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Faire état de soupçons judiciaires contre un individu auditionné, sans le présenter comme coupable, est un droit pour les journalistes (dans le périmètre de la liberté d’expression).
La famille de l’une des personnes désignée comme un Corbeau dans l’affaire du petit Grégory, a été déboutée de son action en diffamation contre France Télévisions. En l’occurrence, le reportage a pris soin de préciser que le défunt, aux yeux de la justice, n’a pas été considéré comme le corbeau de l’affaire.
Il serait contraire à la liberté d’expression d’interdire à la presse de mentionner le fait qu’une personne a été, à un moment donné, soupçonné d’être le corbeau de l’affaire. Une telle interdiction heurterait de manière frontale la liberté d’expression garantie tant par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen que par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la liberté de la presse garantie par cette même loi du 29 juillet 1881.
En l’occurrence, aucun des consorts du défunt, n’est cité dans le reportage qui est même dépourvu de toute allusion à leur endroit. Dans ces conditions, la seule circonstance que le défunt ait fait l’objet d’une mise en examen quelques mois avant la diffusion n’est pas de nature à caractériser l’atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants exigée par l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881.
Le 24 mai 2018, un reportage intitulé « Corbeaux, les lettres de la honte » a été diffusé dans l’émission Envoyé Spécial sur France 2, chaîne du groupe France télévisions.
Estimant que certains propos du reportage diffamaient leur défunt en le désignant comme le « corbeau » dans l’affaire du petit Grégory, la famille a adressé au groupe France télévisions et sa présidente, par l’intermédiaire de leur conseil, un courrier afin de faire valoir leurs critiques à l’égard du reportage, et solliciter une réparation du préjudice subi à ce titre.
En l’espèce, le début de la séquence du reportage consacré au corbeau de l’affaire Grégory indiquait en introduction que le plus célèbre des corbeaux, celui de cette affaire, défie les enquêteurs depuis plus de 30 ans et reste introuvable.
Il ne pouvait donc être retenu que le reportage tenait le défunt comme le corbeau de l’affaire, alors que le journaliste en voix off, immédiatement après les propos de l’intéressé, indiquait que si en 33 ans, trois personnes différentes ont été suspectées successivement d’être le corbeau, le mystère de son identité reste entier .
Le reportage n’imposait aucune vérité médiatique au lieu et place de la vérité judiciaire puisqu’il précisait bien, en voix off, que si les premières expertises et donc celle de l’intéressée, ont été annulées pour vice de forme, aux yeux de la justice, le défunt ne serait jamais considéré comme l’auteur des lettres du corbeau. Il conclut de plus qu’en 33 ans, trois personnes différentes ont été successivement suspectées d’être le corbeau mais que pour l’instant le mystère de son identité reste entier.
Pour rappel, l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 pose que :
« Les articles 31, 32 et 33 ne seront applicables aux diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des morts que dans le cas où les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants.
Que les auteurs des diffamations ou injures aient eu ou non l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants, ceux-ci pourront user, dans les deux cas, du droit de réponse prévu par l’article 13. »
Pour que le délit de diffamation ou d’injure envers la mémoire des morts soit constitué, il est nécessaire que le propos incriminé constitue une diffamation ou une injure à l’égard du défunt, et que l’auteur des propos ait eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants. La loi exige ici un « dol spécial ».
La chambre criminelle de la cour de cassation a précisé le fonctionnement de ce mécanisme « à double détente » : pour que la diffamation dirigée contre la mémoire des morts constitue un délit, il n’est pas nécessaire que les propos incriminés contiennent l’imputation de faits précis et déterminés contre les héritiers, il suffit que la diffamation envers les morts ait été commise avec intention de nuire aux héritiers des personnes décédées (Cass. crim., 9 janvier 1948, Bull. n°9 ; 29 avril 1897, Bull n°146).
En outre, si la diffamation envers la mémoire des morts suppose une atteinte à l’honneur et à la considération, elle n’exige pas que l’héritier y soit formellement désigné (Crim 28 février 1956 Bull 206).
Toutefois, dans un arrêt du 15 mars 2011 (pourvoi n°10. 281-216), la chambre criminelle a rejeté un pourvoi à l’encontre d’un arrêt d’appel qui avait retenu, en particulier que l’héritier poursuivant n’était pas désigné, qu’aucune allusion n’était faite à sa personne et que la preuve d’une volonté de porter atteinte aux héritiers n’était pas rapportée, la Cour de cassation ayant estimé que la cour d’appel avait justifié sa décision en particulier parce que l’intention de l’auteur de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants exigée par l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 n’était pas établie.
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D’APPEL DE VERSAILLES
1ère chambre 1ère section
ARRÊT DU 10 JANVIER 2023
N° RG 20/05069
N° Portalis DBV3-V-B7E-UDOF
AFFAIRE :
[E] [T]
SA FRANCE TELEVISIONS
C/
Consorts [D]
Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 13 Octobre 2020 par le Tribunal Judiciaire de VERSAILLES
N° Chambre :
N° Section :
N° RG : 18/05562
LE DIX JANVIER DEUX MILLE VINGT TROIS,
La cour d’appel de Versailles, a rendu l’arrêt suivant dans l’affaire entre :
Madame [E] [T]
ayant pour nom d’usage [E] [K]-[T], en sa qualité de directrice de la publication de la SA FRANCE TELEVISIONS.
née le 28 Juillet 1966 à [Localité 7]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
Société FRANCE TELEVISIONS
prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés audit siège
N° SIRET : 432 766 947
[Adresse 4]
[Adresse 4]
représentées par Me Claire RICARD, avocat postulant – barreau de VERSAILLES, vestiaire : 622 – N° du dossier 2201147
Me Eric ANDRIEU de la SCP PECHENARD & Associés, avocat – barreau de PARIS, vestiaire : R047
APPELANTES
****************
Monsieur [N], [V], [R] [D]
né le 04 Septembre 1980 à [Localité 8]
de nationalité Française
[Adresse 3]
[Localité 6]
Monsieur [W], [L] [D]
né le 07 Décembre 1985 à [Localité 10]
de nationalité Française
[Adresse 5]
[Adresse 5]
Madame [F] [O] veuve [D]
née le 02 Mai 1957 à [Localité 9]
de nationalité Française
[Adresse 2]
[Localité 6]
représentés par Me Sophie GOURMELON, avocat postulant – barreau de VERSAILLES, vestiaire : 47
Me Gérard WELZER de la SELARL WELZER, avocat – barreau d’EPINAL
LE PROCUREUR GENERAL
Non représenté
INTIMÉS
****************
Composition de la cour :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été débattue à l’audience publique du 24 Octobre 2022 les avocats des parties ne s’y étant pas opposés, devant Madame Anna MANES, Présidente, Madame Nathalie LAUER, Conseiller, chargée du rapport.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Madame Anna MANES, Présidente,
Madame Nathalie LAUER, Conseiller,
Madame Sixtine DU CREST, Conseiller,
Greffier, lors des débats : Madame Natacha BOURGUEIL,
**************************
FAITS ET PROCÉDURE
Le 24 mai 2018, un reportage intitulé « Corbeaux, les lettres de la honte » a été diffusé dans l’émission Envoyé Spécial sur France 2, chaîne du groupe France télévisions.
Estimant que certains propos du reportage diffamaient feu [V] [D] en le désignant comme le « corbeau » dans l’affaire du petit [G] [WA], MM. [N] et [W] [D], fils de [V] [D], et Mme [F] [O] veuve [D], ont adressé au groupe France télévisions et sa présidente, Mme [K]-[T], par l’intermédiaire de leur conseil, un courrier daté du 6 juin 2018 afin de faire valoir leurs critiques à l’égard du reportage, et solliciter une réparation du préjudice subi à ce titre.
Par courrier du 6 juin 2018, le groupe France télévisions a répondu qu’aucune atteinte à la mémoire de [V] [D] n’était à relever.
C’est dans ces circonstances que par acte d’huissier de justice du 9 août 2018, MM. [N] et [W] [D] et Mme [F] [O] veuve [D] (ci-après désignés ensemble ” les consorts [D] “) ont fait assigner devant le tribunal de grande instance de Versailles la société France télévisions et Mme [K]-[T] en sa qualité de directrice de la publication de la société France télévisions, en réparation du préjudice subi du fait des propos suivants tirés du reportage litigieux :
« Mme [Z]-[B] (experte en écritures) : C’est le dossier d’origine. C’est ce que j’ai eu entre les mains pour travailler. Les choses sont restées telles quelles. C’est-à-dire,voilà les spécimens, de cent-quarante-sept personnes, que j’ai dû examiner.
Voix off : Parmi ces cent-quarante-sept dictées, son regard s’arrête sur le numéro 92. Celle effectuée par [V] [D], le cousin du père de [G].
Mme [Z]-[B] : Et bien nous n’avons pas trouvé de différence.
Voix off : Entre les écritures de [V] [D] et celles du corbeau.
Mme [Z]-[B] : Et ça, l’absence de différence, on ne peut pas négliger ça. L’écriture ne ment pas.
Voix off : trente-trois ans après avoir posé pour la première fois son regard sur ces dictées, elle reste persuadée des résultats de ses analyses.
Mme [Z]-[B] : Nous travaillons à partir d’un matériel, et si ce matériel est insuffisant, on ne peut pas être sûr. C’est dans la mesure où le matériel est abondant, ce qui était le cas. Donc nous avions les moyens d’arriver à une conclusion ferme. Je ne peux pas dire que la personne qui a écrit ces lettres a tué l’enfant, mais je peux dire que c’est bien lui qui a écrit ces lettres.
Voix off : Mais ces premières expertises sont annulées pour vice de forme. Aux yeux de la justice, [V] [D] ne sera jamais considéré comme étant le corbeau. C’est le début d’un fiasco, celui des expertises en écriture. – Ils montrent une lettre – « J’espère que tu mourras de chagrin, le chef. »
En trente-trois ans, trois personnes différentes sont successivement suspectées d’être le corbeau. Mais pour l’instant le mystère de son identité reste entier. “
Par jugement contradictoire rendu le 13 octobre 2020, le tribunal judiciaire de Versailles a :
— Constaté que la société France télévisions et Mme [K]-[T] se sont rendues coupables de diffamation publique du fait des propos reproduits au présent jugement et diffusés au sein du reportage « Corbeaux, les lettres de la honte » le 24 mai 2018 sur France 2,
— Condamné in solidum France télévisions et Mme [K]-[T] à verser à Mme [F] [O] veuve [D] la somme de 6.000 euros à titre de dommages intérêts en réparation du préjudice moral subi,
— Condamné in solidum France télévisions et Mme [K]-[T] à verser à MM. [N] et [W] [D] la somme de 5.000 euros chacun en réparation du préjudice moral subi,
— Rejeté la demande de publication du jugement,
— Condamné in solidum France télévisions et Mme [K]-[T] à verser à Mme [F] [O] veuve [D], MM. [N] et [W] [D] la somme globale de 5.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
— Rejeté la demande de France télévisions et Mme [K]-[T] au titre de l’article 700 du code de procédure civile ,
— Condamné in solidum France télévisions et Mme [K]-[T] aux dépens, avec distraction au profit de Mme Gourmelon, ès qualités, avocat,
— Ordonné l’exécution provisoire de la présente décision.
Mme [K]-[T] et la société France télévisions ont interjeté appel de ce jugement le 20 octobre 2020 à l’encontre des consorts [D] et du procureur général.
Par d’uniques conclusions notifiées le 19 janvier 2021, Mme [K]-[T] et la société France télévisions demandent à la cour de :
— Infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf en ce qu’il a rejeté la demande de publication du jugement.
Vu l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme,
Vu les articles 32 alinéa 1 er et 34 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881,
— Dire et juger qu’aucune intention de porter atteinte à l’honneur et à la considération des héritiers de [V] [D] n’est rapportée.
Subsidiairement,
— Dire et juger que les propos poursuivis ont été diffusés de bonne foi.
En tout état de cause,
— Débouter MM. [N] et [W] [D] ainsi que Mme [F] [O] de l’ensemble de leurs demandes,
— Condamner MM. [N] et [W] [D] ainsi que Mme [F] [O] à payer à Mme [K]-[T] et à France Télévisions la somme de 10.000 euros chacune sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
— Condamner MM. [N] et [W] [D] ainsi que Mme [F] [O] aux entiers dépens tant de première instance que d’appel.
Par dernières conclusions notifiées le 10 octobre 2021, les consorts [D] demandent à la cour de :
Vu les articles 23, 29 alinéa 1er, 32 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881 pour la peine,
Vu les articles 34 alinéa 1er ,et 53 de la loi du 29 juillet 1881,
Vu l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982,
— Dire et juger que la procédure est régulière et conforme aux dispositions de l’article 53 de la loi du 29 juillet 1881,
— Dire et juger que tous les propos reproduits en italique dans le corps de l’assignation initiale (conclusions d’intimés, pages 8 et 9) et rappelés dans les présentes conclusions constituent le délit de diffamation publique envers la mémoire d’un mort, tel que prévu et réprimé par les articles 29 alinéa 1 et 32 alinéa 1 pour la peine et 34 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881.
En conséquence,
— Confirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Versailles en ce qu’il a déclaré Mme [K]-[T], en qualité de directeur de la publication de la société France télévisions coupable des faits de diffamation publique envers la mémoire d’un mort, en l’espèce [V] [D] et sur les sommes allouées au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
— L’infirmer sur le montant des dommages et intérêts alloués et sur le rejet de la demande de publication.
Et statuant à nouveau :
— Condamner in solidum Mme [K]-[T] et la société France télévisions à payer à MM. [N] et [W] [D] ainsi qu’à Mme [F] [O] la somme de 50.000 euros à chacun à titre de réparation du préjudice par eux subi,
— Ordonner à titre de réparation complémentaire la publication du jugement à intervenir dans trois journaux et cinq hebdomadaires aux choix des demandeurs, aux frais des défenderesses sans que chaque publication ne puisse excéder la somme de 10.000 euros,
— Condamner in solidum pour la procédure d’appel Mme [K]-[T] et la société France télévisions à payer la somme de 20.000,00 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ainsi qu’aux entiers dépens, dont distraction au profit de Mme Gourmelon, ès qualités, avocat aux offres de droit.
Le dossier a été communiqué au ministère public qui y a apposé son visa le 3 mai 2021.
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 18 novembre 2021.
MOYENS DE PARTIES
Mme [K]-[T] et la société France Télévisions poursuivent l’infirmation du jugement en ce qu’il a jugé qu’elles se sont rendues coupables de diffamation publique. A l’appui, elles reprochent au tribunal une interprétation contraire à la fois aux textes et à l’esprit, et d’ailleurs au sujet même du reportage poursuivi. Elles indiquent que celui-ci était consacré aux lettres de dénonciation dans plusieurs affaires judiciaires et que, s’il fait référence à l’affaire [G], c’est pour mettre en avant « le fiasco des’ expertises en écriture » ; qu’ainsi l’objet du reportage n’était en aucune manière d’affirmer ou de laisser entendre que [V] [D] était l’auteur des lettres anonymes de l’affaire [G] mais au contraire de faire ressortir l’échec des expertises en écriture en mettant clairement en avant le fait que, dans cette affaire, le corbeau n’a jamais été identifié et que « le mystère reste entier ».
Elles lui font grief également d’avoir retenu que l’affaire était revenue sur le devant de la scène sous un angle qui pouvait être défavorable à Mme [F] [D] dès lors que sa s’ur, [H] [O] avait été mise en examen en 2017 alors que le reportage a été diffusé le 24 mai 2018, soit un an après cette mise en examen et sans aucune référence à l’intéressée, l’évolution de l’affaire [G] n’étant pas le fait de France Télévisions.
Elles estiment donc que la juridiction de première instance, ne s’appuyant que sur les propos tenus par l’expert, a méconnu l’ensemble du reportage dans lequel ces propos étaient intégrés et a en outre fait une application inexacte de l’article 34 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881.
Elles rappellent qu’en vertu de ce texte, la diffamation suppose une atteinte à la réputation du défunt et une intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers vivants. Ainsi, selon elles, la volonté expresse de nuire aux ayants droits doit être caractérisée, cette condition résultant de la lettre même de l’article 34 alinéa 1er, ce texte de nature pénale étant d’interprétation stricte, de sorte que la preuve d’un dol spécial doit être rapportée, la simple conscience de causer un préjudice aux héritiers étant insuffisante.
Elles invoquent en particulier en ce sens un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 22 mars 1960 (bulletin criminel n° 160).
Contrairement à ce que soutiennent les consorts [D], elles estiment que cette analyse, non contredite selon elles par les jurisprudences citées par la partie adverse, ne permet pas en toute impunité de diffamer un mort sans avoir de comptes à rendre à personne, le texte exigeant de caractériser l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, faute de quoi il n’y a pas de diffamation punissable lorsque la personne qui se prétend diffamée est décédée.
Elles soutiennent qu’en l’espèce, la preuve de cette intention de porter atteinte aux héritiers de [V] [D] n’est pas démontrée, la partie adverse s’affranchissant de la preuve du dol spécial et de l’intention de porter atteinte à l’honneur et à la considération des héritiers expressément prévus par l’article 34 alinéa 1er de la loi du29 juillet 1881.
Elles considèrent en effet que déduire cette intention de la conscience qu’auraient « nécessairement » les auteurs de causer un préjudice à la famille du défunt – outre le fait qu’elle préjuge purement et simplement de la conscience des personnes poursuivies – revient à créer une présomption irréfragable, puisque la simple diffusion de propos caractériserait l’intention de nuire sans que la preuve contraire puisse être rapportée et conduirait ainsi à une application automatique de l’article 34 alinéa premier de la loi du 29 juillet 1881.
D’après elles, la circulaire du garde des Sceaux du 9 novembre 1881, qui précise que la loi n’autorise les héritiers à poursuivre les imputations diffamatoires ou injurieuses dirigées contre leurs auteurs qu’autant que les diffamateurs auront eu l’intention de porter atteinte à leur propre considération et repousse donc entièrement la diffamation envers les morts, conforte cette analyse.
Elles jugent également que cette interprétation est contraire au principe d’interprétation stricte de la loi pénale et à celui selon lequel l’action en diffamation est personnelle et intransmissible aux héritiers puisque l’élément moral de l’infraction étant présumé, le seul constat d’une diffamation envers une personne défunte suffirait à ouvrir un droit d’agir aux héritiers.
La mise en oeuvre d’une présomption relative à l’élément moral de l’infraction aurait en outre d’après elles des conséquences négatives sur la possibilité de relater des faits historiques et est enfin contraire à la jurisprudence récente issue d’un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 15 mars 2011( n° de pourvoi 10-81 216) qui a rejeté un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de cour d’appel qui a retenu que la seule conscience de causer un préjudice était insuffisante, la volonté d’attenter à l’honneur ou à la considération des héritiers vivants devant être établie, ce qui n’était pas le cas dans cette espèce.
Or, elles observent que la partie adverse n’a même pas pris la peine dans son assignation de tenter de justifier l’intention de nuire qui aurait animé les auteurs des propos et s’est contentée de citer des jurisprudences étrangères aux faits de l’espèce dès lors que c’est également à raison du rappel des liens familiaux et des imputations dirigées contre l’entourage que la diffamation envers la mémoire des morts avait pu être retenue.
Elles soutiennent que le simple visionnage du reportage dément que la veuve et les enfants de [V] [D] aient été sciemment présentés à la vindicte populaire puisqu’au contraire, il n’est jamais indiqué que [V] [D] aurait été un assassin d’enfant et que ni [F] [D] ni [H] [O] n’étant citées, ni même aucun des intimés, le seul sujet du reportage étant l’affaire [G] sous l’angle du corbeau.
Contrairement à ce qu’a jugé le tribunal, elles estiment que ce n’est pas parce que [F] [D] s’est vue un temps mise en cause pour avoir fait pression sur sa s’ur que l’évocation du seul [V] [D], sans aucune mention des intimés, peut justifier une intention de nuire des appelants, cette simple extrapolation ne reposant sur aucune preuve d’une quelconque intention de porter atteinte à l’honneur des héritiers.
Soulignant que le reportage indique au contraire que [V] [D] n’était pas le corbeau et qu’il n’y est jamais présenté comme impliqué dans l’enlèvement et le meurtre de [G] [WA], elles nient donc formellement que le reportage puisse accréditer la thèse selon laquelle [V] [D] est présenté comme le corbeau de l’affaire, ce qui fait peser des soupçons sur sa participation à l’enlèvement et au meurtre de l’enfant.
Elles opposent que l’intention de nuire ne saurait être établie par les articles de presse publiés par des tiers quand bien même ceux-ci montreraient que l’enquête a été relancée par la mise en examen de [H] [O] suivie de son annulation.
Elles rappellent que le reportage s’intéresse aux expertises en écriture dont il entend montrer les limites et n’est pas exclusivement consacré à l’affaire [G] étant précisé qu’il évoque l’impossibilité d’identifier le corbeau de celle-ci. Elles soulignent que la séquence incriminée se conclut par un commentaire sans ambiguïté : « c’est le début d’un fiasco, celui des expertises en écriture », le journaliste poursuivant en indiquant que : « en 33 ans, trois personnes différentes sont suspectées d’être le corbeau mais pour l’instant le mystère de son identité reste entier ».
Elles concluent que le reportage, qui met en avant le fait que l’on ignore qui est le corbeau et qui est l’assassin de [G] [WA], n’a donc en aucun cas pour but de nuire aux héritiers de [V] [D] mais bien au contraire de montrer les limites de l’expertise en écriture, les intimés n’y étant de surcroît jamais évoqués si bien que, conformément à ce que retient la jurisprudence (en particulier Cass Crim 9 décembre 2003 pourvoi n° 03-81. 198) les conditions du délit ne sont pas réunies.
Les consorts [D] concluent à la confirmation du jugement de ce chef. Ils exposent en préambule que les journalistes s’efforcent, ici encore, d’imposer une vérité médiatique au lieu et place de la vérité judiciaire et de diffamer ainsi [V] [D] et ses héritiers puisqu’un certain nombre de propos tenus dans le reportage viennent remettre en doute l’innocence de [V] [D], celui-ci étant le corbeau et donc l’assassin de l’enfant pour le spectateur ayant visionné ce reportage.
Ils soutiennent que dans le reportage « Corbeaux, les lettres de la honte » diffusé le 24 mai 2018 dans l’émission « Envoyé spécial » sur France 2 de nombreux propos diffamatoires sont tenus à l’encontre de [V] [D] alors qu’il a été innocenté par arrêt de la cour d’appel de Nancy du 9 décembre 1986 ainsi que par les débats contradictoires devant la cour d’assises de Dijon en décembre 1993.
Ils considèrent qu’un certain nombre de propos tenus dans le reportage viennent cependant remettre en doute l’innocence de [V] [D] dans cette affaire, notamment en le faisant passer pour le corbeau qui a harcelé pendant des années la famille [WA].
Ils font grief au reportage d’avoir indiqué, sans avoir précisé que son rapport avait été annulé pour une irrégularité majeure, à savoir de ne pas avoir été désignée par le juge d’instruction, que le corbeau reste encore aujourd’hui introuvable après avoir interrogé seulement quatre personnes, Mme [Z]-[U] annonçant pour sa part très clairement que [V] [D] est le corbeau. Ils contestent au demeurant que cet expert ait analysé les 146 autres dictées.
Ils critiquent donc les journalistes pour ne pas avoir donné au spectateur toutes les informations nécessaires ainsi que le travail de cette experte dont le rapport a été au demeurant annulé.
Ils en déduisent qu’il est absolument mensonger et diffamatoire d’affirmer publiquement, aujourd’hui, que [V] [D] était le corbeau qui a revendiqué l’assassinat de [G] [WA], Mme [Z]-[U] venant donc remettre en cause, publiquement, la vérité judiciaire, en se fondant sur un rapport totalement illégal et annulé. Ils soulignent que le reportage se garde bien de préciser au spectateur que tous les experts désignés ensuite dans le respect de règles de droit destinées à assurer l’objectivité des expertises, ont clairement conclu qu’il n’était pas l’auteur des lettres du corbeau comme l’a d’ailleurs jugé l’arrêt de mise en accusation du 9 décembre 1986, ces sept experts n’étant même pas cités.
Ils rappellent également que le jugement du tribunal de grande instance de Strasbourg du 5 juillet 2011 souligne qu’aucune preuve de la culpabilité de [V] [D] ou simplement de son implication dans l’assassinat du petit [G], n’a jamais été établie au cours de la longue instruction de ce dossier, aucune réserve sérieuse n’étant formulée sur les propos tenus par Mme [Z]-[U]. Ils en infèrent que les journalistes, ainsi que Mme [Z]-[U], ont nécessairement eu conscience de porter atteinte à la considération des proches de [V] [D] de sorte que la diffamation prévue à l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est caractérisée d’après eux.
Invoquant un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 22 novembre 2000 confirmé par la Cour de cassation le 22 janvier 2004, un arrêt de la cour d’appel de Versailles du 9 avril 2009 et un jugement du tribunal de grande instance de Strasbourg du 5 juillet 2011, et rappelant qu’en première instance les appelants ne contestaient pas les faits de diffamation, ils soulignent que de telles diffamations ont déjà été sanctionnées par le passé sur le fondement de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881. Ils précisent d’ailleurs que selon un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 28 février 1956 (bulletin criminel n° 206), la diffamation envers la mémoire des morts suppose une atteinte à l’honneur et à la considération mais n’exige pas que l’héritier soit formellement désigné. Or, en l’espèce, ils estiment que le journaliste, en donnant la parole à la seule experte présentant [V] [D] comme étant le corbeau et donc l’assassin de l’enfant, a agi en parfaite connaissance de cause sur les conséquences pour ses proches de sorte que l’intention de nuire s’en trouve caractérisée selon eux.
Ils rappellent au demeurant que lorsque l’émission litigieuse a été diffusée, l’affaire était à nouveau dans tous les médias suite à de nouveaux actes judiciaires, dont la mise en cause et l’incarcération de [H] [O], s’ur de [F] [D], dont le témoignage initial, ensuite démenti et dont la fausseté avait été établie, a malheureusement servi et sert encore de base à la mise en cause de [V] [D]. Ils estiment ainsi que le reportage a conforté un peu plus dans l’esprit du public la culpabilité de [V] [D] en ayant parfaitement conscience de nuire ainsi à sa veuve, [F] [D] et à ses enfants, de nouveau présentés dans l’esprit du public comme des proches d’un assassin d’enfants.
SUR CE, LA COUR,
L’ensemble des dispositions du jugement, relatives à la condamnation pour diffamation, à la réparation du préjudice moral subi ainsi qu’au rejet de la demande de publication du jugement, sont querellées.
Le 24 mai 2018, un reportage intitulé « Corbeaux, les lettres de la honte » a été diffusé dans l’émission Envoyé spécial sur France 2, chaîne du groupe France Télévisions.
Avant la diffusion, en plateau, le reportage est introduit par la journaliste de la manière suivante : ” ce sont de simples lettres mais elles peuvent faire beaucoup de dégâts. (‘) Le plus insaisissable (NB : des corbeaux), c’est bien celui de l’affaire [G], 32 ans après les faits, on n’est toujours pas sûr de son identité mais d’autres corbeaux, moins médiatiques, s’immiscent sans scrupule dans l’intimité de certaines familles. Qui sont-ils ‘ “
Le reportage débute alors ainsi : « il pénètre dans les foyers. Il débarque dans les villes pour les briser. Ces criminels de la plume sévissent dans la clandestinité. On les appelle les corbeaux (‘), histoires de famille, conflits entre collègues, grandes affaires criminelles, ils sont partout, les corbeaux et leurs lettres de la honte. ».
Suivent alors divers exemples et l’interview d’un auteur de lettres anonymes.
À la suite de cette interview, le journaliste, en voix off, commente : « la plupart des corbeaux ne passent pas aux aveux, ils choisissent l’écriture justement parce qu’ils ne parviennent pas à exprimer leurs émotions, leurs frustrations. Pour les confondre, le meilleur outil reste donc les expertises en écriture. Celles qui incriminent » M. [S] ” (N.B : l’auteur de lettres anonymes interrogé) ont été réalisées ici à [Localité 11] à l’institut criminel de la gendarmerie. Une équipe de quatre personnes est spécialisée dans la comparaison des écritures. “
Une explication du travail de cette équipe est alors donnée et les gendarmes répondent à des questions des journalistes.
Le journaliste en voix off commente : ” c’est grâce à leur sens de l’observation qu’ils ont reconnu la marque du corbeau parmi ces dictées réalisées par trois suspects. Le suspect a été confondu, l’affaire résolue. Chaque technicien examine une dizaine de cas par an. Parfois les corbeaux restent introuvables. C’est le cas du plus célèbre d’entre eux. Celui qui défie les enquêteurs depuis plus de 30 ans. Celui d’une vallée qui lui est à jamais associée. Le corbeau de l’affaire [G]. Le petit garçon a été retrouvé à l’âge de quatre ans dans les eaux de la Vologne en 1984. “
Un enregistrement sonore est diffusé : « ta mère, elle a peur de la vérité. Le grand c’est un bâtard. Il n’y a pas de raison qu’on le mette toujours de côté. »
Le journaliste en voix off : ” cette voie anonyme, aujourd’hui à peine audible, a commencé à harceler la famille [WA] au téléphone trois ans avant le meurtre. Il l’avait surnommé le gars à la voix rauque. Il appelait les grands-parents de [G] et ses parents, [A] et [P] [WA]. [MO] [I], journaliste, a analysé des vingtaines de pages de retranscription de ces menaces téléphoniques. “
[MO] [I] en lit un et commente : ” un an et demi avant le crime, le corbeau annonçait déjà qu’il allait s’en prendre à l’enfant, [G] [WA]. Il avait prémédité son crime et je pense que la clé de l’énigme de ce mystère qui dure depuis plus de 30 ans se cache dans ces trois années qui ont précédé le meurtre. “
Le journaliste en voix off : ” le corbeau révélait des secrets de famille, donnait des détails sur l’intimité des [WA]. “
[MO] [I] fait alors une seconde lecture et explique : « donc ils se sentent épiés, harcelés physiquement. »
Le journaliste en voix off : ” le gendarme [M] [C] est le premier en charge de l’affaire. “
Le gendarme : ” toute la famille [WA] ne vivait que par rapport à ça. Les gens ont attendu en permanence ses appels anonymes, se suspectaient les uns les autres ; ça créait des scissions , des tensions à l’intérieur des frères et soeurs. “
[MO] [I] : « c’est un corbeau qui a su utiliser les points faibles de ses cibles, qui a utilisé leurs névroses, qui a utilisé les jalousies, qui a utilisé les rivalités. »
Le journaliste en voix off : ” après avoir cherché à démasquer le corbeau par eux-mêmes, les grands-parents de [G] portent plainte. Les gendarmes lancent une enquête mais ne parviennent pas à le démasquer. Trois ans après le premier coup de fil anonyme, [G] est retrouvé pieds et mains liés dans la Vologne. Le crime est immédiatement revendiqué dans un courrier. “
Un fac-similé est montré et lu en voix off : « j’espère que tu mourras de chagrin le chef. Ce n’est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance. Pauvre con »
Le gendarme [C] : « le corbeau c’est notre fil directeur, le fil que l’on suit pour remonter jusqu’à l’assassin. »
Le journaliste en voix off : « pour retrouver ce corbeau, le gendarme va organiser des dizaines de dictées. Toute la famille et de nombreuses personnes de la vallée passent le test de l’écriture jusqu’à ce que l’une d’entre elle attire l’attention. »
Suit alors la séquence concernant Mme [Z]-[U].
Le journaliste en voix off : ” [X] [Z]-[U] est experte en écriture. Aujourd’hui elle a 93 ans. C’est l’une des premières à avoir analysé les lettres du corbeau. “
Mme [Z]-[U] : « c’est le dossier d’origine, c’est ce que j’ai eu entre les mains pour travailler. Les choses sont restées telles quelles, c’est-à-dire voilà les spécimens de 147 personnes que j’ai dû examiner. »
Le journaliste en voix off : ” parmi ces 147 dictées son regard s’arrête sur la n° 92, celle effectuée par [V] [D], le cousin du père de [G]. “
Mme [Z] – [U] : « et bien nous n’avons pas trouvé de différence. »
Question du journaliste : ” entre celle du corbeau et celle de [V] [D] ‘ “
Mme [Z] – [U] : « et ça l’absence de différence, on peut pas, on peut pas négliger ça. L’écriture ne ment pas. »
Le journaliste en voix off : « 33 ans après avoir posé son regard sur ces dictées, elle reste persuadée des résultats de ses analyses. »
Mme [Z]-[U] : « nous travaillons à partir d’un matériel et si ce matériel est insuffisant, on peut pas être sûr. C’est dans la mesure où le matériel est abondant, c’était le cas dans ce cas-là. Donc nous avions les moyens d’arriver à une conclusion ferme. Je ne peux pas dire que la personne qui a écrit ces lettres a tué l’enfant mais je peux dire que c’est lui qui a écrit les lettres. »
Le journaliste en voix off : ” mais ces premières expertises sont annulées pour vice de forme. Aux yeux de la justice, [V] [D] ne sera jamais considéré comme l’auteur des lettres du corbeau. C’est le début d’un fiasco, celui des expertises en écriture. En 33 ans, trois personnes différentes sont successivement suspectées d’être le corbeau mais pour l’instant le mystère de son identité reste entier. ” Le propos est illustré par l’incrustation à l’écran d’un écrit du corbeau.
Retour au gendarme [C] : ” tant que les expertises seront aussi contradictoires et chaotiques, on aura du mal à avoir sur ce plan là la réponse à nos questions.
[MO] [I] : « il a déjoué la police et la justice depuis plus de 30 ans. Il a déjoué probablement les experts et autres, pourquoi, j’ai pas la solution. »
Le journaliste en voix off : ” pour l’avocat des parents de [G], au-delà du corbeau, cette histoire est celle d’une machination familiale. “
Maître [J], avocat de [A] et [P] [WA] : ” on a longtemps pensé que le corbeau et l’assassin de [G] serait la même personne. Je ne le pense plus. Il semblerait au contraire qu’il s’agirait d’un crime collectif. Je pense personnellement qu’il y a quatre, cinq, six malfaisants qui ont partie liée pour réaliser le crime le plus atroce qui soit, à savoir la mise à mort d’un petit enfant innocent. “
Question du journaliste : ” est-ce que les époux [WA] ont encore l’espoir qu’on démasque le corbeau ‘ “
Maître [J] : « oui, oui, oui, oui, oui, ils veulent savoir comment, qui, pourquoi leur petit garçon a été mis à mort dans des conditions bestiales et donc voilà leur état d’esprit. »
Le journaliste en voix off : « une quête pour la vérité. Une lutte pour que le corbeau ne reste pas à jamais tapi dans l’obscurité en toute impunité. »
L’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 est ainsi rédigé :
« Les articles 31, 32 et 33 ne seront applicables aux diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des morts que dans le cas où les auteurs de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants.
Que les auteurs des diffamations ou injures aient eu ou non l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants, ceux-ci pourront user, dans les deux cas, du droit de réponse prévu par l’article 13.”
Pour que le délit de diffamation ou d’injure envers la mémoire des morts soit constitué, il est nécessaire que le propos incriminé constitue une diffamation ou une injure à l’égard du défunt, et que l’auteur des propos ait eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants. La loi exige ici un « dol spécial ».
La chambre criminelle de la cour de cassation a précisé le fonctionnement de ce mécanisme « à double détente » : pour que la diffamation dirigée contre la mémoire des morts constitue un délit, il n’est pas nécessaire que les propos incriminés contiennent l’imputation de faits précis et déterminés contre les héritiers, il suffit que la diffamation envers les morts ait été commise avec intention de nuire aux héritiers des personnes décédées (Cass. crim., 9 janvier 1948, Bull. n°9 ; 29 avril 1897, Bull n°146).
En outre, si la diffamation envers la mémoire des morts suppose une atteinte à l’honneur et à la considération, elle n’exige pas que l’héritier y soit formellement désigné (Crim 28 février 1956 Bull 206).
Toutefois, dans un arrêt du 15 mars 2011 (pourvoi n°10. 281-216), la chambre criminelle a rejeté un pourvoi à l’encontre d’un arrêt d’appel qui avait retenu, en particulier que l’héritier poursuivant n’était pas désigné, qu’aucune allusion n’était faite à sa personne et que la preuve d’une volonté de porter atteinte aux héritiers n’était pas rapportée, la Cour de cassation ayant estimé que la cour d’appel avait justifié sa décision en particulier parce que l’intention de l’auteur de porter atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants exigée par l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881 n’était pas établie.
En l’espèce, le début de la séquence du reportage consacré au corbeau de l’affaire [G] indique en introduction que le plus célèbre des corbeaux, celui de cette affaire, défie les enquêteurs depuis plus de 30 ans et reste introuvable. Ainsi, en dépit de l’opinion de Mme [Z]-[U], il ne peut être retenu que le reportage tient [V] [D] comme le corbeau de l’affaire, seule Mme [Z]-[Y] l’affirmant alors que le journaliste en voix off, immédiatement après les propos de l’intéressé, indique que si en 33 ans, trois personnes différentes ont été suspectées successivement d’être le corbeau, le mystère de son identité reste entier .
Il s’ensuit que le reportage lui-même ne désigne pas [V] [D] comme le corbeau de l’affaire [G].
Contrairement à ce que prétendent les consorts [D], le reportage n’impose aucune vérité médiatique au lieu et place de la vérité judiciaire puisqu’il précise bien, en voix off, immédiatement après les propos de Mme [Z]-[U], que si les premières expertises et donc celle de l’intéressée, ont été annulées pour vice de forme, aux yeux de la justice, [V] [D] ne sera jamais considéré comme l’auteur des lettres du corbeau. Il conclut de plus qu’en 33 ans, trois personnes différentes ont été successivement suspectées d’être le corbeau mais que pour l’instant le mystère de son identité reste entier.
Aucune des autres personnes à qui la séquence du reportage donne la parole n’indique que [V] [D] serait le corbeau, ni même ne le cite.
De plus, le reportage n’est pas centré sur ce seul fait, il rappelle le début des menaces, les investigations qui ont eu lieu, « le mystère de l’identité du corbeau restant entier à ce jour ». En outre, il laisse la parole à l’avocat de la famille [WA] qui témoigne lui-même de l’évolution de son opinion puisqu’il indique que s’il a cru longtemps que le corbeau était l’assassin de l’enfant, il ne le croit plus aujourd’hui.
Avoir informé le public de cette opinion confirme que le reportage ne présente pas [V] [D] comme le corbeau de l’affaire et encore moins comme l’assassin de l’enfant, contrairement à ce qu’extrapolent les consorts [D] puisque des doutes sont même émis par l’un des interviewés sur le fait que le corbeau et l’assassin serait la même personne.
C’est donc de manière bien téméraire que les consorts [D] prétendent que pour le spectateur ayant visionné ce reportage, [V] [D] est le corbeau et donc l’assassin de l’enfant, étant observé de plus que même Mme [Z]-[U], qui reste convaincue du bien-fondé de ses analyses l’ayant amenée à conclure que [V] [D] était le corbeau, seule des interviewés mettant en cause ce dernier, prend le soin de préciser qu’elle ne peut pas dire que celui-ci est l’assassin de l’enfant. Il est donc erroné de prétendre par amalgame que ces propos remettraient en doute l’innocence de [V] [D] en le faisant passer pour le corbeau. Cette analyse est d’ailleurs d’autant plus injustifiée que la dernière personne interviewée dans le reportage est l’avocat de la famille [WA], lequel indique ne plus penser que le corbeau et l’assassin de [G] [WA] serait la même personne et qui estime au contraire qu’il s’agirait d’un crime collectif.
En bref, le reste du reportage tempère l’absence de réserves de Mme [Z]-[U] quant à l’identité du corbeau sur laquelle les consorts [D] centrent leurs critiques.
Il importe peu que le reportage ne précise pas les raisons pour lesquelles le rapport de Mme [Z]-[U] a été annulé dès lors qu’il précise bien qu’il l’a été.
Ensuite, il indique qu’après l’annulation de l’expertise de Mme [Z]-[U], en 33 ans trois personnes différentes ont été successivement suspectées d’être le corbeau mais que pour l’instant le mystère de son identité reste entier, ce qui, selon la thèse du reportage révèle l’échec des expertises en écritures en l’espèce – « c’est le début d’un fiasco, celui des expertises en écritures » . “ – . Dans cette optique, il n’apparaît donc pas illégitime pour les journalistes, quand bien même son expertise a été annulée faute pour elle d’avoir été désignée par le juge d’instruction, d’avoir interrogé Mme [Z] – [U], puisque celle-ci désigne [V] [D] comme le corbeau alors que précisément, il sera innocenté ultérieurement, cette circonstance étant bien de nature à conforter l’incapacité en l’espèce des expertises en écriture à permettre l’identification de l’auteur des lettres anonymes de l’affaire [G].
Le sujet du reportage n’étant pas ” l’affaire [G] « mais les » corbeaux ” en général, la critique de ne pas avoir donné au spectateur toutes les informations nécessaires sur cette affaire est inopérante de même que les reproches faits par les consorts [D] au travail de Mme [Z]-[U].
De ces éléments il résulte que la première des conditions pour que le délit de diffamation envers la mémoire des morts soit constitué n’est déjà pas remplie puisque le propos du reportage ne constitue pas une diffamation à l’égard de [V] [D].
Au surplus, aucun des consorts [D] n’est cité dans le reportage qui est même dépourvu de toute allusion à leur endroit. Dans ces conditions, la seule circonstance que [H] [O] ait fait l’objet d’une mise en examen quelques mois avant la diffusion n’est pas de nature à caractériser l’atteinte à l’honneur ou à la considération des héritiers, époux ou légataires encore vivants exigée par l’article 34 de la loi du29 juillet 1881, à titre de seconde condition, pour que le délit de diffamation envers la mémoire des morts soit constitué.
Il est un fait que [V] [D] a été à un moment soupçonné et disculpé ensuite. Rappeler ce fait constitue une information journalistique et ne peut en soi être considéré comme diffamatoire dès lors que le reportage prend bien le soin de préciser que [V] [D], aux yeux de la justice, ne sera jamais considéré comme le corbeau de l’affaire. Admettre la thèse inverse des consorts [D], contraire tant à la lettre qu’à l’esprit de l’article 34 de la loi du 29 juillet 1881, texte de nature pénale et donc d’interprétation stricte, reviendrait à interdire à la presse ne serait-ce que de mentionner ce fait que [V] [D] a été à un moment donné soupçonné d’être le corbeau de l’affaire, tout aussi objectif que le fait lui-même qu’il ait ensuite été disculpé, alors qu’une telle interdiction heurterait de manière frontale la liberté d’expression garantie tant par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen que par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la liberté de la presse garantie par cette même loi du 29 juillet 1881.
Les diverses décisions citées par les intimés ne sont pas transposables en l’espèce dès lors qu’elles concernent, sans exception, des propos tenus dans des reportages ou des articles dont le seul sujet était ” l’affaire [G] « ou encore » l’affaire [WA] « . Il en va de même dans les arrêts de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 23 septembre 2004 (pourvoi n° 03. 12-328) et du 22 janvier 2004 (pourvoi n° 01. 01-423) alors que le sujet du reportage litigieux n’est pas cette affaire mais » corbeaux, les lettres de la honte « , sujet dans le cadre duquel » le plus célèbre d’entre eux ” ne pouvait qu’être évoqué.
Le jugement déféré sera donc infirmé sauf en ce qu’il rejette la publication du jugement et sur le rejet des demandes des défenderesses fondées sur l’article 700 du code de procédure civile et les consorts [D] déboutés de toutes leurs demandes.
Les consorts [D] seront condamnés aux entiers dépens de première instance et d’appel.
Il n’y a pas lieu de faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile de sorte que les parties seront déboutées de leurs demandes respectives en ce sens.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant par arrêt contradictoire et mis à disposition,
INFIRME le jugement rendu le 13 octobre 2020 par le tribunal judiciaire de Versailles sauf en ce qu’il rejette la demande de publication du jugement et la demande de France Télévisions et Mme [K]-[T] au titre de l’article 700 du code de procédure civile,
Et, statuant à nouveau, et y ajoutant,
DIT que la société France Télévisions et Mme [K]-[T] ne se sont pas rendues coupables de diffamation publique du fait des propos reproduits au présent arrêt et diffusés au sein du reportage « Corbeaux, les lettres de la honte » le 24 mai 2018 sur France 2,
En conséquence,
REJETTE toutes les demandes des consorts [D],
DIT n’y avoir lieu à application de l’article 700 du code de procédure civile,
CONDAMNE les consorts [D] aux entiers dépens de première instance et d’appel.
— prononcé par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,
— signé par Madame Anna MANES, présidente, et par Madame Natacha BOURGUEIL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, La Présidente,