. Exemple : [C] [R] vous a demandé de réserver des billets Easy jet pour le 02 mai sur le même vol que lui. Après avoir réalisé votre réservation le 19 avril, [C] [R] constate, le 20 avril une nouvelle réservation pour la même date mais sur un vol Air France cette fois. Cela engendre bien évidemment des surcoûts pour l’entreprise.

Ayant constaté des frais non refacturables importants sur le projet FRAZER, à titre

d’information, nous allons donc éplucher les frais pour ce projet.

Notre entretien n’a fait que confirmer votre absence de loyauté vis-à-vis de la société Prodware. Votre responsable hiérarchique [K] [P] a de nouveau subi de nombreuses attaques diffamatoires :

« [K] [P] est toujours en retard » ;

« [K] [P] annonce un planning à une date « ce qui est surréaliste » ;

« [K] [P] travestit la vérité, il manipule, il ment au client » ;

« [K] [P] ne lit pas ses mails ».

Ces propos interviennent alors que vous indiquez, pour répondre aux griefs qui vous étaient

exposés « Je ne répondrais pas à tout cela c’est de la bassesse mais si ça vous fait plaisir

Madame [T] je peux vous répondre ».

Mais plus grave encore, alors qu’il vous est fait part de notre grande inquiétude sur votre

attitude et notamment sur vos propos calomnieux, vous n’hésitez pas à nous indiquer vouloir «partir très rapidement et être notifié très vite » non sans avoir ‘fait avant de partir un mail au client car j’ai été dénigré, mon honneur a été atteint’.

Ces propos sont particulièrement graves et portent atteinte aux intérêts de la société

Prodware. Nous ne pouvons cautionner un tel comportement. Il est incontestable que vous

souhaitez nuire de manière volontaire à l’entreprise.

Vous comprendrez dès lors qu’il nous est, dans ces conditions, impossible de vous conserver au sein de notre effectif. »

La convention collective applicable à la relation de travail est Syntec. À la date de la rupture, la Société PRODWARE employait de façon habituelle plus de 10 salariés et Monsieur [M] percevait un salaire mensuel fixe de 6.250 Euros ainsi qu’une prime sur objectif avant-vente.

Le 12 septembre 2017, Monsieur [M] a saisi le Conseil des Prud’hommes de Paris aux fins de contester son licenciement et en paiement de diverses sommes.

Par jugement du 8 janvier 2020, le Conseil de Prud’hommes a dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamné la SA PRODWARE à verser à Monsieur [V] [M] les sommes suivantes :

– 20.000 Euros à titre de dommages et intérêts pour rupture abusive du contrat de travail ;

– 20.000 Euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral ;

– 19 384,80 Euros à titre d’indemnité compensatrice de préavis et les congés payés afférents;

– 1 334,40 Euros à titre d’indemnité légale de licenciement ;

Par ses dernières conclusions du 18 novembre 2022 auxquelles il est expressément renvoyé en ce qui concerne ses moyens, la Société PRODWARE demande à la cour d’infirmer le jugement en toutes ses dispositions, de débouter Monsieur [M] de l’ensemble de ses demandes et de le condamner à lui payer une somme de ‘E.000″Euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile

Par ses dernières conclusions du 14 novembre 2022 auxquelles il est expressément renvoyé en ce qui concerne ses moyens, Monsieur [M] demande à la cour de confirmer le jugement en toutes ses dispositions et de condamner la Société PRODWARE à lui payer 3.500 Euros en application de l’article 700 du Code de procédure civile.

MOTIFS

Sur le harcèlement moral

En vertu des dispositions des articles L 1152-1 et L 1152-3 du code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet, indépendamment de l’intention de leur auteur, une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ; toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance de ces dispositions est nulle.

Selon l’article L. 1154-1 du même code, dans sa rédaction applicable aux faits commis après le 10 août 2016, le salarié qui se prétend victime de harcèlement moral doit présenter des faits faisant présumer l’existence de ce harcèlement ; il appartient au juge d’examiner l’ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d’apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer l’existence d’un harcèlement ; dans l’affirmative, l’employeur doit démontrer que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs.

M.[M] prétend avoir été l’objet de dénigrements, humiliations, propos calomnieux, mise au placard, refus de communication, consignes contradictoires, charge excessive abusive, qu’il n’a eu de cesse de dénoncer à son employeur ; il expose qu’alors que la société Prodware lui avait demandé de s’occuper du projet de la société [U] YATCHS dans sa phase 2, il a été l’objet d’une cabale, initiée par son nouveau supérieur hiérarchique, M.[K] B et qui s’est terminée par son licenciement. Il dit avoir été dénigré par ce dernier après du client, puis par le nouveau directeur de projet, M.[C] B lequel, après l’avoir pris à témoin de son différend avec M.[K] [P], s’est retourné contre lui en exerçant une pression de plus en plus insupportable, les deux ayant ensuite décidé de l’évincer du projet, son départ étant annoncé un peu plus tard lors d’une seconde réunion avec le client. Il ajoute avoir été ensuite cantonné à des tâches de développement commercial, sans que cesse le comportement de dénigrement et harcèlement. Enfin il dit qu’après avoir reçu sa convocation à entretien préalable, le 31 mai, il a reçu un avertissement le 3 juin pour ne pas avoir remis un rapport attendu pour le 2 juin, échéance qu’il n’avait pas pu tenir.

Il verse aux débats les multiples courriers qu’il a adressés à sa hiérarchie à compter du mois de mars 2017 dans lesquels il se plaint de difficultés dans le déroulement du projet, du comportement de son supérieur hiérarchique M.[K] [P] qu’il accuse d’agressivité à son égard et fait état de sa baisse de motivation, de sa fatigue. Il reproche également à M.[C] B de vouloir l”enfoncer’ de lui ‘casser du sucre sur le dos’, d’avoir dit au client qu’il voulait le ‘virer’, l’accusant de fourberies et de lui manquer de respect. Il verse également aux débats des mails de M.[K] [P] révélateurs, selon lui, de ce que l’intéressé voulait l’écarter du projet et des mails de M.[C] [P] dénigrant son travail. Il produit encore une capture d’écran du 12 mai, sur laquelle M.[K] [P] propose de recruter un concluant externe, moins cher que ‘[V] et [E]’ et un mail du 17 mai de M.[K] [P] adressé à la cliente, écrivant que ‘[V] fait plus de mal que de bien au projet ; j’ai de sérieux doutes quant à sa capacité à réaliser ce projet (…) Après lundi, [V] disparaîtra et le projet sera dirigé par [O] [I], architecte senior CM alors que [V] est un commercial; [V] est bon pour vendre des rêves, pas pour livrer’.., suivi d’un mail du 23 mai de M.[C] [P] lui faisant des reproches dans des termes jugés ‘inacceptables’.

Les faits ainsi présentés laissent présumer des agissements de harcèlement moral.

En réplique, la société Prodware fait valoir que les mails de M.[K] [P] ne révèlent aucun comportement inapproprié, mais simplement l’exercice de son pouvoir de direction ; qu’en revanche M.[M] a beaucoup critiqué son supérieur hiérarchique mais également ses autres collègues de travail. Elle prétend qu’il a mis délibérément l’équipe Prodware en difficulté auprès du client, en en donnant une image très négative, et communiquant avec lui sans en référer à sa hiérarchie. Elle renvoie aux mails incriminés dans la lettre de licenciement, notamment celui du 23 mai 2017 dans lequel [P] admet avoir écrit au client à son insu, ou encore à des échanges de mails entre MM.[K] [P] et [C] [P] qui s’interrogent sur d’éventuelles manipulations de M.[M] pour se valoriser auprès du client.

Si cette dernière accusation ne repose pas sur des faits objectifs mais sur de simples supputations, il n’en demeure pas moins que la lecture des mails versés aux débats fait apparaître dès le départ, en mars 2017, une hostilité de M.[M] vis-à-vis de M.[K] [P], écrivant à sa hiérarchie pour le critiquer alors que contrairement à ce qu’il prétend, celui-ci ne s’est livré à aucun dénigrement à son égard, se bornant à demander, dans plusieurs mails qu’il soit recadré et soumette à sa hiérarchie les éléments du dossier avant qu’ils ne soient transmis au client. Certes M.[M] a été retiré du projet [U], mais il n’apparaît pas qu’en prenant cette décision, acceptée par le client comme il ressort d’un mail de madame [G] du 12 mai 2017, la société Prodware ait excédé son pouvoir de direction. Les mails postérieurs échangés entre M.[M] et M.[K] [P] entre le 30 mai et le 2 juin 2017 démontrent que d’autres missions avaient été confiées à M.[M] par M.[K] [P], et qu’il les avait acceptées. Et contrairement à ce que prétend l’intéressé, le mail de M.[K] [P] du 3 juin 2017 ne constitue pas un avertissement, mais une demande de remettre un compte-rendu, comme il s’y était engagé.

Quant au comportement de M.[C] [P], il convient également de le replacer dans le contexte des échanges entre ce dernier et M.[M] lequel, comme le fait valoir la société Prodware, reconnaissait dans un mail du 23 mai écrire au client sans lui en référer, et manifestait sa volonté d’imposer ses solutions. Là encore, les réponses de M.[C] [P] constituent un recadrage, sur un ton qui n’est pas plus agressif que celui-ci utilisé par M.[M].

Il résulte de ce qui précède que les agissements de la société Prodware vis-à-vis de son salarié sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement moral, le jugement étant infirmé en ce qu’il a alloué à M.[M] des dommages et intérêts de ce chef.

Sur le licenciement

La faute grave est celle qui résulte de faits imputables au salarié qui constituent une violation des obligations du contrat ou des relations de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise et justifie son départ immédiat. Le licenciement doit être fondé sur des éléments objectifs, vérifiables et imputables au salarié.

Il appartient à l’employeur seul, lorsqu’il invoque la faute grave, d’en apporter la preuve et lorsqu’un doute subsiste, il profite au salarié.

Il convient d’écarter, comme non établis, les trois deniers griefs relatifs à des comportements non adaptés vis-à-vis d’une collaboratrice du client, des problématiques liées à des méthodes de travail et des problématiques liées à la tenue du poste de travail. Le fait de ‘dîner en tête à tête avec une cliente’ ou de ‘mettre un terme à [des] échanges devenus trop forts’ ne caractérise pas une faute de la part du salarié dès lors que, contrairement à ce que prétend la société Prodware, il n’est aucunement établi que ces relations personnelles aient eu un quelconque impact sur le déroulement de la mission.

Sur le second grief, la société se borne à prétendre que M.[M] aurait transmis sciemment un mauvais fichier à un autre salarié puis refusé de transmettre le bon fichier, ce qui aurait mécontenté le client, dans le but de bien se positionner vis-à-vis de celui-ci, sans verser aucune autre pièce qu’un mail de M.[C] [P] qui comporte ces accusations, au demeurant contredites par les mails produits par M.[M].

Enfin, le reproche relatif au travail à domicile ne repose sur aucun fondement, les mails produits par la société à ce sujet comportant les justifications nécessaires ; et il en va de même des accusations relatives aux frais ou billets d’avion en doublon, toutes les explications ayant été données par le salarié.

Reste le manquement à l’obligation de loyauté , l’employeur se référant, pour la caractériser, aux nombreux mails énumérés dans la lettre de licenciement, mais également aux mails produits par le salarié lui-même, comportant des propos déplacés et critiques à l’encontre de M.[K] [P] allant jusqu’à remettre en cause ses compétences et son honnêteté, y compris devant le client, ainsi qu’à d’autres salariés tels que son ancien N+1 et M.[C] [P], propos qui étaient de nature à décrédibiliser son supérieur, qu’il a même fini par insulter, le traitant de ‘cinglé!’, ou encore de con et de débile. Elle ajoute qu’il a ensuite utilisé le même ton et les mêmes propos à l’égard de M.[C] [P], critiquant ouvertement ses compétences.

Elle prétend que M.[M], qui faisait preuve d’un ego démesuré, n’a pas compris la place qui était la sienne, refusant de suivre les directives, ce qui a occasionné d’autres difficultés avec le client, ce manque de professionnalisme étant nuisible au projet vendu mais également à l’image de l’entreprise.

Toutefois, si le salarié a, vis-à-vis, de son employeur une obligation de loyauté, il a également un droit de critique dans le cadre de sa liberté d’expression en application des dispositions des articles L 1121 du code du travail et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; liberté dont il ne peut toutefois abuser en tenant des propos injurieux, diffamatoires et excessifs.

En l’espèce, il ressort des mails reproduits dans la lettre de licenciement que M.[M] a utilisé des termes très critiques vis-à-vis de son supérieur hiérarchique, M.[K] [P] notamment sur sa façon de gérer le projet du client Frazer, mails adressés à son ancien responsable, M.H et au chef du projet M.[C] [P] ; il n’en demeure pas moins que ces critiques n’ont, dans un premier temps, été suivies d’aucune réponse de la part des intéressés pour défendre M.[K] [P] et manifestement ces deniers les ont, sinon encouragées au moins partagées (‘il m’a sidéré [K] [M.[K] [P]], je suis inquiet pour la suite’) écrit M. [C] B dans un mail du 14 avril 2017, ou encore le 2 mai : ‘Il ([M.[K] [P]] a encore fait une bourde en l’envoyant au client’. en transférant à M.[M] un mail de M.[K] [P] ; s’il est exact, comme il a été vu plus haut, que M.[M] a reconnu avoir écrit au client, c’est pour répondre, explique-t-il, à des propos de M.[C] [P] qu’il jugeait diffamatoires (mail du 23 mai 2017 reproduit dans la lettre de licenciement) ; la teneur de cet écrit n’est pas déterminée et aucun des mails ne révèle de propos dénigrants ou des critiques excessives contre l’employeur adressés au client. Certes, il apparaît à la lecture des pièces, que ce dernier n’était pas satisfait du déroulement du projet dans sa seconde phase, mais sans que l’origine de cette insatisfaction puisse être attribuée à des manoeuvres de décrédibilisation de sa hiérarchie par le salarié, et les désaccords internes constatés par le client ne peuvent être attribués à la seule responsabilité de M.[M].

La société Prodware se fonde encore dans ses écritures, sur certaines pièces produites par le salarié, notamment à la retranscription d’une ‘conversation’ du 25 mai 2017 entre M.H. et M.[M] lequel indique à son interlocuteur avoir été humilié par M.[C] [P] ‘Il juge tout le monde, se prend pour le procureur. Il est qui ce con ‘ Il a manipulé [U] en racontant des mensonges opposé des 2 côtés afin que le la relation se dégrade. Je l’ai découvert . Je ne lui adresse plus la parole et l’ignore, je me refuse à travailler avec un cinglé pareil’.). Si de tels propos peuvent être considérés comme excessifs, ils ne concernaient pas le supérieur hiérarchique de B , comme le prétend la société, mais un collègue de travail et ont été proférés non pas dans un mail de M.[M] adressés à M.H., mais au cours d’un échange verbal entre ces deux protagonistes et dans un contexte d’exaspération de M.[M] qui venait d’être écarté du projet.

À l’exception de cet échange, manifestement resté confidentiel et qui s’explique par les circonstances de la cause, le autres mails produits de part et d’autre ne comportent pas de termes injurieux ou diffamatoires de la part de M.[M] excédant sa liberté d’expression et son droit de critique vis-à-vis de l’employeur. Le comportement du salarié qui a fait usage de cette liberté ne peut donc être considéré comme un manquement à son obligation de loyauté.

Le jugement sera confirmé en ce qu’il a dit le licenciement de M.[M] sans cause réelle et sérieuse.

Le jugement sera également confirmé sur l’indemnité compensatrice de préavis et l’indemnité de licenciement dont les montants ne sont contestés que sur le principe.

Les dommages et intérêts alloués en application des dispositions de l’article L 1235-2 du code du travail, dans sa rédaction applicable à la date de la saisine du Conseil de Prud’hommes, sont adaptés à l’effectif de l’entreprise, l’ancienneté du salarié, au montant de sa rémunération et aux conséquence du licenciement à son égard, telles qu’elles ressortent des pièces produites.

PAR CES MOTIFS

La Cour, statuant publiquement et contradictoirement,

CONFIRME le jugement, sauf en ce qu’il a alloué à Monsieur [M] une somme de 20.000 Euros à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral ;

Statuant à nouveau de ce seul chef ;

DÉBOUTE Monsieur [M] de sa demande de dommages et intérêts pour harcèlement moral ;

DIT n’y avoir lieu de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile au titre des frais irrépétibles exposés en appel ;

LAISSE à chacune des parties la charge de ses dépens.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


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