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N° RG 22/00993 – N° Portalis DBV2-V-B7G-JBC5
COUR D’APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 5 JUILLET 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
18/01396
Tribunal judiciaire du Havre du 24 février 2022
APPELANT :
Monsieur [Y] [N]
né le [Date naissance 1] 1996 à [Localité 7]
[Adresse 3]
[Localité 6]
représenté et assisté par Me Stanislas MOREL de la SCP DPCMK, avocat au barreau du Havre
INTIMES :
Monsieur [C] [I] pris tant en son nom personnel qu’en qualité de représentant légal de son fils [A] [K], mineur au moment des faits
[Adresse 2]
[Localité 6]
représenté et assisté par Me Elisa HAUSSETETE de la SCP GARRAUD-OGEL-LARIBI, avocat au barreau du Havre substitué par Me GARRAUD
Société d’assurance mutuelle AREAS DOMMAGES
RCS de Paris n° 775 670 466
[Adresse 4]
[Localité 5]
représentée par Me Pascal HUCHET de la SCP HUCHET DOIN, avocat au barreau du Havre et assistée par Me HAYERE, avocat au barreau de Paris plaidant par Me Viviane BREFORT
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l’article 805 du code de procédure civile, l’affaire a été plaidée et débattue à l’audience du 10 mai 2023 sans opposition des avocats devant Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
M. Jean-François MELLET, conseiller
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme Catherine CHEVALIER
DEBATS :
A l’audience publique du 10 mai 2023, où l’affaire a été mise en délibéré au 5 juillet 2023
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 5 juillet 2023, par mise à disposition de l’arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
*
* *
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
M. [Y] [N] a perdu la quasi-totalité de la vision de son oeil droit lors d’un accident survenu le 31 mars 2006 lorsqu’il était âgé de 10 ans.
Par jugement irrévocable du 15 octobre 2009, le tribunal de grande instance du Havre a notamment :
– déclaré M. [C] [K], en son nom personnel et en sa qualité d’administrateur légal de son fils [A] [K], mineur au moment des faits, responsable de l’ensemble des dommages subis par M. [Y] [N] le 31 mars 2006 et tenu in solidum avec son assureur la société Aréas Assurances à leur réparation,
– condamné in solidum ces derniers à indemniser M. [Y] [N], représenté par ses parents, à hauteur de 65 877,56 euros, après déduction d’une provision de
1 500 euros, en réparation de son préjudice corporel,
– débouté les parties de toutes demandes plus amples ou contraires.
Suivant actes d’huissier de justice des 19 et 27 juin 2018, M. [Y] [N], alléguant ne pas avoir été indemnisé de son préjudice professionnel en 2009 puisqu’il était collégien, a fait assigner M. [C] [K], en son nom personnel et ès qualités, et la société Aréas Dommages devant le tribunal de grande instance du Havre en paiement de la somme de 288 000 euros en réparation de son préjudice professionnel.
Par jugement du 24 février 2022, le tribunal judiciaire a :
– déclaré les demandes de M. [Y] [N] irrecevables,
– dit n’y avoir lieu à faire application des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
– dit que chaque partie conservera la charge des frais et dépens qu’elle aura personnellement exposés.
Par déclaration du 21 mars 2022, M. [Y] [N] a formé un appel contre le jugement.
EXPOSE DES PRETENTIONS DES PARTIES
Par dernières conclusions notifiées le 18 avril 2023, M. [Y] [N] demande de voir en application des articles 1242 du code civil, 480 et suivants du code de procédure civile :
– infirmer le jugement du tribunal judiciaire du Havre du 24 février 2022,
– dire et juger recevable son action,
– condamner in solidum M. [K] et la compagnie d’assurance Aréas à lui verser les sommes suivantes :
. 776 299,56 euros au titre de l’incidence professionnelle caractérisée par un préjudice de carrière,
. 50 000 euros au titre de l’incidence professionnelle caractérisée par une perte de droit à la retraite,
. 5 000 euros au titre des frais irrépétibles, outre les entiers dépens de l’instance.
Par dernières conclusions notifiées le 18 juillet 2022, M. [C] [I], en son nom personnel et en qualité d’administrateur légal de la personne et des biens de son fils [A] [K], sollicite de voir :
– confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 24 février 2022 par le tribunal judiciaire du Havre,
– déclarer irrecevables les demandes de M. [Y] [N] sur le principe de l’autorité de chose jugée,
– en tout état de cause, déclarer celles-ci mal fondées et en débouter M. [Y] [N],
– condamner M. [Y] [N] à lui verser la somme de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles en cause d’appel,
– à titre subsidiaire, dire et juger que Aréas Assurances devra le garantir de toutes condamnations prononcées à son encontre à l’égard de M. [Y] [N],
– condamner M. [Y] [N] aux entiers dépens.
Par dernières conclusions notifiées le 13 septembre 2022, la société d’assurance Aréas Dommages demande de voir en vertu des articles 122, 480 alinéa 1er, et 500 du code de procédure civile :
– confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 24 février 2022 par le tribunal judiciaire du Havre en ce qu’il a déclaré les demandes de M. [Y] [N] irrecevables,
– dire en ce sens que le jugement du 15 octobre 2009 rendu par le tribunal de grande instance du Havre, aujourd’hui définitif, n’a pas, aux termes de son dispositif, réservé les postes : perte de gains professionnels futurs, incidence professionnelle, et préjudice scolaire et universitaire,
– dire que le jugement du 15 octobre 2009 a soumis la recevabilité d’une nouvelle action de M. [Y] [N] aux fins d’obtenir l’indemnisation de son préjudice professionnel à l’hypothèse où celui-ci subirait une aggravation de son état en relation avec l’accident initial, qui l’empêcherait de reprendre ou de poursuivre partiellement ou totalement l’activité professionnelle qu’il pratique,
– dire que l’autorité de la chose jugée attachée à cette décision, aujourd’hui définitive, doit être respectée,
– dire qu’aucune aggravation n’est démontrée par l’appelant et, en conséquence, que la demande d’indemnisation formulée par M. [Y] [N] apparaît irrecevable comme se heurtant à l’autorité de la chose jugée attachée au jugement rendu le 15 octobre 2009,
– débouter M. [Y] [N] de l’ensemble de ses prétentions formulées à son encontre,
– à titre subsidiaire : dire que ce dernier ne rapporte pas la preuve qui lui incombe du bien fondé et du quantum de sa réclamation au titre de son préjudice professionnel et le débouter en conséquence de l’ensemble de ses prétentions formulées à son encontre,
– à titre infiniment subsidiaire : allouer à M. [Y] [N] une somme de
286 386,84 euros au titre de l’incidence professionnelle caractérisée tant par un préjudice de carrière que par une perte de droits à la retraite,
– en tout état de cause : condamner M. [Y] [N] à lui verser la somme de
1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, en plus des dépens d’appel dont distraction au profit de Me Pascal Huchet – Scp Huchet Doin, avocat aux offres de droit en application de l’article 699 du code de procédure civile.
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 19 avril 2023.
MOTIFS
Sur la recevabilité de l’action
M. [I] conclut à la confirmation de l’irrecevabilité retenue par le tribunal pour autorité de la chose jugée attachée au jugement du 15 octobre 2009. Il précise que le dispositif de celui-ci ne mentionne pas que le préjudice professionnel de M. [N] a été réservé mais rejette cette demande qui a été examinée dans les motifs, que ce jugement n’a pas fait l’objet d’un appel ; qu’aucune aggravation de l’état de santé de M. [N], condition prévue par le tribunal pour présenter une nouvelle action, n’est alléguée, ni démontrée, par ce dernier dont l’état est stable depuis dix ans en l’absence de modification de son examen ophtalmologique entre 2006 et 2016.
La société d’assurance Aréas Dommages sollicite également la confirmation de l’irrecevabilité retenue par le tribunal. Elle rappelle que le jugement du 15 octobre 2009, aujourd’hui irrévocable, a force de chose jugée et empêche M. [N] d’en remettre en question les termes ; que les postes de perte de gains professionnels futurs, d’incidence professionnelle, et de préjudice scolaire, n’ont pas été réservés dans le dispositif dudit jugement, dont la lecture des motifs révèle que l’existence de ces préjudices n’était pas établie ; qu’au final, le tribunal les a expressément exclus et a soumis la recevabilité d’une nouvelle action de M. [N] pour obtenir l’indemnisation de son préjudice professionnel à l’hypothèse où il subirait une aggravation de son état médical en relation avec l’accident initial dont l’allégation et la démonstration ne sont pas faites ; que l’état de celui-ci est décrit comme stable depuis dix ans.
Elle ajoute que l’aggravation situationnelle alléguée n’est pas démontrée ; que M. [N] n’est aucunement empêché d’exercer ou de poursuivre son activité de docker débutée le 24 février 2014 ; que selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation l’aggravation situationnelle n’existe pas en-dehors de toute aggravation physique ; que le préjudice professionnel invoqué par M. [N], déjà examiné en 2009, ne constitue pas un préjudice nouveau ; que seul un appel contre le jugement du 15 octobre 2009 aurait permis à celui-ci de voir examiner à nouveau son préjudice professionnel en le réservant.
M. [N] répond que les motifs sur lesquels le tribunal a déclaré son action irrecevable ne sont pas fondés et que c’est à tort que le tribunal n’a pas retenu l’existence d’une aggravation situationnelle qui est distincte de l’aggravation physique et qui correspond aux modifications et à l’évolution des conditions de vie.
Il précise que le dispositif du jugement du 15 octobre 2009 ne comporte aucune référence relative à son préjudice professionnel et à son indemnisation ; que la motivation retenue ne peut pas être invoquée pour le compléter et méconnaît l’objet de l’autorité positive de chose jugée ; que sa réclamation tend à l’indemnisation d’un préjudice nouveau, né lorsqu’il a souhaité évoluer dans son métier de docker, qui n’avait pas été apprécié ni indemnisé auparavant puisqu’il était mineur, et qui constitue en lui-même une aggravation de son dommage, laquelle ne nécessite pas d’avoir été réservée dans le jugement de liquidation de l’indemnisation initiale ; que son préjudice, qui est en lien direct et certain avec le fait traumatique initial, doit faire l’objet d’une réparation intégrale.
L’article 122 du code de procédure civile prévoit que constitue une fin de non recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
Selon l’ancien article 480 du même code dans sa version applicable au litige, le jugement qui tranche dans son dispositif tout ou partie du principal, ou celui qui statue sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident a, dès son prononcé, l’autorité de la chose jugée relativement à la contestation qu’il tranche. Le principal s’entend de l’objet du litige tel qu’il est déterminé par l’article 4.
L’article 1355 du code civil précise que l’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité.
En application de la règle de la concentration des moyens et du principe de l’autorité de la chose précédemment jugée, toute demande qui tend à faire à nouveau juger la prétention initiale, par la présentation d’un nouveau moyen qui n’aurait pas été développé dès la première instance, est irrecevable.
En revanche, l’irrecevabilité de la nouvelle demande est écartée si la situation de droit ou de fait a été modifiée après la demande initiale. Une nouvelle demande d’indemnisation au titre du même fait, même en-dehors de toute aggravation de l’état séquellaire de la victime, est possible lorsque cette demande se fonde sur un élément qui ne s’est révélé qu’après la décision initiale. Cela inclut donc tous les nouveaux éléments de préjudice que les juges, ayant statué initialement, n’ont pas pu prendre en considération faute d’en avoir eu connaissance.
En l’espèce, lors de l’instance de liquidation des préjudices, les parents de M. [N] ont formulé une demande tendant à voir réserver le dommage de leur fils mineur lié notamment à l’incidence professionnelle. Elle a été rejetée par le tribunal aux termes du dispositif de son jugement du 15 octobre 2009 libellé ainsi : ‘Déboute les parties de toutes demandes plus amples ou contraires’. Aux termes de ses motifs, le tribunal a estimé que le principe de ce préjudice n’était pas démontré compte tenu de l’âge de M. [N] né en 1996 qui était écolier. Il a ajouté que si, dans le futur, la victime subissait une aggravation de son état en relation avec l’accident initial qui l’empêcherait de reprendre ou de poursuivre partiellement ou totalement l’activité professionnelle qu’elle pratiquerait, elle disposerait alors d’une nouvelle action fondée sur cette aggravation.
La nouvelle action engagée personnellement par M. [N], désormais majeur, tend à la réparation d’un préjudice patrimonial qu’il prétend subir depuis son entrée dans la vie professionnelle, comme docker salarié le 24 février 2014, en raison de son impossibilité à évoluer dans ce poste et dans sa rémunération du fait de son handicap visuel. Ces éléments ne sont survenus que plusieurs années après le jugement irrévocable du 15 octobre 2009. L’aggravation situationnelle de M. [N] dans l’exercice de son activité professionnelle, qui se distingue de l’aggravation fonctionnelle, constitue une circonstance nouvelle permettant de déclarer son action recevable sans que l’autorité de la chose jugée attachée au jugement du 15 octobre 2009 puisse lui être opposée.
La décision du premier juge déclarant irrecevables les demandes de M. [N] sera infirmée.
Sur le bien-fondé de l’action
M. [N] fait valoir qu’il subit une dévalorisation sur le marché du travail et une évidente perte de chance de promotion professionnelle de 100 % du fait de son handicap à l’oeil droit car il a été déclaré inapte à passer le permis de conducteur d’engin, ce qui le contraint à rester cantonné à un poste de base de saisie et de désaisie des bateaux au gré de leurs arrivées, de sorte qu’il subit les éventuelles baisses/incertitudes/irrégularités du trafic maritime ; qu’au contraire, les chauffeurs d’engins, appelés chauffeurs cavaliers, ont toujours du travail ; que la différence de salaire mensuel est de 1 018,25 euros.
Il ajoute que, faute d’évolution de carrière et donc d’augmentation de revenus, il va subir une perte partielle de ses droits à la retraite.
M. [I] répond qu’avant la survenance du fait dommageable, la perte de chance d’accéder au poste de chauffeur cavalier dont se prévaut M. [N] n’était ni certaine, ni actuelle ; que l’accès à ce poste n’est pas automatique ; que la chance d’occuper un tel poste ne peut donc pas être de 100 % ; qu’en outre, l’état de santé stable de M. [N] ne le prive pas de toute évolution de carrière dans le port du [Localité 6] ; que la perte de chance de promotion professionnelle alléguée n’est pas sérieuse ; que le préjudice invoqué est exagérément hypothétique.
La société d’assurance Aréas Dommages réplique que ne peut pas être retenue une perte de chance d’accéder au poste de docker cavalier de 100 % ; que l’accès à celui-ci n’est pas automatique ; qu’il existe une possibilité d’échec à la certification de qualification professionnelle ; que le nombre de ces postes n’est pas illimité, et que M. [N] ne justifie pas à partir de combien d’années d’expérience un jeune docker peut espérer en moyenne obtenir un tel poste ; que le domaine des dockers est en tout état de cause soumis aux aléas quant à la régularité de l’activité ; qu’en définitive, la preuve de l’imputabilité d’une prétendue perte de chance d’accéder à des postes plus qualifiants et d’une prétendue baisse de l’activité possible, au handicap résultant de l’accident de 2006, n’est pas rapportée.
Elle indique à titre infiniment subsidiaire que la perte de chance d’accéder au poste de docker conducteur d’engin ne peut pas excéder 60 % ; que l’attestation de l’employeur de M. [N] ne suffit pas à établir la base de calcul de l’indemnisation ; que ce dernier doit fournir des éléments officiels et vérifiables (par exemple, des grilles de salaires, la convention collective) ; que la perte de revenus se calcule en net et pas en brut, soit la somme mensuelle de 785 euros, d’où une annuité de
9 420 euros qu’il faut capitaliser au moyen du barème de capitalisation de référence pour l’indemnisation des victimes élaboré par des actuaires certifiés de sociétés d’assurance et publié en 2021.
Elle précise enfin que, dès lors qu’est appliqué un euro de rente viager dans le cadre de la capitalisation de l’incidence professionnelle, le préjudice de retraite est réparé et ne peut pas être de nouveau sollicité.
En l’espèce, le Dr [H], médecin du travail au sein du service santé au travail des ouvriers dockers, a indiqué le 16 janvier 2017 que M. [N] avait, à la suite de son traumatisme de l’oeil droit survenu en 2006, une acuité visuelle à droite de 1/20ème qui ne lui permettait pas de prétendre à une autorisation de conduite professionnelle. Elle a ajouté que le handicap visuel qu’il présentait lui limitait l’accès aux différents postes de dockers tels que conducteur d’engins et poids lourds et freinait son évolution de carrière et son revenu.
La Sas Dockers de Normandie, employeur de M. [N] depuis 2014, précise que ce dernier occupe un poste de catégorie 1 (commis, saisisseur, grimpeur) et ne peut pas prétendre à un poste de catégorie 3 correspondant à celui de conducteur d’engins de manutention compte tenu de son inaptitude médicale pour la vision. Elle indique que tout salarié peut accéder à ce poste dès lors qu’il répond aux exigences suivantes :
– être reconnu apte médicalement,
– avoir suivi la formation adéquate en interne de quatre semaines,
– avoir obtenu le certificat professionnel (Cqp) et l’autorisation de conduite du chef d’établissement.
Elle ajoute qu’à l’issue de la formation, le taux de réussite est compris entre 90 et 100 % et que l’accès au poste permet au salarié d’avoir un grand nombre de qualification et ainsi une polyvalence maximale, ce qui n’est pas négligeable dans les affectations de travail dans un domaine professionnel fortement soumis aux aléas du trafic maritime. Elle précise que le fait de ne pas pouvoir accéder aux postes de conducteur d’engins réduit de 2/3 les possibilités d’affectation de travail.
La preuve est ainsi apportée de la causalité directe et certaine entre les séquelles oculaires de M. [N] causées par l’accident du 31 mars 2006 et la limitation des possibilités professionnelles qui lui sont offertes dans le cadre de son emploi de docker. Cette incidence professionnelle se concrétise par une perte de chance actuelle et certaine d’accéder à un poste de catégorie 3.
La réparation de la perte de chance perdue doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée. Elle ne peut donc être égale qu’à une fraction du préjudice subi par M. [N].
Comme justement avancé par les intimés, le respect des conditions précitées prévues pour l’obtention du poste de conducteur d’engins, autres que l’aptitude médicale, constitue un aléa, le taux de réussite étant évalué entre 90 et 100 %. Les collègues de travail de M. [N] occupant ce poste attestent par ailleurs qu’il s’agit seulement d’une faculté d’évolution.
Doivent également être pris en compte les aléas des missions confiées au docker cavalier en fonction de l’activité portuaire. Le co-directeur de la Sas Dockers de Normandie indique, dans son attestation du 29 mars 2018, que les dockers sont employés par plusieurs sociétés sous contrat à durée déterminée d’usage constant conformément à la convention nationale de la manutention portuaire. Selon l’attestation de l’employeur de M. [N], il a employé M. [U] comme docker occupant lesdites fonctions de manière régulière.
Par contre, un total minimal d’années passées dans l’emploi de docker pour prétendre au poste de catégorie 3 n’est pas requis au nombre des conditions. Cet argument de la société d’assurance Aréas Dommages, tiré d’une expérience minimale, n’est pas fondé.
En définitive, la perte de chance de M. [N] est évaluée à 70 %.
Pour calculer le capital réparant ce préjudice, M. [N] se réfère à un courrier de son employeur, constituant sa pièce 20. La Sas Dockers de Normandie y précise qu’en 2019, le salaire brut mensuel pour un poste de la catégorie 1 était égal à
1 596,04 euros et, celui pour un poste de la catégorie 3, à 2 614,29 euros. Il en déduit une différence mensuelle de 1 018,25 euros.
Cette différence dans les traitements est corroborée par une attestation du co-directeur de la Sas Dockers de Normandie du 19 janvier 2017 selon laquelle le taux horaire de rémunération de M. [N] était de 9,87 euros alors que, s’il avait été chauffeur, son taux serait de 14,10 euros. Elle est également confirmée par la comparaison entre le bulletin de salaire de M. [N] et celui de M. [U], tous deux jeunes dockers, de janvier 2019.
Toutefois, comme le souligne la société d’assurance Aréas Dommages, le montant de cette différence doit être prise en compte en net, soit la somme mensuelle de
785 euros (salaire net de 2 014 euros pour un poste de la catégorie 3 ‘ salaire net de 1 229 euros pour un poste de la catégorie 1), d’où une différence annuelle de
9 420 euros.
Sera retenu, comme le propose la société d’assurance, le prix de l’euro de rente viager de 50,67 pour un homme âgé de 26 ans en 2022 prévu par le barème de capitalisation de référence pour l’indemnisation des victimes édité en 2021 par la fédération française de l’assurance, qui est plus favorable à M. [N] que celui de 31,58 sur lequel il s’est basé dans son calcul. La prise en compte de l’euro de rente viager répare la perte des droits à la retraite de celui-ci, de sorte que sa réclamation présentée distinctement à ce titre sera rejetée.
Sur le total de 477 311,40 euros (9 420 euros × 50,67) tel que proposé par la société d’assurance Aréas Dommages, est appliquée la fraction de 70 % de la perte de chance.
En définitive, M. [I] et la société d’assurance Aréas Dommages seront condamnés in solidum à payer à M. [N] la somme totale de 334 117,98 euros.
Sur le recours en garantie de M. [I] contre la société d’assurance Aréas Dommages
L’article 954 alinéa 3 du code de procédure civile prévoit que la cour ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif et n’examine les moyens au soutien de ces prétentions que s’ils sont invoqués dans la discussion.
Dans le cas présent, aux termes du dispositif de ses écritures, M. [I] a sollicité la mise en jeu de la garantie de son assureur.
Toutefois, il n’a exposé aucun moyen afférent dans la partie discussion de celles-ci.
Il sera donc débouté de sa réclamation formée à l’encontre de la société d’assurance Aréas Dommages.
Sur les demandes accessoires
Le jugement sera infirmé en ses dispositions sur les dépens et les frais de procédure.
Parties perdantes, M. [I] et la société d’assurance Aréas Dommages seront condamnés in solidum aux dépens d’appel, avec bénéfice de distraction au profit de l’avocat qui en a fait la demande.
Il n’est pas inéquitable de les condamner également in solidum à payer à M. [N] la somme de 5 000 euros au titre des frais non compris dans les dépens que celui-ci a exposés.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe :
Infirme le jugement entrepris,
Et statuant à nouveau,
Déclare M. [Y] [N] recevable en son action,
Condamne in solidum M. [C] [I] et la société d’assurance Aréas Dommages à payer à M. [Y] [N] la somme totale de 334 117,98 euros en réparation de son préjudice d’incidence professionnelle recouvrant son préjudice de carrière et sa perte de droits à la retraite,
Condamne in solidum M. [C] [I] et la société d’assurance Aréas Dommages à payer à M. [Y] [N] la somme de 5 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,
Déboute les parties du surplus des demandes,
Condamne in solidum M. [C] [I] et la société d’assurance Aréas Dommages aux dépens de première instance et d’appel, avec bénéfice de distraction au profit de Me Pascal Huchet de la Scp Huchet Doin, avocats, en application de l’article 699 du code de procédure civile.
Le greffier, La présidente de chambre,